(Par : Vario Sérant et Patricia Sanon)
Aborder la problématique de l’institution des faits économiques et sociaux commande de privilégier une approche diachronique et holistique. Autrement dit, de par la complexité de ces faits, il importe de les analyser au fil du temps, et non suivant un schéma étapiste, comme l’ont fait W. W. Rostow et les autres adeptes des théories de la mondialisation. Une telle posture théorique nous demande également d’accorder une attention particulière à la correspondance et aux interactions entre les relations sociales, les sphères économique et politique. Dans le cas d’Haïti, comment se pose une telle problématique ? Comment les faits émergent-ils ? Comment sont-ils validés ?
Haïti : Modernité de façade
En ce début de 21e siècle, Haïti offre l’image d’un pays qui présente, d’un point de vue formel, tout et son contraire. En effet, le pays est pourvu d’un ensemble d’institutions essentielles dans les « démocraties modernes ». Citons entre autres le Parlement, les partis politiques, les syndicats, un « Office pour la Protection du Citoyen », un paysage médiatique en expansion, un « Instititut du Bien-être social », et des organes de « protection sociale » proprement dits (ONA, OFATMA). Néanmoins, le pays donne l’impression de se doter de ces institutions ainsi que d’un arsenal juridique dans différents domaines par simple mimétisme, sans trop se soucier de leur congruence et efficacité, de leur concordance avec le vécu des citoyens et les pratiques sociales, (les pratiques) marchandes et économiques.
De même, on organise périodiquement des élections très onéreuses censées garantir l’alternance politique et le renouvellement des institutions. Mais l’impasse demeure en regard des conditions de vie de la population, de la stratification de la société et (en regard) d’un choix résolu à faire entre plusieurs futurs possibles.
Deux siècles après son indépendance, Haïti n’arrive pas à garantir à sa population l’éducation, la sécurité, la culture, le logement, une protection sociale adéquate. Les taux du chômage et de sous-emploi chronique oscillent entre 60 et 70% de la population active. Le pays dispose d’un appareil de production industriel incomplet et d’une insuffisance de main d’œuvre qualifiée et de cadres. En d’autres mots, Haïti conserve toutes les caractéristiques d’une société traditionnelle, à savoir l’orientation vers le passé, la pratique d’une agriculture de subsistance, l’existence de systèmes occupationnels simples, la réduction de la mobilité sociale et spatiale, la faiblesse du niveau d’éducation, l’absence de changement social (à proprement parler), la faiblesse du niveau du capital et la faiblesse du niveau de technologie.
Depuis plusieurs décennies, Haïti fait figure de cimetière par excellence des projets de développement successifs annoncés à grands renforts de publicité et financés à coup de millions par les pays « amis » d’Haïti et les institutions (financières) internationales. Toutes sortes de raisons sont généralement avancées pour expliquer ces échecs à répétition : la corruption des dirigeants haïtiens, l’instabilité politique chronique, l’incompétence, la mauvaise foi des élites et les diktats de certaines puissances étrangères. Mais très rares sont les considérations et argumentations qui orientent le débat sous l’angle de la reconnaissance (des droits) de tous les individus (dans la société), de la reconnaissance par l’Etat d’une dette envers les citoyens et (de) la définition (et la mise en œuvre) ipso facto, d’un projet global axé sur l’intérêt général, c’est-à-dire de toutes les couches de la société.
Institutions et encrage familial
Fritz Déshommes relève (l’existence de) deux pôles caractérisant l’économie haïtienne, à savoir « le pôle de rareté et de misère, où se trouvent les 85% de la population vivant en-deça du seuil de pauvreté absolue ; le pôle d’abondance et de gaspillage recouvrant 0,5% de la population qui se partage les 45% du revenu national ». L’auteur justifie cette situation par « les rapports sociaux de production et d’échange qui permettent aux uns de s’approprier des fruits du travail des autres à travers des mécanismes très connus (bas salaires aux ouvriers, termes de l’échange internes, rentes foncières, surprofits commerciaux, taux d’intérêts usuraires, politiques des recettes et dépenses de l’Etat, maîtrise de l’appareil d’Etat, etc.) » . Le blocage économique s’explique, de l’avis de l’économiste, par le maintien et la reproduction permanente de ces rapports.
Pour Frédéric-Gérald Chéry, la société haïtienne est marquée par la dualité élites / masses (élites / paysans). Les masses réfèrent aux pauvres qui dépendent de l’économie familiale ou des petits métiers des villes alors que les élites se rapportent aux couches dirigeantes contrôlant les sphères politique et économique de la société. « Le trait essentiel de cette société est que les besoins des gens sont résolus au sein de la petite propriété familiale et ne sont pas présentés en tant que besoins collectifs dont la satisfaction dépend de la politique de l’Etat ».
