Par Marc-Arthur Fils-Aimé [1]
Repris par AlterPresse de Alterinfo [2] le 20 juillet 2007
Au cours d’une discussion sur la conjoncture nationale, le professeur Camille Chalmers a diagnostiqué la situation actuelle du pays comme « Un État dans un état de pourrissement avancé ». Effectivement, même les observateurs les moins avertis avec des mots différents, sont parvenus au même constat. La nation haïtienne, en effet, offre le malheureux spectacle d’un pays qui s’en va à vau-l’eau. Le capitaine et les matelots sont bel et bien installés à leur poste, mais malheureusement, ils ont enfoui leur boussole quelque part sur la terre ferme. Le président Préval, au début de son premier mandat, avait préconisé le mode d’ordre : « Restaurer l’autorité de l’État ». Il en avait fait le principal leitmotiv de sa campagne électorale de 1995. Le résultat obtenu au cours de son premier quinquennat s’était révélé maigrelet.
Aujourd’hui, au cours de son second mandat, il n’en parle guère alors que la perte de cette autorité s’amplifie. L’impression d’un pays abandonné à lui-même n’est pas due seulement à la situation économique nationale qui frise la banqueroute. Cette impression provient aussi d’un relâchement progressif de la morale collective, caractérisé par la multiplication des actions indescriptibles des gangs de divers acabits, les magouilles des classes dominantes et celles d’un nombre élevé de leurs suppôts de la classe politique traditionnelle. L’État haïtien a perdu dans sa capacité de jouer son rôle historique et traditionnel, celui de protéger ses classes dominantes tout en ayant soin d’amadouer les masses populaires par certaines mesures qui sont propres à ces dernières. Il lui est devenu difficile de maintenir l’illusion de conduire la barque nationale de façon désintéressée au profit de toutes les classes sociales. L’actuelle conjoncture, émaillée de scandales les uns plus burlesques que les autres, a simplement mis en exergue quelques symptômes de la décomposition de la formation sociale haïtienne.
S’achemine-t-on vraiment vers une désintégration irréversible du système oligarchique dont les germes remontent durant les années 1791-1804 à la récupération par les anciens Libres, de la direction de la lutte profondément anti-esclavagiste, anticolonialiste des nouveaux Libres ? La présidence de M. Préval et tout son gouvernement assistent à cet effondrement ou y contribuent de façon non délibérée puisque l’optique de promouvoir le remplacement de cette charpente éculée par un nouvel appareil plus proche des desideratas de la grande majorité ne fait pas partie de leur agenda et de leur programme. L’orientation de leurs politiques depuis leur accession au timon des grandes décisions politiques et économiques l’année dernière n’a pas épousé le choix possible d’une Haïti souveraine et progressiste. La gauche révolutionnaire n’est pas encore parvenue à se structurer pour participer de concert avec les masses populaires à la construction d’une Haïti nouvelle. De ces éléments, est venue l’image d’un État dans état de pourrissement.
Pour comprendre cette conjoncture, une double approche mérite d’être tentée.
L’État haïtien tangue sous le poids de deux boulets distincts qui sont à la fois, imbriqués l’un dans l’autre et qui s’alimentent l’un de l’autre. Il s’agit des effets immédiats du néolibéralisme et de l’effritement moral d’une large portion de la population. Cependant, il existait déjà un terrain propice à cela, préparé par plus de deux cents ans d’histoire dominé par les féodaux et les bourgeois compradores pour qui les intérêts de classe ont toujours submergé ceux de la nation.
I.- L’influence perverse du néolibéralisme
Le néolibéralisme ambitionne de dominer la planète terre en soulageant les États et leur gouvernement de tous leurs devoirs cardinaux envers leur peuple. En Haïti, déjà sous la férule de la dictature jean-claudiste et surtout en 1986 avec un digne héritier des Chicago Boys, le ministre des Finances du Conseil National de Gouvernement (CNG) M. Lesly Delatour, le néolibéralisme, cette variante du capitalisme, commença à s’attaquer profondément à toute la charpente socio-économique nationale. Aujourd’hui, la pénétration impérialiste vagabonde comme un électron libre dans toutes les sphères et sous diverses formes de la société. La faiblesse et le choix délibéré idéologique des partis politiques bourgeois jusqu’à présent dominants et celle du mouvement populaire à cause surtout de son éparpillement malgré une présence physique considérable, ont favorisé l’application drastique et sans nuance des mesures d’ajustement structurel. Nos dirigeants ont poussé leur myopie politique doublée de leur égocentrisme à un point tel que le pays semble abandonné aux premiers offrants étrangers. Ils n’ont pas su même profiter de la marge de manœuvre gardée par chaque entité nationale, grâce à une certaine maîtrise de leur propre terrain socio- politique. Il en est résulté immédiatement la mainmise effective de l’impérialisme et de ses outils comme la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International, l’Organisation Mondiale du Commerce sur la vie économique et financière du pays. Cette influence perverse s’est étendue sur l’ensemble des appareils étatiques.
