Par Roland Bélizaire
En réaction préliminaire à l’article de Camille Loty Malebranche relative à la lettre publique d’un collectif d’organisations populaires, demandant le non-renouvellement de la MINUSTAH [1]
Soumis à AlterPresse le 7 septembre 2007
“ Something is rotten in the State of Denmark”
Il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark
W. Shakespeare, Hamlet, Marcellius, acte I,. Scène 4.
In Jacques Sapir, Les économistes contre la démocratie, p.2
L’année 2006 a vu déferler pour une nouvelle fois dans la vie du peuple haïtien une situation chaotique, d’incohérence et d’inintelligibilité, au point qu’au niveau macro-social et politique, la majorité de la population a souffert d’un nouveau syndrome ou d’un nouveau complexe : le complexe du chaos. Ce dernier s’explique par cette angoisse inouïe, par la peur qu’éprouve la majorité des citoyens de voir que tout soit chambardé, que le rêve de la démocratie ne s’éloigne davantage, que la violence de toutes sortes ne continue à s’enliser et que le pays ne devienne qu’un simple appendice, qu’un simple comptoir de la communauté internationale. Le syndrome du chaos conduit à une tiraillerie, à un double mouvement de pathologies contraires et simultanées : une crise d’inertie, de fatalité, d’hésitation et d’impuissance et un sentiment de révolte, de colère, une volonté de dire non, de dire basta !
En effet, à priori, comment concevoir une société démocratique sur fond de dépendance politique, économico-financière et sur fond de violence ? Admettons un moment comme le disent les Romains que “ Civis pacem para bellum”, autrement dit, que cette violence soit une violence alternative, c’est-à-dire qu’elle est l’arme stratégique d’un nouveau projet de société, d’une nouvelle démocratie. Or, si cette même violence ne remet pas en question la dynamique de la dépendance, alors elle ne peut vouloir être alternative ni promotrice d’une nouvelle société démocratique. Ou, si cette violence est alimentée par les mêmes acteurs qui réclament à la fois plus de démocratie et plus de dépendance, prétendant que globalisation l’oblige, elle n’est qu’une arme de démagogie et de marchandage politique.
La démocratie exige de la démocratie totale
La démocratie que la communauté internationale en complicité avec certains acteurs locaux veut importer en Haïti ne semble avoir rien de démocratique dans son essence. L’apparence redorée par la réalisation des élections présidentielles, le 7 février 2006, après maints reports, le plus grand effort de la communauté internationale pour l’année 2006, en dépit de certaines controverses sur les résultats et sur la violence de rue que les résultats ont failli provoquer. Mais au fond, cette démocratie semble viser la mise sous tutelle des institutions de l’Etat à commencer par la Police nationale, la violation de la souveraineté, la manifestation de sentiment de mépris face aux nationaux, les violations des droits humains, le renforcement de la dépendance financière et économique du pays.
La communauté internationale à travers la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation d’Haïti, (MINUSTAH) se veut et se croit indispensable pour la restauration de la paix dans le pays et pour la promotion d’une société démocratique. Alors que jamais dans le pays, même au cours de la période
du coup d’Etat militaire de 1991-1994, la violence n’avait atteint ce point de paroxysme. D’un autre coté, toute la vision stratégique de la démocratie et du développement du pays est élaborée de façon totalement verticale par les experts locaux et internationaux de la communauté internationale, autrement dit, sans la moindre participation des communautés locales de citoyens. La population ne devient qu’une simple consommatrice du produit démocratique qu’elle finira peut-être par acheter grâce au marketing et au dumping politiques.
Comme ce fut le cas de la démocratie athénienne, les libres jouissaient de tous les délices d’une société démocratique : participation à la gestion de la cité, élection par suffrage direct des représentants, égalité dans la prise des décisions lors des assemblées, etc. Alors que les non-libres n’avaient aucun droit [2]. La société coloniale avait cette même allure démocratique. La première occupation américaine d’Haïti (1915-1934) pratiquait peu ou prou cette même forme de démocratie mitigée. Un pays occupé, quelle que soit la forme de cette occupation, ne peut prétendre être un pays démocratique. Cela, au contraire, crée un biais à la base de la démocratie, un déficit de droit et de légitimité des élus ou pas des dirigeants de l’Etat et jette ainsi les bases de sa remise en question et de son instabilité. La contrefaçon démocratique ne peut qu’hypothéquer dans le pays la volonté et les démarches présentes et futures pour l’établissement d’une véritable société démocratique dans un pays souverain à tous les niveaux.
