La lecture de différents textes de Marx est enthousiasmante. Elle nous ouvre une perspective supplémentaire dans la compréhension et le questionnement de l’évolution du monde en rapport à la division sociale du travail et des incidences de celles-ci sur le fonctionnement des sociétés.
Marx, à travers son abondante production intellectuelle, nous permet de faire le lien entre la société rêvée - sans classes, sans exploitation, sans Etat, bref la société communiste (à venir) - et l’état des rapports entre les hommes.
S’agit-il de la même égalité (celle de la préhistoire où l’homme ne dépassait pas le cadre de simples rapports routiniers avec la nature : cueillette, chasse, partage du fruit de leur labeur) ?
Ou s’agit-il de préférence d’une égalité à concevoir sans omission contextuelle ? c’est-à-dire d’une égalité à inscrire dans la mouvance d’un système en crise, celui qui a suivi la société médiévale hiérarchisée (dans divers pays européens) et qui tendait vers un nouveau paradigme, une vision du progrès, une vision du futur, une vision axée sur la laïcisation (sécularisation) et qui promettait l’égalité des chances.
L’impasse dans laquelle s’est trouvée cette vision a été assimilée à une crise de la modernité. Et c’est dans ce malaise, cette quête de sens, de nouveaux repères que la sociologie a émergé et que, plus particulièrement, la réflexion de Marx et divers autres courants sociologiques ont pris corps.
Marx adresse la problématique des classes sociales sous l’angle du matérialisme scientifique et les met en interaction avec les composantes d’un solide complexe théorique, à savoir l’idéologie, la domination de classe, la conscience, l’Être des hommes, la division du travail, l’Etat et sa finalité, le capitalisme en regard du conflit Bourgeoisie - Prolétariat et de la bipolarisation sociale.
Marx analyse sans concession les inégalités sociales et ses différentes manifestations à l’ère de la modernité, du capitalisme, en crise et appelé inexorablement, selon lui, à dépérir.
Il analyse ces inégalités de manière pointue et prolifique. Ces inégalités ont en fait commencé à apparaître dès lors que l’homme parvenait à dominer la nature et (que) le travail, strictement manuel (à l’ère préhistorique), entrait dans une phase de diversification et de sophistication à l’ère de la modernité, de l’accumulation du capital.
A travers sa théorie des classes sociales et la détermination des conditions devant concourir au renversement du système capitaliste et au cheminement vers le communisme - en passant par la dictature du prolétariat et le socialisme - Marx présente une vision très conflictuelle de l’histoire.
On ne peut qu’admettre avec Marx qu’il existe des classes sociales et que les couches les plus vulnérables, le prolétariat en particulier, sont exploitées par les détenteurs des moyens de production. Néanmoins, on ne peut que déplorer l’absence d’une approche dichotomique pour expliquer la dynamique interne et les contradictions (internes) de chaque classe.
De même, à propos de la marche inexorable vers la société sans classes, sans exploitation, sans Etat définie par Marx, on pourrait se demander s’il a suffisamment pris en compte le facteur du dynamisme des besoins à travers l’espace et le temps.
En outre, les conditions devant être réunies pour la pleine consécration du projet communiste réfèrent à une alliance parfaite devant d’abord impliquer le prolétariat, la seule classe révolutionnaire aux yeux de Marx, mais aussi la collaboration entre autres d’intellectuels progressistes.
Un tel processus risque d’être lent, concède Marx. Il peut l’être davantage dans la société contemporaine où la superstructure idéologique ne s’est jamais autant consolidée, mettant ainsi à rude épreuve la conscience en soi et la conscience pour soi.
Sur la même lancée, on ne peut s’empêcher de cogiter à propos des deux objectifs fondamentaux du socialisme, à savoir la libération du travail (travail libre d’exploitation) et le temps libre (pour d’autres activités supérieures). Ces deux objectifs sont certes nobles. Ironiquement, on pourrait même parler de « paradis sur terre ». Pour dédramatiser, disons que Marx nous projette dans un avenir plus que lointain. Et qu’on tend vers un idéal dont l’atteinte relève d’une lutte et d’un parcours herculéens.
En faisant les remarques précédentes, nous gardons bien entendu à l’esprit le fait qu’il faut toujours conserver une très grande prudence quand on aborde les théories. L’œuvre de Marx, tout en étant colossale, ne doit pas être assimilée à une bible, à l’évangile. Sa contribution doit être située et mise en relation avec celle de ses contemporains, ses héritiers ou disciples, ses détracteurs, divers autres courants de pensée qui ont jalonné l’histoire de l’humanité.
Dans le cas haïtien, la mise à contribution de la réflexion de Marx - bien entendu sans à priori et avec une ouverture sur d’autres paradigmes, d’autres visions, d’autres façons de voir – pourrait faciliter une forte inclusion (une plus forte présence) de la démarche sociale dans le débat public.
En effet, en Haïti, « le manque de discussion sur les problèmes sociaux et économiques et sur les activités marchandes rend le Pouvoir, quoique tout puissant, incapable de s’appuyer sur l’opinion publique pour convaincre les masses que c’est par l’emploi, le travail et le progrès économique que leurs conditions matérielles seraient susceptibles d’être améliorées ».
Cette approche de la discussion suggérée par Frédéric-Gérald Chéry est assez proche de celle de certains penseurs de la modernité. « Selon Eric Weil, l’existence d’un Etat ne met pas fin aux luttes qui peuvent exister entre les différentes couches sociales. Ces luttes ne doivent pas nécessairement emprunter la voie de la violence. Les différentes couches peuvent privilégier les moyens de la négociation et de la discussion ».
Ces allusions à d’autres auteurs ne relèvent pas de la parade intellectuelle ou de digressions. Elles illustrent de préférence l’élasticité de la connaissance et suggèrent la posture théorique à avoir par rapport aux idées de Marx, c’est-à-dire un effort de distanciation intellectuelle qui permet de s’ouvrir sur Marx, sans pour autant se fermer sur d’autres écoles de pensée.
Dans le cas haïtien, une telle attitude pourrait nous permettre de situer, d’évaluer l’itinéraire, les fortunes diverses de la gauche haïtienne (communistes, sociaux-démocrates, réformistes, anarchistes, etc.) par rapport à la pensée marxiste, ce depuis les premiers communistes haïtiens comme Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis jusqu’aux plus récents (ceux-là qui se réclament encore de ce courant).
Bibliographie
MARX, Karl, Les classes et l’Etat, in MONTOUSSE, Marc, RENOUARD, Gilles, 100 fiches pour comprendre la sociologie, Paris, Bréal, 19.
ETIENNE, Jean, MENDRAS, Henri, Les grands thèmes de la sociologie par les grands sociologues, Ed. Armand Colin, Paris, Oct. 2004
RICOEUR, Paul, L’idéologie et l’utopie, in Les fiches de lecture de la Chaire D.S.O, http://www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/ricoeur.html
SALLE, Jean-Luc, Les classes sociales, CGT, sept. 2005, http://assoc.orange.fr/continuer.la.cgt/classesociale.htm
CHERY, Frédéric-Gérald, Société, économie et politique en Haïti (La crise permanente), Ed. des Antilles, P-au-P, sept. 2005
TOUSSAINT, Hérold, Violence et état moderne en Haïti (L’espoir de la raison en Haïti), Ed. Henri Deschamps, P-au-P, Mars 2006