Le délabrement de ces derniers dans toutes leurs composantes comme dans le système judiciaire, le système scolaire, les trois grands pouvoirs d’une manière générale, porte à croire que cet État réactionnaire n’existerait plus ou glisserait sur la pente de son auto-effondrement. Il est rare de notre temps qu’un gouvernement comme le nôtre, ne soit doté d’aucun plan connu, ni à court terme, ni à moyen terme, voire à long terme. Il réagit de façon ponctuelle selon les offres de prêts et de dons de la communauté internationale qui reste attachée à son propre calendrier. Pourquoi la route Cap-Haïtien - Dajabon qui assure une plus grande pénétration des capitaux dominicains et des multinationales au lieu de celle de Port- de- Paix- Gonaïves ou des Cayes - Jérémie ? De ce projet financé par l’Union Européenne, un important montant est réservé à la construction d’un marché public à Dajabon. Ces villes où habitent des millions de personnes n’entrent pas dans la philosophie de rentabilité néolibérale qui met en index des couches ou même des classes sociales du fait de leur « insolvabilité ». L’actuel ministre des Travaux publics avait clairement exprimé cette opinion pendant qu’il occupait ce même poste sous la présidence d’Aristide en 1991. Des conflits éclatent au sein des institutions publiques et entre les responsables de ces institutions sans qu’aucune voie autorisée n’intervienne pour empêcher les dérives qui en découlent. Cela est si vrai, d’après ce courant fataliste, que notre diplomatie n’arrive à protester qu’avec les yeux baissés contre toutes les violations subies par nos compatriotes en République Dominicaine. La solidarité entre les classes dirigeantes et dominantes des deux côtés de l’Île a toujours prévalu sur toute autre considération nationaliste.
Ce laisser-aller engendre comme conséquence immédiate la perte de confiance surtout de la jeunesse dans l’avenir du pays pour qui toute perspective radieuse lui semble perdue. Le nombre de jeunes gens des deux sexes qui l’ont quitté ou y aspirent est très élevé. Parfois, ils abandonnent leurs études universitaires. La plupart d’entre eux ne les reprendront jamais dans leur terre d’accueil. Des familles entières, parmi lesquelles parfois se recrutent des cadres chevronnés, sont disloquées à cause de la disposition prise soit par le père, soit par la mère pour accompagner leurs enfants à l’étranger. Le Canada depuis dix ans à peu près, pratique une politique d’immigration de cadres professionnels dont le nombre s’élève d’après certains calculs à plus de trente cinq milles. La plupart d’entre eux ne vivent même pas de leur profession ou sont tombés carrément en chômage. Cette forme d’exploitation que les autres pays riches comme la France développent aussi rentre dans la même lignée du « pillage du Tiers- Monde » dénoncé par Pierre Jalée durant les années 1960. Cette perte sèche retardera sans aucun doute le vrai départ de la nation après ceux manqués en 1804 et 1991.
Haïti vit le phénomène néolibéral avec un gouvernement docile aux diktats et aux dictées des puissances étrangères. Alors que celui-ci tend à sous-utiliser l’aide inconditionnelle et insistante de ses paires du Venezuela et de Cuba dans des domaines stratégiques tels que par exemple, la santé, l’alphabétisation ou le pétro-caribe, il accepte de danser la valse de ladite communauté internationale tantôt à Washington, tantôt aux Guyanes, en Espagne ou en Haïti à la poursuite de promesses mirobolantes qui se concrétisent en comptes gouttes sans oublier toutes les conditions qui les étouffent. L’ajustement structurel avec toutes les contraintes néfastes pour la bonne santé socio-économique de la nation, continue à étaler ses serres et à menacer des entreprises rentables et viables comme la Banque Nationale de Crédit (BNC) qui vient de prouver son efficacité en versant au gouvernement Préval-Alexis une somme de 34 millions 526 mille Gourdes au cours de ce mois de janvier 2007. Pourtant, ce montant ne représente que 10% des bénéfices de la plus ancienne banque du pays qui est dans le collimateur des agents de la privatisation. Le commentaire de Fritz Deshommes sur le sort réservé à cette banque nous a apporté beaucoup de lumière.