Cette caractéristique se révèle une constante dans la société haïtienne. En effet, pendant longtemps l’économie haïtienne a été une économie de subsistance où les familles cultivaient des produits alimentaires sur leurs petites parcelles. Et le travail se fait non sur une base monétaire, mais sur l’échange des forces physiques de travail (Combite, corvée, société). De cette économie découle des rapports sociaux de dépendance directe entre les paysans et les notables. Les premiers s’adressent aux seconds pour résoudre des problèmes sociaux, culturels et politiques au lieu de s’adresser à l’Etat. Celui-ci élabore des stratégies pour renforcer et maintenir le système tel qu’il est et non pour inverser la tendance. Ainsi, cette société donne naissance a deux grands groupes sociaux : la couche dirigeante qui domine sur le plan politique, culturel, économique et la faveur de l’Etat. La couche paysanne et les marginaux de milieu urbain qui sont pauvres où la famille demeure le cadre propice dans la satisfaction des besoins et la résolution des problèmes. Donc, les problèmes économiques et sociaux ne sont pas discutés entre l’Etat et les citoyens. Haïti offre l’image d’une société féodale où les rapports de fonctionnement sont semblables à un rapport cerf / seigneur (Chéry, 2005).
Espaces de discussion / Espace politique
L’impasse est d’autant plus préoccupante que l’espace permettant de débattre de ces problèmes se réduit. La presse, institution par excellence pouvant se prêter à un tel exercice se prélasse dans le conjoncturel, ne se donnant pas les moyens d’encourager ou de provoquer un réel débat sur les futurs possibles par rapport à la stratification actuelle. Or, dans la société moderne, c’est bien par le débat, l’argumentation que des voix autorisées émergent, que de nouvelles idées fassent fortune dans le cadre d’un processus d’intercompréhension.
Comme le note Jürgen Habermas, « une norme n’est légitime que si elle est fondée sur des raisons publiques résultant d’un processus de délibération. Dans cette perspective, tous les citoyens peuvent être invités à participer à ce processus et à coopérer librement ». Pour Habermas, l’Etat doit favoriser l’établissement de processus de développement communicationnel dans la société pour que les individus puissent se définir et se sentir inclus dans cette société. « Cependant pour avoir des chances égales de participer à des discussions d’ordre politique, il faut que tous les citoyens aient un accès égal aux connaissances liées à l’argumentation, à la prise de position et à la défense de vues morales. Sans cette dimension communicationnelle, il ne peut y avoir d’Etat de droit ».
Dans le cas d’Haïti, « les problèmes de la société ne s’expriment pas au niveau politique, lieu où les gens discutent de leurs problèmes sur la base de l’égalité des droits, en donnant lieu à un consensus justifiant l’action de l’Etat. Aucun lien institutionnalisé n’existe entre l’Etat et les citoyens. L’individu n’est pas un citoyen capable de formuler et revendiquer des droits, en ayant recours à un cadre juridique bien défini. Il se confine dans le rôle de spectateur soumis, déchargeant souvent ses requêtes à un notable ». Et Frédéric-Gérald Chéry d’ajouter : « le manque de discussion sur les problèmes sociaux et économiques et sur les activités marchandes rend le Pouvoir, quoique tout puissant, incapable de s’appuyer sur l’opinion publique pour convaincre les masses que c’est par l’emploi, le travail et le progrès économique que leurs conditions matérielles seraient susceptibles d’être améliorées ».
Stratification / Conflit / Totalité
La segmentation de la société haïtienne en deux pôles (élites/paysans+masses urbaines) pourrait nous mettre en Haïti, par-delà le conflit, dans une situation de totalité. Selon Alain Touraine, « le principe de la totalité n’est rien d’autre que le système d’action historique dont les adversaires, situés dans la double dialectique des classes sociales, se disputent la domination ». Selon Touraine, les mouvements sociaux importants mettent en cause l’orientation générale du système d’action historique, c’est-à-dire l’action d’ensemble de leur adversaire. L’auteur évoque aussi la possibilité pour que des « ultras » nient tout principe de totalité ; un comportement assimilable à des phases de rupture, non pas à un adversaire, mais à l’identification de l’adversaire au développement social. Cette approche de Touraine suppose une certaine prise de conscience de la part de l’acteur social historique. En ce sens, elle pourrait nous porter à faire un clin d’œil sur les notions de conscience en soi et conscience pour soi évoquées par Karl Marx dans le cadre de l’analyse de la problématique des classes sociales sous l’angle du matérialisme scientifique.
Selon Eric Weil, « l’existence d’un Etat ne met pas fin aux luttes qui peuvent exister entre les différentes couches sociales. Ces luttes ne doivent pas nécessairement emprunter la voie de la violence. Les différentes couches peuvent privilégier les moyens de la négociation et de la discussion ».
Société de rente
Le système est en crise. L’économie n’est pas perçue comme une suite d’activités collectives qui répondent aux besoins de tous. « L’organisation politique, économique et les traditions d’une société fondée sur l’agriculture qui répondent mal à la gestion d’une société moderne capable de développer son économie, en facilitant la production de biens collectifs, le renforcement d’un secteur industriel, la création d’emplois pour tous et le progrès social ».