Jacques Sapir [3] en discutant de la légitimité et la question de la souveraineté soutient que “ […] La souveraineté implique que la communauté sociale et politique ait la possibilité de faire pleinement appliquer les principes du droit qu’elle a décidés. Une souveraineté qui ne pourrait dire qu’une partie du droit comme un droit qui ne s’appliquerait que sur des segments de la communauté sont des contradictions dans les termes. Il faut donc que la possibilité de dire le droit soit pleine et entière ou que la communauté prenne conscience qu’elle a été privée de sa souveraineté. En ce sens, la souveraineté fait tout autant référence à un espace qu’à un mécanisme d’inclusion/exclusion, à une principe qu’à l’ensemble des domaines sur lesquels se manifestera la vérification de ce principe. Le souverain est donc, par nature, au-dessus de tout statut constitutionnel – qu’il soit politique ou éventuellement économique- puisqu’il le crée”.
Les agissements du PNUD comme véritable banquier du pays, les agissements des agents de la MINUSTAH qui n’accepteraient de comparaître devant aucun juge dans le pays alors qu’ils sont enclins à commettre des abus et des violations des droits humains [4], corroborent bien, que les véritables souverains ce sont eux. De fait, ce sont eux qui fixent les règles du jeu, les principes de cette démocratie taillée sur mesure et les moyens de la justifier.
La remise en question de la souveraineté nationale et politique de l’État renforce indéniablement la dépendance économique et financière du pays. L’adage dit « qui finance commande ». Adam Smith, l’un des principaux fondateurs de la pensée économique libérale, disait déjà que « la défense vaut mieux que l’opulence ». La bonne gouvernance économique tant recommandée par les Institutions
internationales de financement (BM, FMI, BID, UE, SFI) est orientée depuis en amont vers une politique de mise sous tutelle de l’Etat, de l’économie et de la finance du pays, via les programmes d’ajustement structurel ou de réduction de la pauvreté.
Les différentes rencontres effectuées en 2006 avec les bailleurs de fonds internationaux et les promesses vaines en résultant illustrent, entre autres choses, cette relation de dépendance du pays à l’égard de la communauté internationale [5]. Une fois que les droits à l’auto-détermination des peuples sont violés, tous les autres droits y afférents et contingents comme le droit au développement et d’autres droits internes, le sont également. Et cette opération de dépendance totale ne se fait pas sans heurt et ni sans violence.
La violence comme pathologie sociale
A la page 5 du Bulletin trimestriel du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), numéro 5 du mois de décembre 2006, nous découvrons que « de janvier jusqu’au 20 décembre 2006, un nombre de 755 morts par balles dont 36 policiers au moins et 4 agents de la MINUSTAH sont répertoriés à travers la capitale », ou que « selon les organisations féminines, au moins 550 victimes de violences sexuelles ont été enregistrées au cours de l’année ». Cependant, ces informations n’indiquent rien sur les mobiles de ces actes de violences.
La violence est un fait social. Elle est la base et elle est axiomatique à tout système de domination entre les hommes. La violence peut posséder différentes caractéristiques. Elle peut être fondamentale et permanente, passagère ou conjoncturelle, et /ou guerrière.
Nous nous donnerons ici la peine d’élucider les deux premières formes de violence.
La violence fondamentale et permanente résulte des rapports de pouvoir et de domination entre les classes dans une société donnée. Elle est donc exercée sous une forme plus subtile, institutionnelle et étatique et dont le dosage dépend d’une part, de l’évolution des contradictions et des rapports de force entre les groupes et classes antagoniques, de l’organisation civilo-politique et militaire de ces groupes et classes en question, et d’autre part, du régime politique et économique en question. André Corten [6] a fait remarquer que « Dans l’Etat de droit, les droits ne sont plus affirmés dans toute leur pureté, ils sont négociés. La violence physique est résiduelle mais les droits négociés sont empreints de la violence des inégalités de base. »
Cette violence peut prendre des formes résiduelles basées sur la haine, la frustration, la jalousie, l’ignorance des mécanismes de domination et de la violence fondamentale. Ces violences résiduelles peuvent être manifestées de façon individuelle, personnelle ou collective. En outre, quand ces sentiments violents ‘’’légitimes’’ sont manipulés à tort ou à raison, la réaction peut paraître incommensurable. La vague de violence qui se déferle dans le pays au cours de l’année 2006 semble en grande partie découler de cette dernière logique.