« La privatisation des entreprises publiques a refroidi bien des ardeurs, même parmi ses partisans les plus zélés. Les récentes performances de la Banque nationale de crédit (BNC) ont provoqué d’émouvants mea culpa. La BNC figurait en 1996 sur la liste des entreprises à vendre au secteur privé. Elle dépendait alors de la Banque centrale qui vivait justement en ce moment sa période de “floraison néolibérale”. Pour les besoins de la cause donc, on l’a laissé péricliter, au point que, en moins de trois ans, elle passait du 2e au 6e rang des banques commerciales du système après avoir pendant longtemps occupé le 1er rang. »
Le ministre des Finances M. Daniel Dorsainvil dans sa déclaration de remerciement au directeur M. Guito Toussaint, a, au moins reconnu, en substance, que, malgré tout, cela constitue une preuve que l’État n’est pas toujours mauvais gestionnaire
Bientôt, peut-être dans six mois, comme la TELECO qui pourrit aussi dans les mailles de toutes les imperfections techniques et administratives pour les mêmes raisons tactiques, la BNC risque de passer sous les fourches caudines de la liquidation sous l’euphémisme de capitalisation.
L’État haïtien se complaît dans son nouveau rôle néolibéral
L’État haïtien se complaît bien dans son nouveau rôle, mais toujours comme protecteur des classes dominantes locales qui ont reçu, elles aussi, d’autres missions dans le cadre de la division internationale capitaliste. Les différentes factions de la bourgeoisie demeurent inféodées à leurs tutrices internationales sous la houlette d’un gouvernement élu suivant les normes de la démocratie représentative. Cette mise au point indique que les tâches sont reconfigurées selon les impératifs de la mondialisation sans pour autant modifier la nature de la formation sociale. Le règne du marché libre a bouleversé les donnes. L’exportation des denrées traditionnelles comme le café ou des produits de l’agroindustrie comme le sucre est remplacée par celle des produits de la sous-traitance au nom de l’avantage comparatif. La classe travailleuse, comme marchandise, est mesurée à l’aune de la valeur/ prix d’après laquelle on décide d’acheter sa force. On l’a décrétée sans avoir daigné la consulter : main- d’œuvre à bon marché. À une certaine époque et jusqu’avant- hier encore au cours d’une bonne partie du siècle écoulé, les gouvernements dépendaient du prix du café, du cacao pour répondre à la plupart de leurs projections. Aujourd’hui, le budget national compte au-delà de 60% sur l’aide internationale. Pour montrer, par exemple, leur bonne foi à ces institutions internationales, les gouvernements lavalassiens ont fixé le plancher du tarif douanier au taux le plus bas de toute la Caraïbe.
(...)
Ce qui ouvre, ainsi, sans pitié nos ports à toutes sortes de marchandises, notamment à une invasion de produits de basse qualité qui sont en train de détruire l’élevage du petit paysan, et ses cultures séculaires comme le riz, le maïs, la banane etc. La production agricole nationale souffre du débridement des importations aveugles. La bourgeoisie compradore se convertit en courtiers des capitalistes internationaux de la sous-traitance et dans la spéculation banquière. Les cadres intellectuels, techniques et professionnels formés dans nos Écoles supérieures et l’Université d’État d’Haïti sont siphonnés, sans condition aucune de la part des autorités concernées, par les puissances du Nord, ce, pour compenser leur manque de cerveaux lié à la retraite anticipée des cadres expérimentés et la privatisation progressive de leurs Universités en attendant celle de la nôtre si les classes concernées ne s’y opposent pas avec fermeté. Déjà, les fils et les filles des classes travailleuses des pays du Nord ne possèdent plus les mêmes possibilités d’accès aux grands centres du savoir comme du temps de l’État social. La soumission de ces gouvernements, même ceux issus de la social- démocratie, ont déployé un train de dispositions qui jettent au chômage, dans le sous-emploi ou qui forcent de jeunes cadres formés à accepter des emplois qui ne correspondent pas à leur niveau technique ou professionnel.
Pour garantir cette nouvelle redistribution du rôle de l’État, du gouvernement et des classes dominantes dans le concert de la globalisation, la Police Nationale ne suffit pas à leurs yeux surtout quand le besoin de mater toute rébellion populaire comme lors de l’offensive anti-Aristide en 2003-2004, aura à se faire sentir. Cet État affaibli entre autres par les contraintes néolibérales ne dispose plus de tous les atouts nécessaires pour assumer ses fonctions régaliennes les plus basiques. Il s’érige dans un certain sens comme un obstacle à l’application du néolibéralisme qui a besoin avant tout d’un appareil répressif dissuasif et d’un appareil idéologique efficient. La bourgeoisie et ses alliés politiciens traditionnels, dans cette dynamique, s’évertuent à réclamer le retour de l’armée pour que celle-ci reprenne sa mission de force étrangère dans son propre pays. L’impérialisme américain en créant son substitut en 1918 lors de sa première occupation de 1915-1934 lui avait tracé une voie, celle d’endiguer en usant même de la force brutale toute velléité d’autonomie des classes populaires. Elle n’avait jamais tenté de contourner cet ordre jusqu’à sa dissolution en 1995 par l’ancien président Aristide.