Haïti demeure une société de rente, une société où le surplus économique est extrait en dehors de l’organisation du travail et circule dans des circuits qui ne sont en aucun point contrôlés par des mécanismes d’égalisation de la productivité. « La rente est la part de la récolte que le métayer ou le locataire doit payer au propriétaire de la terre. Là où les producteurs sont propriétaires de leurs terres (comme c’est souvent le cas dans le secteur du café, du cacao, et parfois aussi du riz), la rente passe par le circuit de commercialisation et de crédit. Endetté, le paysan doit vendre sa récolte à son créancier à un prix de misère. Ou pressé, faute de liquidités, il le fait lorsque les prix sont au plus bas ».
Corten explique que les grands propriétaires tiennent souvent sous leur coupe les commerçants et les spéculateurs. « Ceux-ci dépendent à leur tour des exportateurs. A chaque maillon du circuit se prélève un surplus. Le circuit est fermé : il n’irrigue pas les autres secteurs d’activité. Mais la négociation principale dans la répartition du surplus se fait entre l’oligarchie locale et le capital international. C’est sur cette base que se structure l’Etat oligarchique ».
Pour sa part, F. G. Chéry croit que « la société basée sur l’agriculture prend la forme d’une société édifiée autour de statuts explicites ou implicites, qui font d’elles une société visiblement stratifiée, contrôlée par une oligarchie. La sphère étatique sert à garantir et à récompenser les intérêts au sein de cette oligarchie ». Une telle structuration statutaire débouche, selon l’auteur sur des relations politiques ambiguës marquées par une contradiction, voire une incompatibilité, entre les pratiques politiques de la société et les règles juridiques adoptées qui vont avec l’idée de citoyen.
Validation
Dans les sociétés modernes, sur des questions suffisamment litigieuses au point de nuire à la stabilité (de ces sociétés), des compromis émergent souvent entre les acteurs (protagonistes) à la suite de débats et de délibération suivis de validation. L’analyse de l’évolution de ces sociétés permet de voir également que la sphère politique se définit surtout à partir de la sphère économique et des (nouvelles) relations économiques, marchandes et sociales qui accompagne cette dernière.
Par exemple, à partir du 18e siècle, les européens ont compris qu’il leur fallait accumuler de nouvelles richesses, rompre avec la société hiérarchisée de l’Eglise, ils se sont donnés d’autres divinités symbolisant le pouvoir, la puissance, l’argent, le bien-être, en lieu et place de celles référant au paradis, ils ont mis de côté la scolastique médiévale qui permettait d’interpréter les événements par la religion, ils ont épousé un nouveau paradigme axé sur l’égalitarisme et le progrès, ils ont remplacé le système religieux par l’institutionnalisation, l’Etatisation.
Avec la crise (de l’idéal) du progrès qui a jalonné le (long) 19e siècle jusqu’à la seconde guerre mondiale, l’establishment américain est venu avec le Plan Marshall pour recapitaliser l’Europe, éviter une crise de la surproduction et consolider militairement le "succès américain", à travers la création de L’Organisation du Traité Atlantique Nord (OTAN).
Confronté en leur temps au problème politique de partage du surplus agricole, source d’instabilité, « l’Eglise avait exposé, au début du 12e siècle, l’Idéologie des Trois Ordres instituant et réglant les relations politiques et économiques entre les trois groupes de la société que sont les paysans, les chevaliers et l’Eglise » . La loi est venue ainsi codifier les droits et le statut de chaque classe établis autour du surplus, amenant ainsi une certaine stabilisation de la vie politique.
Alors que Haïti affronte encore ce problème, aucun compromis n’a vu le jour sur le partage de la richesse. Et l’Etat demeure indifférent à cette problématique, perpétuant la dichotomie élites / paysans.
Somme toute, Haïti conserve au 21e siècle les attributs d’une société semi-féodale dont les élites se gavent pourtant à longueur de journées de concepts de modernité et d’Etat de droit, sans trop se soucier de la concordance de leur discours avec l’organisation sociale, les pratiques sociales, politiques et économiques. Dans un tel contexte, même le vote du citoyen peut paraître sans intérêt dans la mesure où il ne détermine pas une politique de l’Etat qui porte sur l’intérêt général.
Références Bibliographiques
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CHÉRY, Frédéric-Gérald, Discours et décisions, Ed. Henri Deschamps, Nov. 2004
DESHOMMES, Fritz, Politique économique en Haïti (Rétrospectives et perspectives), Ed. Cahiers Universitaires, Mai 2005, P. 207
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TOUSSAINT, Hérold, Communication et Etat de droit selon Jürgen Habermas (Patriotisme constitutionnel et reconnaissance de l’autre en Haïti), Ed. Henri Deschamps, nov. 2004, P. 17
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