« Un salaire minimum trop bas décourage l’investissement étranger, en augmentant l’insécurité sociale »…
Soumis à AlterPresse le 14 août 2007
Par Daniel Simidor *
Avec l’avènement de la loi Hope aux Etats-Unis d’Amérique, qui annonce un nouveau boom dans l’industrie du textile en Haïti, une mise à jour du salaire minimum devient un impératif auquel la société haïtienne doit faire face en toute urgence. Les patrons et les syndicalistes, qui s’étaient mis d’accord en 2003 pour rédiger un « Nouveau contrat social » pour Haïti, pourront difficilement nous contredire !
La masse salariale au niveau des industries d’assemblage s’est non seulement contractée à 90% (elle est passée de 65,000 ouvriers en 1982 à 4,000 seulement au cours de ces dernières années), elle s’est aussi appauvrie de manière absolue, même si les chiffres semblent nous contredire à première vue.
Salaire minimum et peau de chagrin
A la fin des années 1970, le salaire minimum légal en Haïti était de 15.00 gourdes ou $3.00 par jour [1]. L’ouvrier haïtien gagnait, pour une journée de travail, ce que l’ouvrier aux Etats-Unis gagnait en une heure, c’est-à-dire 12.5% du salaire minimum états-unien.
Entre-temps, le salaire minimum aux Etats-Unis est passé à $5.15 en 1996, pour monter à $7.25 en ce mois d’août 2007. Tandis qu’en Haïti, le salaire minimum passa à 36.00 gourdes en 1994, pour atteindre les 70.00 gourdes en 2003. Mais, la gourde ne vaut plus ce qu’elle valait autrefois, si bien que les 70.00 gourdes du salaire minimum légal ne valent plus aujourd’hui que $2.02, soit une chute d’un tiers par rapport au salaire des années 1970.
Avec la chute catastrophique de la gourde par rapport au dollar, chaque prétendue augmentation du salaire de base aboutit à une réduction en valeur réelle : de $3.00 (15.00 gourdes) en 1982, à $2.40 (36.00 gourdes) en 1994, à $2.02 (70.00 gourdes) aujourd’hui.
Pour correspondre à ce qu’il représentait il y a 25 ans, le salaire minimum devrait passer immédiatement à 105.00 gourdes, tandis qu’il devrait monter à 180.00 gourdes, et graduellement jusqu’à 250.00 gourdes, pour maintenir son rapport de 12.5% avec le salaire minimum aux Etats-Unis d’Amérique. Ce rapport est loin d’être équitable, comme nous allons le voir, mais il représente un salaire vivable qui devrait avoir force de loi.
Lier la base salariale, dans les zones franches, au taux des salaires aux Etats-Unis d’Amérique est judicieux et pratique, lorsqu’on considère l’origine et la destination des marchandises qui s’y produisent.
Dans le cas du textile, le découpage, la couture, le lavage, le passage et l’emballage des nouveaux vêtements se font en Haïti, tandis que le modelage, le marketing et la distribution se font aux Etats-Unis d’Amérique. La toile et les machines à coudre viennent des Etats-Unis, et les produits finis y retournent directement. Seul l’assemblage, c’est-à-dire la force de travail nécessaire pour la transformation de la matière première en produit fini, a son origine en Haïti.
Certains diront qu’une augmentation du salaire minimum à 180.00 gourdes abolirait les effets positifs de la loi Hope, que l’ouvrier haïtien gagne moins, parce qu’il est moins productif que son homologue étranger, et que le seul avantage comparatif d’Haïti c’est justement son salaire minimum dérisoire.
A cela, il nous faut répondre que 180.00 gourdes par jour, c’est à peine vivable pour un ouvrier et sa famille en région métropolitaine, qu’une telle augmentation est non seulement juste, mais parfaitement durable dans les zones franches, et qu’un salaire vivable est bénéfique pour l’économie et pour tout le pays.
Mondialisation et exploitation différentielle
Avec la mondialisation de l’économie, une super-exploitation dite différentielle se généralise.
Elle consiste, à l’intérieur d’une chaîne de production globale comme le textile, à payer des salaires différents à des ouvriers de nationalités différentes, contribuant tous à la même plus-value.
Cette politique de deux poids, deux mesures, structurellement hiérarchisée, n’attribue qu’une parcelle dérisoire de la valeur ajoutée aux ouvriers de la périphérie, qui, par la force des choses, subventionnent le train de vie des ouvriers des pays riches. La logique de cet apartheid global fait que l’ouvrière haïtienne / l’ouvrier haïtien ne gagne que quelques centimes pour la confection d’une chemise qui se vend à $15.00 ou $18.00 aux Etats-Unis d’Amérique [2].
On prétend, pour justifier cette discrimination structurelle, que la productivité des ouvriers de la périphérie est moindre que celle de leurs homologues des métropoles du Nord. Mais, une étude empirique démontre vite qu’en terme de valeur absolue, la productivité du travail est généralement la même d’un pays à l’autre, étant donné les mêmes intrants et facteurs de production [3].
On parle aussi de la valeur ajoutée, évaluée aux prix du marché, comme déterminant de la productivité. Essentiellement, la valeur ajoutée ne serait pas la même si le vêtement en question se vend pour $2.00 ou pour $18.00.