« Plus le néolibéralisme se dévoile comme une rhétorique utopique ayant échoué, occultant un projet réussi du restauration du pouvoir des élites des classes dirigeantes, plus s’affirment les bases de la réapparition de mouvements de masse, porteurs d’exigences politiques égalitaires et à la recherche de la justice économique d’un commerce équitable, et d’une sécurité économique accrue. »
Voilà l’utilité de la présence de la Mission des Nations- Unies pour la Stabilité d’Haïti (la MINUSTAH) qui symbolise le côté nu de l’occupation dont les faces cachées ne sont pas moins graves. Comme force répressive, ce à quoi elle ne faillit pas, la MINUSTAH supplée à la dissolution en 1995 des Forces Armées d’Haïti par Aristide au sommet de sa puissance sous les bottes des Yankees. Cette armée a été enfantée et entraînée par l’occupant de 1915 pour garantir ses intérêts suite à son retrait stratégique qui a eu lieu en 1934. Pendant que l’on se préparait à renouveler le mandat de la MINUSTAH, pour cette fois-ci 12 mois au lieu des 6 habituels, ( Le Conseil de sécurité des Nations- Unies a trouvé un compromis de 8 mois avec la Chine qui conditionnait son vote pour protester contre la demande de la chancellerie haïtienne de reconnaître Taiwan lors de l’assemblée générale de l’année dernière) des gouvernements étrangers projetaient leur présence sur le sol des héros de l’Indépendance en complicité ouverte avec les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif jusqu’en 2011. La branche armée de l’occupation ne se contente plus des heures achetées aux stations de radios privées. Pour compléter son mépris de la souveraineté nationale, elle sera bientôt dotée de sa propre radio. L’entité étatique responsable de délivrer l’autorisation d’exploiter les fréquences, le Conseil National des Télécommunication (TELECOM) avait refusé d’accorder un tel permis à une force étrangère selon les prescrits de la Constitution en vigueur. Cependant, cette entité avait oublié que la MINUSTAH, d’après l’accord signé entre l’État haïtien et les Nations-Unies, ne relève pas des lois nationales.
Nos dirigeants ont accepté un modèle honni
Les pays du Nord qui ont dévalisé une grande partie de l’humanité sont présentés comme des modèles à imiter. La minorité d’exploiteurs qui se sont enrichis sur la force des classes travailleuses sont médaillés et sont considérés comme les plus intelligents parmi l’immense majorité de gens qu’ils ont appauvris. Ils ont “réussi” leur vie ou en un mot, ils ont accompli leur vie ! Nos dirigeants ont accepté comme politique économique ce modèle honni qui a renforcé le caractère prédateur traditionnel de l’État haïtien. D’autant qu’Haïti n’a jamais connu l’État-Providence qui était résulté du compromis keynésien qui, pendant près de quarante ans, a contribué à la stabilité du capitalisme.
La branche de l’administration fiscale prélève de plus en plus de taxes et d’impôts sur la population, parallèlement à la libéralisation des ports et des douanes au commerce extérieur, pendant que l’État accentue son absence comme prestataire de services sociaux de base. Le gouvernement de transition Alexandre/ La Tortue avait converti la taxe d’aéroport de 125 gourdes en 30 dollars américains en un seul coup. Les propriétaires de véhicules doivent payer trois années antérieures de plaques d’immatriculation qu’ils n’ont pas reçues en plus de la somme requise pour cette année, augmentée de 500 gourdes. Les taxes sont revues partout à la hausse alors que la situation socio-économique des masses travailleuses et de certaines couches de la petite- bourgeoisie a empiré. Le souci du gouvernement de payer les dettes externes dont une large proportion a été dilapidée par la classe dirigeante sous les yeux complices des banquiers gendarmes internationaux l’emporte sur toute autre considération de bien-être social.
En vérité, le néolibéralisme n’a jamais formulé de vœu de dissolution à l’égard de cette République qui lui est si soumise, car, que deviendrait-il sans tous ces instruments à son service ? Son plan se situe ailleurs.
II.- L’effritement moral d’une large portion de la population, corollaire du pourrissement de l’État traditionnel
La corruption qui a toujours marqué notre société, a évolué au stade d’une métastase rampante qui veut détruire toutes les cellules sociales, même les plus saines du pays. On se contente, en général, pour appréhender cette pente dangereuse, soit par mauvaise foi pour certains, soit par simple ignorance pour d’autres, de présenter des explications purement psychologiques. Celles-ci qui ne tiennent compte exclusivement que de la personne, mais qui ignorent l’influence perverse des idées dominantes du néolibéralisme. Pourtant, l’idéologie bourgeoise, par nature individualiste, que le néolibéralisme véhicule, obnubile et façonne fortement cette personne. Une telle démarche unilatérale n’embrasse pas le problème dans toute sa dimension. La part de la personne et celle de l’idéologie doivent être saisies dans une relation dialectique. Comme dans toute dialectique, il y a toujours un aspect principal, dans l’état actuel des choses, il revient au néolibéralisme dans sa variante globalisation- mondialisation d’exercer ce rôle.
