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Haiti : La montagne se meurt

Pourquoi un Code de la Montagne ?

Par la direction de l’Association des Paysans de Vallue (APV)

Soumis à AlterPresse le 10 juillet 2007


1. Grandeur et décadence de la Montagne en Haïti


1.1. Son importance

La Montagne occupe plus de 80% du territoire national et abrite la plus grande partie de la population haïtienne. En plus de la paysannerie qui représente 65 %, et dont la plupart de ses habitants vit en montagne, il y a de nombreuses villes en Haïti qui sont avant tout situées en pleine montagne comme, par exemple, Pétion-Ville, Jérémie, etc. En cela, Haïti répond bien au slogan des Nations Unies : « Nous sommes tous des habitants de la Montagne ».

Nos montagnes sont non seulement un cadre de vie et de culture, mais aussi un écosystème important pour la santé et l’avenir du pays. Elles abritent plus de 5,000 espèces végétales et de nombreuses espèces animales, et une grande biodiversité importante pour le monde. C’est la raison pour laquelle Parc Macaya et Parc La Visite étaient classés comme « Réserve de la Biosphère », par l’UNESCO au cours des années 80. Nos montagnes sont le château d’eau qui alimente nos principales sources et nos rivières. On reconnaît leur importance stratégique sur le plan historique par les nombreuses fortifications qui y sont construites. Leur poids sur le plan économique et nourricier n’est pas à démontrer. C’est le principal lieu d’expression de la mémoire collective et de réserve des valeurs les plus intimes et authentiques qui contribuent à la définition de l’identité haïtienne. Bref, les montagnes en Haïti sont un patrimoine riche et diversifié, du point de vue naturel, culturel, historique et architectural.


1.2. La Montagne se meurt

Mais, « beaucoup trop souvent, on considère les montagnes comme de généreux pourvoyeurs de ressources naturelles, sans se préoccuper suffisamment des difficultés de leurs habitants et de l’avenir de leurs écosystèmes ». Ceci est particulièrement et malheureusement le cas en Haïti qui affiche aujourd’hui un tableau très sombre avec une couverture forestière de moins de 2 %, une population rurale dont plus de 80 % vit en-dessous du seuil de pauvreté et en-dehors de toute définition raisonnable de dignité humaine.

Aujourd’hui, les montagnes d’Haïti sont en péril. Elles sont menacées par la construction de bâtiments qui poussent comme des champignons, n’importe où et n’importe comment, par la construction de route et d’installation d’antennes par les compagnies de téléphone, par la conquête de nouveaux espaces de travail et les incendies sporadiques qui y sont liés et qui érodent progressivement leur flore et leur faune endémiques, par la décapitalisation du paysan qui n’a pas de prise réelle sur les prix de ses produits et qui subit la violence des prix d’autres produits de premières nécessités, par les nouvelles valeurs et le nouveau mode de consommation qui désacralisent certains espaces autrefois protégés et qui ouvrent la voie à la pollution de toute sorte comme les plastiques, la drogue, la prostitution, les bruits et l’insécurité de toutes sortes, etc.

A ces facteurs socio-économiques s’ajoutent les effets directs d’autres facteurs plutôt d’ordre politique et naturel qui entraînent une dégradation accélérée et implacable des écosystèmes d’altitude en Haïti, avec de graves conséquences sur la vie d’une manière générale. On peut citer entre autres le tarissement de nombreuses sources et de rivières qui se transforment tout simplement en ravine déversant dangereusement les eaux de pluie provenant des bassins versants dégradés, la pauvreté, l’exode rural, le « boat people » avec ses nombreux cas de perte en vie humaine en haute mer, d’emprisonnement en territoire étranger et de décapitalisation des rapatriés qui définivement s’engouffent dans la spirale de la pauvreté sans possibilité de s’en sortir, la désintégration sociale des familles paysannes, la menace de disparition de cette grande biodiversité qui caractérise ce pays.