Mais, sans être indépendante du niveau de développement des forces productives, cette productivité, réduite au marché des prix, nous semble plus proche des dérives de l’offre et de la demande. Ce qui est clair dans tout cela, c’est que la rémunération du travail est loin, très loin, d’être équitable dans les rapports Nord/Sud.
En guise de comparaison, le salaire minimum par heure de travail est de 7.61 euro ($10.40) en France, de 4.80 livres sterling ($9.76) en Angleterre, et de $7.33 au Canada, tandis que le salaire journalier dans les industries d’assemblage est de 45 pesos ($4.00) au Mexique, de 38 yuans ($4.00) en Chine, de 39 quetzals ($5.19) au Guatemala, et de $5.60 au Honduras.
Par contre, en République Dominicaine, le salaire mensuel dans les zones franches varie de $97.00 à $150.00, alors que, dans l’industrie du sucre, les braceros n’ont droit qu’à 80.00 pesos ($2.00) pour une journée de travail.
Il n’y a qu’au Bangladesh où le salaire minimum est nettement inférieur à celui d’Haïti, soit $24.10 par mois. Mais, les ouvriers luttent avec acharnement là-bas pour remédier à cet état de choses [4].
Revenons maintenant au pourcentage, au maigre pourcentage, que les super-riches du centre global daignent consentir aux super-exploités d’Haïti.
Qu’on le veuille ou non, le statu quo à 70.00 gourdes est inadéquat et entièrement inacceptable. De grands barons de la sous-traitance l’ont même admis.
Un entrepreneur haïtien aurait confié à la journaliste nord-américaine, Amy Bracken, que les entrepreneurs haïtiens étaient conscients qu’ils devraient payer plus que le salaire minimum rongé par l’inflation [5]. Ce qui les retient, c’est sans doute la passivité des gouvernements en place et le taux monstre du chômage qui réduit la pression des syndicats à sa plus simple expression.
Avec des centaines de milliers de sans travail à leur disposition, les patrons peuvent payer ce qu’ils veulent. Et tant pis si les ouvriers et leur famille sont tenaillés par la faim... encore des millions que le patronat pourra investir de l’autre côté de la frontière !
Salaire minimum et société
Le salaire minimum est une affaire sociale qu’on ne saurait abandonner au seul patronat. Avec un salaire minimum trop bas, l’argent ne circule pas, l’économie s’atrophie, la misère se généralise, tandis que le crime augmente.
Aux Etats-Unis d’Amérique, le salaire minimum à $5.15 ne retenant que les adolescents, les sans papiers et les gens sortis de prison, les jeunes des quartiers pauvres préféraient s’engager dans l’informel ou dans l’illégalité.
Dans certains pays comme la République Dominicaine, le salaire minimum change d’un secteur à l’autre de l’économie.
Chez nous, le gouvernement prélève une tranche importante du budget, déjà maigre de secteurs vitaux comme l’agriculture, l’éducation et la santé, pour renforcer les infrastructures dans les zones franches et les parcs industriels (routes, électricité, téléphonie, etc.), sans compter les tarifs réduits dont jouissent ces secteurs.
En retour, le gouvernement et la société se doivent d’exiger un salaire vivable pour les ouvriers et leur famille. Autrement, les compradores dominicains continueront d’affluer dans les zones franches frontalières pour exploiter la classe ouvrière haïtienne dans les conditions déplorables que l’on sait [6].
Prétendre qu’un salaire minimum de 180.00 gourdes découragerait l’investissement étranger est un argument spécieux : la République Dominicaine, où le salaire industriel de base est le triple de celui d’Haïti, excède chaque année son quota préférentiel sur le marché américain, à tel point qu’elle achète à vil prix une bonne partie du quota haïtien dans cette combine de zones franches frontalières.
C’est plutôt le contraire qui serait vrai : un salaire minimum trop bas décourage l’investissement étranger, en augmentant l’insécurité sociale.
Une campagne nationale et internationale, pour sensibiliser l’exécutif et le parlement haïtiens, est à l’ordre du jour. Le salaire industriel de base en Haïti devrait se situer, à moyen terme, entre 180.00 gourdes et 250.00 gourdes ($5.15 à $7.25), pour regagner son ancienne place dans la division internationale du travail. Le montant optimum serait à débattre.
*L’auteur milite dans les milieux de l’émigration à New York, et peut être contacté par email à l’adresse suivante : simidor@gmail.com
[1] Le $ en question dans ce texte est le dollar américain. Le soi-disant « dollar haïtien » reste une aberration.
[2] Samir Amin, “Maldevelopment : Anatomy of a Global Failure.” rrojasdatabank.org/uu32me00.html
[3] Gernot Köhler, “A Critique of the Global Wage System.” http://www.caei.com.ar/es/programas/teoria/14.pdf
[4] I.L.O. minimum wages database, http://www.ilo.org/travaildatabase/servlet/minimumwages
[5] Amy Bracken, “Minimum Wage in Haiti Not Enough to Survive.” haitisupport.gn.apc.org/Bracken.html
[6] AlterPresse, “Violation systématique des droits des travailleurs dans la zone franche de Ouanaminthe. ” http://www.alterpresse.org/spip.php?article1486