« Il est donc clair que nous ne rejetons pas l’individualisme que nous concevons comme la reconnaissance des droits de la personne, de sa liberté de choisir son avenir et de s’exprimer. Ce que nous rejetons, c’est l’utilisation idéologique faite de ces acquis historiques par une minorité assoiffée de profits et qui n’a qu’une solution à tous les problèmes planétaires : le libre marché. »
Plus loin, le même auteur nous a éclairés davantage en écrivant que :
« L’individualisme est un grand gain pour l’humanité. Mais, en même temps, il pose un problème important que nous confrontons aujourd’hui. En opposant l’individu à la société, il est devenu de plus en plus difficile à celui-ci de se voir comme participant à une collectivité, comme responsable d’une société. Nous assistons à l’effondrement de toute valeur n’allant pas dans le sens de l’individualisme. C’est le triomphe de la compétition et de la réussite personnelle. »
L’effritement moral qui accompagne la dégringolade de notre pays ou qui y contribue, doit être compris en synergie avec le type de gestion des principaux dirigeants. Il est lié à la nature des classes traditionnellement parasitaires qui se recyclent en permanence à partir d’une logique vénale. Si ce type de gestion a traversé toute notre histoire de peuple, il s’est accentué de nos jours avec la promotion effrénée du capitalisme. Dans sa phase néolibérale, celui-ci est en train de détruire toutes les valeurs humaines séculaires acquises de longues luttes, avec la prédominance de la spéculation financière sur la production industrielle des marchandises. C’est le règne de l’argent facile et rapide. En Haïti, l’expression de ce phénomène se traduit dans la drogue, la dilapidation des biens publics, la vente de soi et de la souveraineté nationale. Le kidnapping qui, à un niveau trop cru, répugne à presque toutes les couches sociales, les multiples scandales qui éclaboussent toutes les institutions d’État, même parmi théoriquement les plus prestigieuses comme les tribunaux et les deux chambres du Parlement et qui embrument la conscience nationale dans sa fange encore saine, s’inscrivent dans la logique du système dominant. La dynamique de la mondialisation néolibérale grâce à cet effritement moral qui est le corollaire du pourrissement de l’État, trouve un terrain prédisposé au développement d’activités létales pour la société.
Le rôle de l’impunité dans la conjoncture actuelle
La faiblesse de nos remparts légaux et juridiques met en évidence tous les moindres faux pas d’une grande partie véreuse de ladite classe des politiciens traditionnels. Cela dégage un double effet. Cela écorne davantage l’image de tout le pays tout en complexant la grande majorité de la population jusqu’à son inhibition devant l’étranger. Cela cache en même temps les vices inhérents au capitalisme, pillard en son essence. Toujours dans un souci de cacher la vérité aux masses populaires pour se protéger et pour protéger le système, l’on crie sur tous les toits que la corruption presque institutionnalisée chez nous tire sa force de l’impunité qui protège les délinquants de tout poil.
Effectivement, l’impunité facilite et même encourage les auteurs des actes délictueux. Mais, elle constitue aussi une pièce importante pour la survie du système tant au niveau national qu’international Nous condamnons la malversation qui gangrène l’administration publique. Tous les progressistes et révolutionnaires ont pour devoir de la combattre, ce qui contribue à miner le système. Il faut déterrer la vérité pour livrer la bataille à bon escient. À nous décerner la première position comme Transparency International l’a signalé, relève de la désinvolture et de la forfaiture et cela occulte bien d’autres choses. En effet, Transparency International a publié au début du mois de novembre 2006 un rapport dans lequel Haïti a remporté la palme de champion du pays le plus corrompu au monde. De là à déclarer qu’Haïti détient le monopole de l’impunité n’est pas loin. Sur quel critère objectif Transparency s’est-il basé pour cette classification ? L’histoire de la vie économique et financière des États-Unis d’Amérique, par exemple, est tissée de scandales les uns plus grotesques que les autres. À quelle place cette agence les a-t-elle hissés ? Documentons un peu cette affirmation.