Les conséquences de cette dégradation environnementale et des conditions de vie dans nos montagnes frappent aussi nos villes et se traduisent en terme de bidonvilisation, de chômage, d’insécurité grandissante, de tension sociale et politique, d’insalubrité et de catastrophes les plus dévastatrices et meurtrières comme celles qu’a connues le pays dans les villes de provinces en 2004 (notamment à Fonds Verrettes, Mapou, Gonaïves) et en 2005 (à Grand-Goâve, Petit-Goâve, Saint-Marc), en plus de la situation intenable ou chaotique qui prévaut à la capitale. Il est évident que les nappes d’eau douce des plaines et les eaux de la mer sont aussi directement affectées avec des conséquences néfastes tant sur la vie humaine et d’autres espèces terrestres que sur la flore et la faune marines.

Cette synopsis nous montre non seulement jusqu’à quel point la situation est critique, mais aussi et surtout que nous sommes tous concernés. Il ne s’agit pas uniquement de la faillite de l’Etat qui n’a pas sû jouer son rôle de régulation et se comporter comme un « tiers impartial et désintéressé », mais aussi de la société civile, de l’élite politique, économique et intellectuelle, voire de la société globalement, à des niveaux de responsabilité divers.


2. Alternatives :

Que faire ? Comment relever ce défi ? Comment passer de la parole à l’acte ?

On sait qu’il existe à travers l’histoire du pays plus de 3 « Code rural », le dernier remonte dans les années 60, sous le gouvernement de François Duvalier. On sait qu’il existe aussi un plan d’aménagement du territoire, quand il n’y a paradoxalement pas encore de cadastre. On sait qu’un nouveau ministère de l’environnement a été créé, même s’il n’a pas encore de lois organiques. On sait qu’après le Bilan commun, il y avait aussi en 2000 le Plan d’Action pour l’Environnement (PAE) et en 2004 le Cadre de Coopération Intérimaire (CCI) qui avait consacré théoriquement une place importante à l’environnement. Depuis, plusieurs colloques, forums et autres espaces de réflexion ont été réalisés avec des fonds importants. On sait aussi qu’il y a eu beaucoup de programmes de grande envergure de reboisement dans le pays, avec des fonds tout aussi importants. Cependant, les résultats se font encore attendre jusqu’à l’angoisse ou l’anxiété, poussant ainsi plus d’un à parler d’échec du développement ou tout simplement remettent en question notre approche de développement.

Qu’est-ce qu’il nous reste à faire ? Comme l’a dit Sylvain Côté, « Lorsque les liens entre objectifs économiques, sociaux et environnementaux sont plus évidents, il devient nécessaire de rechercher d’autres manières d’évaluer la richesse des sociétés » [in Ducroux, A-M ; 2002 ; pp.40]. Dès lors, ne devons-nous pas changer de regard et d’approche, donc innover pour une mise en valeur durable des montagnes ?


3. Choix de Vallue :

La réponse, en guise d’hypothèse de travail, doit être recherchée dans la décentralisation et plus particu-lièrement encore dans les initiatives locales visant à « rebâtir nos communautés et revaloriser nos montagnes ».

L’Association des Paysans de Vallue (APV) propose un modèle au niveau local par l’ensemble de ses réalisations et la prise en charge des Vallois du destin de leur zone. Ils ont déjà développé plusieurs actions de protection qui contribuent non seulement à la qualité de l’environnement, mais aussi au développement d’un comportement plutôt responsable et à une vigilance collective ou communautaire contre les actes pervers et toutes formes d’agression de source interne ou externe. Par exemple, un paysan dénonce ou arrête un autre qui coupe arbitrairement un arbre, c’est-à-dire contre les principes et règlements en vigueur établis conjointement avec l’accompagnement de leur association (APV).

C’est dans cette perspective que l’Association des Paysans de Vallue (APV) a essayé depuis 2002 de se frayer un nouveau chemin dans le tourisme rural de montagne comme « fer-de-lance » d’un développement local, avec la participation active des paysans s’appropriant leur lieu de vie comme territoire touristiquement attractif. Le Programme pilote en cours « Montagne verte » est l’expression la plus démonstrative et convaincante du choix et de la volonté délibérée des paysans de rebâtir leur communauté et d’imprimer une nouvelle vocation à la montagne.