La violence passagère et conjoncturelle est rencontrée à la suite d’un évènement politique et/ou sociale ayant excité les nerfs de certaines personnes ou catégories sociales conjoncturellement opposées. C’est le cas par exemple de la violence entre les fanatiques de deux équipes de foot-ball, les rixes et les bagarres de rue. La violence conjoncturelle et passagère peut être également explosion pendant un laps de temps des contradictions à la base du premier niveau de violence. Tel est le cas des violences politiques perpétrées au cours de manifestations des masses, des syndicats et des étudiants par la police et autres groupes opposés aux manifestants.
Cependant, ces deux grands niveaux de violence sociale peuvent se recouper dans un moment donné et aient à la base une contingence de motifs rationnels tout en priorisant les motifs fondamentaux et de classe de la violence. A notre avis, et dans le cas d’Haïti où il n’existe ni de guerre de religion, ni de guerre ethnique, rien ne peut expliquer certains cas d’assassinat de personnes kidnappées sinon que la force de la haine (sous l’effet de la drogue ou non, sous l’effet de la manipulation de toutes sortes ou non), le refus d’être toujours et éternellement la victime. Corten eût à classer comme forme de violence la déshumanisation, la désolation [7]. Il explique que « La désolation est la condition de la personne qui, vivant dans la promiscuité, la peur, la saleté, la maladie et la sous-alimentation, perd tout contact avec elle-même, n’a plus de vie privée et vit l’expérience de non appartenance au monde ».
Cette brève tentative de répertorier et de sérier le concept de violence dans la réalité haïtienne peut se révéler payante face à la confusion et aux solutions proposées par certains acteurs et experts nationaux et internationaux. Lesquelles solutions dont les unes sont tantôt cyniques (comme la politique de terre brûlée ou la thèse de dommages collatéraux), les autres, farfelues (récupération/insertion de certains éléments au sein des institutions étatiques, négociations occasionnelles avec certains chefs de gangs). Si le diagnostic et l’historicité de la violence dans le pays ne sont pas bien dressés et cernés, les solutions seront également incohérentes et vaines. Or les conséquences des différents actes de violence (viol, assassinat, privation de besoins de base et droits élémentaires, bastonnade, torture, etc,) ont des conséquences graves et diverses : frustrations, augmentation du taux de la délinquance juvénile, prostitution, stress permanent, migration interne et externe, augmentation de la pauvreté, etc.
En guise de conclusion, la dynamique du cercle vicieux
Le modèle de démocratie à double vitesse, atrophiant la construction d’une société réellement démocratique, entraînant davantage l’instabilité dans le pays par une stabilité volatile et artificielle, renforce la dynamique de la dépendance politique et économique et les inégalités sociales locales et internationales. Ainsi, sans un bond qualitatif, la dynamique du cercle vicieux ne pourra pas être défaite. Car, plus le pays est dépendant financièrement et politiquement, plus la démocratie y est biaisée et considérée comme une dictature pour la majorité de la population, plus la violence de base, la violence fondamentale est alimentée. La société fonctionne donc comme une bombe à retardement ou un baril de poudre prêt à exploser. Il suffirait d’une goutte d’eau de manipulation, de conscientisation ou de dollarisation d’une fraction des victimes de la violence de base, et tout explose. Et de là, la communauté internationale avec sa camisole de solutions toutes faites, serait toujours prête à venir pour stabiliser la situation. Ainsi, on recommence à faire le tour du cercle.
[1] L’auteur indique ce texte a été écrit sur la demande d’un organisme non gouvernemental dans le cadre du bilan de l’année 2006
[2] Voir Roland BELIZAIRE, http://www.alterpresse.org/spip.php?article5421 – Démocratie et mythes de la démocratie
[3] Jacques SAPIR, Les économistes contre la démocratie, p.189
[4] Voir entre autres documents, celui du Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), Février 2004-Juin 2006, Regard sur la situation générale des droits humains en Haïti, sous le gouvernement intérimaire, Juillet 2006, pp.16-18
[5] Voir Roland BELIZAIRE, http://www.alterpresse.org/spip.php?article4947, Quelle alternative à la dette externe ? et http://www.alterpresse.org/spip.php?article4485, Quand le Ministre des Finances s’intéresse brusquement au social
[6] Chemins critiques, Vol. V, No.2, octobre 2004, De la violence, p.27
[7] Chemins critiques, op.cit., p.30