« Un exemple bien documenté, depuis la fin 2001, est celui de l’ETN Enron aux États-Unis, dont les pertes induites ont été évaluées à soixante milliards de dollars, soit plus que toute l’aide au développement des pays du Nord pendant une année. »
« Cette entreprise, la septième aux États-Unis, qui entre 1996 et 2000 parvint à ne pas payer d’ impôts tout en réalisant deux milliards de dollars de profit déclaré, et présentée comme un modèle, utilisa tous les moyens pour couvrir des opérations plus que douteuses. (Serge Halimi, Le Monde diplomatique, 8 mars 2002), légaux d’abord, comme les contributions électorales, la certification de comptes par des firmes lui servant de conseillers, la rétribution des journalistes vantant ses mérites, le lobbying pour lequel la firme dépensa dix milliards de dollars en dix ans, quelques semaines avant la chute, du prix Enron pour un fonctionnaire exemplaire, l’incorruptible Alan Greenspan, responsable de la Réserve fédérale. Illégaux ensuite, tels que les délits d’initiés, des transactions frauduleuses intra- groupes, l’utilisation des paradis fiscaux (278 filiales aux Îles Caïman). » (Le Monde diplomatique, 8 mars 2002.)
Citons un autre auteur dans la même veine. François Houtart :
« On comprend alors que la dimension même du secteur dans l’économie mondiale actuelle soit à l’origine de l’éclosion d’entreprises transnationales très puissantes, de controverses à propos de la souveraineté des États sur leurs richesses nationales, d’ une concurrence féroce entre firmes, de braderies en cas de privatisation, de corruption institutionnalisée ».
« Un exemple particulier de la collusion entre les entreprises pétrolières et le pouvoir politique est celui des États-Unis où le règne du président Bush a intégré des personnes très impliquées dans cette industrie, depuis la famille du président et le vice-président Dick Cheney lui-même. »
Que de documents falsifiés pour justifier leur invasion en Irak pour punir un allié devenu insoumis ! L’Allemagne, la France ont dénoncé la façon dont la superpuissance ensuite s’est arraché les meilleurs contrats pétroliers et ceux relatifs à la reconstruction de ce pays meurtri après les avoir exclues.
Ce que Karl Marx a appelé l’accumulation primitive du capital a été une époque de faits macabres comme la traite des Noirs couronnée par l’esclavagisme. :
« Dans les annales de l’histoire réelle, c’est la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale, qui l’a toujours emporté. Dans les manuels béats de l’économie politique, c’est l’idylle au contraire qui a de tout temps régné… En fait, les méthodes de l’accumulation primitive sont tout ce qu’on voudra, hormis matière à idylle. »
Cette époque n’est pas totalement révolue puisque l’existence du capital est liée à son accumulation permanente qui change de formes suivant les rapports de force et le stade en cours. Les coupables ont-ils été jamais punis ?
Les cas emblématiques de malversations qui jonchent l’histoire du capitalisme sont légions. Que l’on se rappelle la vie douce que coule Jean-Claude Duvalier en dépit de tous ses crimes au cœur même de la démocratie bourgeoise en l’occurrence en France, ou comment Pinochet est mort sur son lit velouté au Chili, cette nation que l’on considère comme un bastion avancé de la civilisation occidentale. En moins de deux décennies, la Russie renégate a pondu des milliardaires après avoir dilapidé la soixantaine d’années d’accumulation collective des classes travailleuses de l’Union Soviétique. Le retour de la Chine populaire dans le giron de ‘son socialisme de marché’ équivaut à la réapparition éhontée de l’inégalité que le socialisme combattait durant l’époque révolutionnaire de Mao. Les grands détournements au niveau international, comme les affaires Enron ou les contrats juteux décrochés en Iraq par les proches du pouvoir aux États-Unis d’Amérique, celles du fils de l’ancien président Mitterrand en France ou de Berlusconi en Italie et partout d’ailleurs dans le monde bourgeois confortent bien notre théorie. Ces cas, pourtant, sont simplement appréciés comme des accidents de parcours par la presse bourgeoise qui claironne sur tous les toits sa prétendue objectivité.
Pourquoi les premiers responsables internationaux de ces mésaventures s’apprêtent-ils à qualifier les Haïtiens et les Haïtiennes comme des pestiférés impénitents, porteurs de germes génétiques de la corruption ?
Plus nous sommes abaissés, plus il leur sera facile de nous étreindre d’autant plus que beaucoup de nos compatriotes se sont laissé prendre au piège de l’auto-culpabilité ou sont convaincus qu’Haïti est dépourvue d’importance dans le calcul de l’impérialisme. Ils sous-estiment, dans leurs analyses, l’interconnexion de toutes les mailles de la chaîne capitaliste. Cette erreur d’appréciation est capable d’induire en des erreurs fatales la poursuite de la lutte en faveur d’une reprise de la souveraineté nationale. Dans le document de Ernst Verdieu intitulé : Plan Américain pour Haïti, cité par F. Deshommes, nous lisons :
« Haïti a une position stratégique à seulement 700 milles de la Floride et l’existence d’un gouvernement et d’une « populace » non hostiles en Haïti est d’un intérêt fondamental pour la sécurité des USA. »
« Il n’est pas même question d’en conclure que l’intérêt américain pour Haïti est d’abord stratégique, au point que la question économique passerait au second rang. Ce serait une erreur, et il n’y a pas de petits pays, au point de vue économique pour les États-Unis ».