Le but poursuivi est de transformer Vallue en une « zone protégée » et une « destination touristique » sous le label de « Destinasyon Valibèl » [1] ; donc un véritable marché touristique générateur d’opportunités d’emplois et de revenus pour plus de 4,000 paysans, qui leur permettraient :

- à court et moyen terme, de satisfaire leurs besoins fondamentaux en terme d’accès à un logement décent, à l’eau potable, à de nouvelles sources énergétiques, aux loisirs, mais aussi de se nourrir et se vêtir raisonnablement, ainsi que de se payer des services de santé et d’éducation de qualité, etc.

- à long terme, d’améliorer de manière durable leur qualité de vie.

Ce marché se caractérisera par un ensemble de produits de biens et de services, de paysages, de traditions, de patrimoines représentant les avantages comparatifs du milieu, qui permettraient aux paysans de satisfaire leurs besoins sans hypothéquer l’avenir des générations futures.

Cette nouvelle dynamique qui ouvre davantage la communauté sur le monde pose en particulier aujourd’hui la nécessité d’un renforcement du dispositif comportemental et réglementaire auquel adhère la communauté pour que les actions de promotion et de développement ne provoquent pas de désajustements qui empoisonnent l’existant socio-culturel du paysan, ou de désarticulations se traduisant par une injustice sociale et une dégradation de l’écosystème local.

C’est la raison pour laquelle, l’APV cherche à élaborer à présent un « Code de la Montagne » qui servirait d’instrument de maîtrise collective du cadre de vie et d’exploitation qui portera sur des aspects aussi divers et complexes que le réel social [2] et l’environnement [3]. Cependant, si le contenu sera propre à la réalité et au besoin de développement de Vallue et des communautés avoisinantes, il est sans conteste que la méthodologie utilisée pour faire ce travail est un patrimoine qui pourra être approprié par d’autres communautés qui veulent avoir une prise sur leur devenir et donc avoir leur propre « Code de la Montagne ».

Autrement dit, tout en étant l’initiatrice d’une telle combite, Vallue servira de cadre pilote d’expérimentation de ce nouvel instrument. A partir des leçons apprises, ce travail intégrera à travers le Réseau de Solidarité Paysanne créé lors de la première édition du Congrès de la Montagne, à Vallue, du 21 au 24 septembre 2004, l’ensemble des communautés rurales et le pays tout entier constitué à 80 % de montagnes. Ce qui donnera à cet nouvel instrument toute sa portée nationale, sans toutefois le confondre avec le « Code rural » qui est plutôt un cadre normatif générique et un instrument régulateur imposé au monde rural.

Ainsi, l’importance du « Code de la Montagne » peut être vue par exemple comme un outil d’atterrissage pratique de quelques grands choix énoncés dans le Pragramme d’Actions pour l’Environnement (PAE), par une appropriation des collectivités locales de la gestion de leur environnement dans une perspective de décentralisation, d’aménagement du territoire et de développement local. C’est là qu’il incombe à l’Etat au plus haut niveau de supporter cette initiative et d’appuyer les organes communautaires (sorte d’initiative citoyenne forcément bénévole) qui seront mis en place sur le plan local pour assurer la mise en application et la pérennisation de ce Code dans la stratégie de développement local de l’APV (voir ci-après le schéma). L’APV en appelle aussi au soutien à la participation d’autres instances de la société civile, de l’élite politique et intellectuelle, du secteur privé des affaires, de la presse, de l’université, etc.


[1Destinasyon Valibèl est un projet transversal de l’Association des Paysans de Vallue (APV), axé sur un tourisme rural de montagne et de proximité, à vocation Nature-Culture. La clientèle ciblée est toute personne ayant un goût et un intérêt certain pour la nature, désirant partir en villégiature socio-écologique. Autrement dit, il s’agit d’offrir aux Haïtiens et étrangers un beau prétexte pour aller en milieu rural, à la rencontre du paysan, nouant avec lui un autre type de rapport pour mieux comprendre l’existant socio-culturel, environnemental et économique de son milieu.

[2Ici, nous nous voyons entre autres les aspects suivants : construction de maisons et d’infrastructures, cimetière, entreprises, loisirs et manifestations culturelles, cultes, production et consommation, valeurs patrimoniales, …

[3Là, nous nous voyons entre autres les composantes physiques de la faune et de la flore comme, par exemple, le sol, l’air, les arbres, les oiseaux, l’eau, etc.