Sans verser dans un nationalisme béat, il faut dénoncer les travers du système qui inventent toujours des boucs émissaires soit à travers des personnes comme Manuel Noriega, Saddam Hussein ou à travers des pays comme Haïti ou ce que l’impérialisme américain dénomme les ‘États voyous’.
La corruption, en réalité, s’étend proportionnellement à la richesse du pays et à la place qu’occupent les acteurs et les actrices dans leur hiérarchie sociale respective. Il suffit de lire John Perkins dans sa grande prise de conscience dans son magistral livre qui lui a valu tant de menaces de mort pour nous en assurer. Suivons- le déjà dès le premier paragraphe qui ouvre sa préface :
« Les assassins financiers sont des professionnels grassement payés qui escroquent des milliards de dollars à divers pays du globe. Ils dirigent l’argent de la Banque Mondiale, de l’Agence américaine du développement international (U.S. Agency for International Development- USAID) et d’autres organisations « humanitaires » vers les coffres de grandes compagnies et vers les poches de quelques familles richissimes qui contrôlent les ressources naturelles de la planète. Leurs armes principales : les rapports financiers frauduleux, les élections truquées, les pots-de-vin, l’extorsion, le sexe et le meurtre. Ils jouent un jeu vieux comme le monde, mais qui a atteint des proportions terrifiantes en cette époque de la mondialisation. .. Je sais très bien de quoi je parle… car j’ai été moi-même un assassin financier »
D’aucuns se demandent pourquoi certaines catégories sociales ont adopté depuis quelques années une attitude si violente, alors disent-ils, qu’Haïti a toujours grandi dans la misère.
Sans vouloir inventer une réponse mécanique, la pauvreté dans les mornes comme dans les villes a atteint un degré qui n’avait jamais été franchi auparavant. L’érosion du sol, la détérioration continue de la production vivrière et des denrées et de celle des termes de l’échange, l’augmentation du chômage et de l’inflation ont élargi la base des classes dominées, surexploités et mutilées dans leur citoyenneté effective en intensifiant la dégradation de leur niveau de vie à côté d’une certaine civilisation et d’une apparente modernisation faites de téléphones portables, d’appareils DVD et d’autres gadgets qui élargissent les contrastes. Dans toutes les villes des dix départements, quelle que soit leur taille, s’élèvent des bidonvilles qui ne cessent de s’agrandir et d’aggraver les déficits des services les plus élémentaires. La campagne se dépeuple sans que la sédentarisation en ville n’apporte la moindre satisfaction. La volonté de libérer le marché au profit presque exclusif du grand capital a rendu le pays plus dépendant des produits de base que l’on se procurait naguère du jardin des paysans à des prix très bas ou relativement très bas.. Pourquoi tout cela n’accroîtrait-il pas la misère et la frustration de la grande majorité populaire ?
Cependant, la compréhension de l’insécurité ne s’arrête pas là. Le banditisme de grand chemin s’est entouré d’une enveloppe conjoncturelle qui a débuté avec ladite opération Bagdad de septembre 2004 et d’une enveloppe structurelle strictement soudée au capitalisme néolibéral où l’être humain est devenu marchandise. L’intelligence de ce dernier, sa moralité, tout se valorise en monnaie. Ce qui explique la montée de la délinquance organisée dans toutes les grandes villes du monde. La primauté de l’argent sur la Nature et sur presque toutes les sociétés pousse de plus en plus les Haïtiens et les Haïtiennes à entreprendre des actes des plus crapuleux pour soutirer de l’argent aux autres. En dehors des cas de violence aveugle et gratuite qui relève de la psychiatrie,- et même là encore- l’origine de tous ces maux est systémique. Des groupes à Cité Soleil avaient été armés par certains ténors de ladite ‘société civile’ pendant l’époque du premier coup d’État contre l’ancien président Aristide en 1991. Ils ont peut-être perdu tout simplement un certain contrôle de leurs protégés. Les victimes se trouvent assises dans le fauteuil des bourreaux, car il se développe une certaine mentalité de diaboliser tous les honnêtes et paisibles travailleurs et travailleuses qui habitent les quartiers défavorisés. Ils sont tous et toutes assimilés à des bandits. Des gens qui pourtant se sacrifient quotidiennement pour offrir une éducation meilleure à leurs enfants, alors que le chemin emprunté ou adulé par les partis politiques et les politiciens traditionnels tend à leur enlever même ce droit de rêver. Ce paragraphe tire d’une analyse de Theotonio Dos Santos intitulé : « Les mouvements sociaux latino-américains : de la résistance à l’offensive ? » convient à la situation qui prévaut actuellement dans le pays quand il écrit :
« Les mouvements de quartiers – auparavant qualifiés de “marginaux” aujourd’hui d’exclus- ont gagné beaucoup de force durant les années 1980 et 1990. Grâce à la structuration de leur organisation, ces mouvements ont obtenu une certaine augmentation des ressources publiques, mais insuffisante pour satisfaire leurs besoins de base. En même temps, la croissance des activités liées au commerce des drogues prohibées - surtout celui de la cocaïne - a permis l’enrichissement relatif des membres des groupes criminels organisés ; une situation similaire à celle du Chicago des années 1920 et 1930. Cette présence de facteurs criminels dans les quartiers pauvres a servi à justifier l’adhésion croissante des partis de gauche et des mouvements populaires ayant des responsabilités gouvernementales aux techniques de la répression sociale. Ainsi, en délaissant l’usage de la torture sur le plan politique, les forces de répression se concentrent à nouveau sur les pauvres et les criminels d’origine populaire. »
La logique des bandes armées qui pillent, enlèvent et tuent les gens en plein jour dans la capitale et dans les villes de province ne diffère pas de celle des classes dominantes et dirigeantes. Ces forfaits ne sont pas accomplis dans un grand nombre de cas, pour se nourrir et nourrir leurs plus proches. Cela aurait été un acte de révolte dans le sens de Wilhelm Reich. Les bandits, nonobstant leur classe sociale ou situation de classe, n’ont épousé que des méthodes de gangstérisme parallèles, les unes plus grossières que les autres, pour arriver au même objectif : le désir fou de répondre aux nouvelles normes consuméristes du capitalisme.
En guise de conclusion
Le manque de vision ou bien dans de multiples cas, l’absence totale de vision définit la plupart de nos dirigeants de l’ensemble de la classe politique traditionnelle. C’est pourquoi aujourd’hui ils chevauchent le pouvoir comme membres du gouvernement en place et l’opposition, en attendant des conjonctures favorables et l’ordre des puissantes ambassades comme celles d’abord des États-Unis, pour manifester ouvertement leur ambition. Ceci vaut aussi pour le gouvernement qui se plaint de tout, comme tout le monde. Son attitude, se croyant encore dans l’opposition, est semblable à celle du nouveau-né qui, recroquevillé en sa posture fœtale, ne s’est pas encore rendu compte que le ventre de sa mère ne l’abrite plus. La dernière gaffe diplomatique demandant le retour de Taiwan à coté de la Chine populaire au sein des Nations- Unies lors de l’assemblée générale de cette institution en septembre dernier, fait partie de la même logique dedans- dehors.
Le devoir impératif des militants progressistes et révolutionnaires consiste à travailler à la construction du camp du peuple à partir d’une netteté idéologique et d’un programme sans ambages, excluant la social- démocratie qui canalise en Occident comme partout ailleurs les projets néolibéraux :
« Il est donc bien clair que, pour ce courant, les alternatives se situent dans le dépassement du capitalisme et non dans son simple aménagement. C’est dans ce sens que nous parlons de post-capitalisme. »
Rappelons que l’auteur a préféré le concept post-capitalisme à celui de socialisme qui, à ses yeux, est totalement galvaudé par la social-démocratie depuis quelques décennies.
S’il s’avère encore possible, nécessaire et même urgent de combattre les excès du système capitaliste en mettant quelques garde-fous pour protéger notre société de cette déliquescence- c’est la grande bataille conjoncturelle- l’élimination progressive de tous les vices dont se nourrit le système pour sa perpétuation dépend uniquement de l’édification d’une nouvelle société- c’est la grande bataille structurelle. Il est évident que ces deux formes de lutte ne se dissocient jamais, même si suivant l’étape et les rapports de force sur le terrain pratique, l’une des deux formes se détache comme jouant le rôle principal-. Cette nouvelle société sera issue d’une participation véritable des masses populaires à tous les échelons des administrations politiques et économiques. Ce modèle s’inventera en relation étroite avec le renversement progressif des rapports de force en leur faveur. Utopie certes prétendront les sceptiques et les renégats, mais : « l’utopie nécessaire », dans le sens de Paul Ricœur, c’est-à-dire un objectif non précisé dans le temps, mais qui synthétise les aspirations collectives. A cette condition, « utopie » n’est pas synonyme « d’irréalisable ».