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Haiti : Marché de devises, proposition indécente d´un secteur économique atypique

« Le taux de change étant stable depuis plus d´un an, les dollars accumulés dans les transactions avec la MINUSTAH, les dollars des transferts de la diaspora et ceux non achetés par la BRH, faute d´opération d´open market, sont restés trop longtemps dans les coffres-forts et il faut de toute urgence que la gourde se déprécie jusqu´à un taux de 45 ou 50 gourdes pour permettre aux spéculateurs d´empocher des milliards de gourdes au détriment de l´économie nationale ».

Par Gary Olius [1]

Soumis à AlterPresse le 4 juillet 2007

Dans les années 70, plusieurs rapports d´institutions financières internationales classaient la Gourde comme l´une des monnaies les plus fortes et les plus stables du continent américain. Cette réalité a mis l´économie haïtienne sous les projecteurs de certains spécialistes du marché des changes qui avaient du mal à comprendre comment un espace économique puisse abriter simultanément une monnaie stable et forte, donc un pouvoir d´achat très enviable, et un indice élevé de pauvreté. A la faveur du départ du régime duvaliériste, l´interventionnisme étatique a été mis en déroute pour faire place à un libéralisme primitif ou dépourvu de cadre légal approprié.

Il s´en est suivi une bancarisation croissante de l´économie et celle-ci s´est malencontreusement accompagnée d´une réduction drastique du volume global des crédits octroyés aux investisseurs nationaux. Un paradoxe remplaçant un autre, la libéralisation du marché des changes, prometteuse de félicité économique n´a pas tenu ses promesses et n´a fait que fragiliser encore plus les couches démunies de la population haïtienne. La paupérisation s´est accélérée et l´indice de pauvreté est passé de 0.6 en 1986 à 0.8 en 1991 ; les investissements ont spectaculairement chuté et entraînèrent dans leur plongée vertigineuse les acquis de la production nationale. BCA et IDAI / BNDAI ont été fermées comme pour priver, sans pitié, les paysans du peu de crédit dont ils disposaient pour entretenir leur production agricole. Face à ce constat navrant, d´aucuns se sont demandés : quel est le vrai objectif de la forte bancarisation (amorcée depuis 1986) dans cette Haïti où les élites ne jurent que par l´exclusion des masses ?

Un des spécialistes mondialement connus des marchés des devises, Jeffrey A. Frankel [2], a publié en 1996 un excellent article dans lequel il a souligné que les économies de petite taille, ouvertes et effectuant la majeure partie de leurs importations à partir d´un pays dont la monnaie est la plus demandée au niveau national ont intérêt à pratiquer un régime de change fixe. Selon lui, cette formule mettrait ces économies à l´abri de chocs externes (si fréquents dans ce monde incertain dans lequel nous vivons) et leur permettrait aussi d´importer de la « crédibilité monétaire », laquelle est un facteur facilitant la mobilité du capital. On comprend fort bien que cette prescription, bien que fondée sur une étude systématique, ne saurait être considérée comme parole d´évangile. Mais ce qu´on peut constater c´est que les taux de change pratiqués dans les économies répondant aux caractéristiques de Frankel ont vraiment une tendance à se stabiliser autour d´un point précis, lequel correspond parfaitement à leur état de santé réel. Trinidad, Costa Rica, Jamaïque et la République Dominicaine sont très typiques à cet égard.

En Haïti, des efforts immenses ont été consentis depuis 2004 par les autorités publiques pour permettre à la monnaie nationale de se refaire une santé. Et si des mesures d´accompagnement étaient prises au niveau socioéconomique, on devrait s´attendre à ce que le pays fasse un grand bond en avant. Bien que ce ne soit pas le cas, il faut dire que l´état peut quand même s´enorgueillir que (1) depuis 3 ans, il n´a pas porté la BRH à faire marcher la planche à billet ; (2) le taux de change s’est stabilisé autour des 35 gourdes pour un dollar et ; (3) l´inflation est ramenée sous la barre des 9%. Paradoxalement, ce qui devrait provoquer l´exultation de tout le monde donne des sueurs froides à une frange du secteur privé haïtien. A telle enseigne que la présidence a été alertée en vue de sommer les autorités monétaires de lâcher du lest.

Tous ceux qui pensent que le pays était résolument tourné vers la modernité et la stabilité plurielle jugent atypique ce comportement. En fait il l´est, car aucune forme de rationalité ne saurait justifier une démarche aussi insolite si l´on se rappelle que (1) pendant plus d´une décennie la tendance lourde de la balance commerciale haïtienne est la suprématie des importations sur les exportations, donc d´un déficit persistant et croissant ; (2) la stabilité de la monnaie locale fait partie intégrante de la stabilité macroéconomique, laquelle est déterminante dans la quête d´investissements étrangers ; (3) une monnaie stable induit carrément une baisse considérable de l’ inflation (Ghost, 1997) et, en tant que tel, la laisser flotter amènerait les autorités à perdre le contrôle de cette variable macroéconomique ; (4) les évangélistes économiques travaillant à la solde des grands groupes financiers haïtiens criaient au scandale quand, en 2003, le taux de change frôlait la barre fatidique de 50 gourdes pour un dollar et ; (5) depuis 3 ans la BRH n´intervient plus sur le marché des changes dans le cadre de sa traditionnelle opération d´Open Market. Au juste, comment faut-il interpréter la grogne ou la plainte « déposée » au Palais National par certains hommes d´affaires dont l´identité n´a pas été révélée ?

Manifestement, on est certain qu´il s’agit d’une affaire de gros sous et personne ne peut interdire à quelqu´un de défendre ses intérêts, dans la mesure où il le fait dans les limites définies par la loi. En toute équité, on aurait souhaité que tous ceux que la misère frappe de plein fouet aient aussi accès aux oreilles du Président pour faire état de leurs atroces souffrances. La réalité de ce bas monde ne le veut pas de cette manière et seule des ayants-droits ou qui sait ? des « financeurs de campagne » peuvent voir un Chef d´État quand ils le veulent. Dans un tel contexte, il est crucial pour ceux qui nous dirigent d´établir le distinguo entre les intérêts d´une minorité et ceux de la masse des consommateurs totalement désarmés face à des négociants sans scrupule. C´est du haut de cette distinction clairement faite que ces responsables pourraient voir où se situent véritablement les intérêts supérieurs de la nation dans cette galère. La stabilité ou la paix sociale, c´est aussi ça… !

On comprend que des exportateurs auraient souhaité que la monnaie nationale soit raisonnablement dévaluée pour leur permettre de conquérir de nouvelles parts de marché, mais ils sont aussi dans l´obligation de se mettre dans la tête que la valeur de la monnaie n´est qu´une des multiples déterminants de la compétitivité. Par exemple, même avec un taux de change de 500 gourdes pour un dollar on ne pourra pas vendre une mangue de plus à l´extérieur si la qualité de cette production laisse à désirer. Par ailleurs, l´état de la production nationale est telle que nous importons près de trois fois plus que nous exportons ; alors peut-on à bon droit défendre les intérêts d´une poignée de « producteurs » au détriment des millions de consommateurs dont les revenus et le pouvoir d´achat risquent de s´effriter dangereusement ? A qui la faute si les producteurs ou les exportateurs sont minoritaires aujourd´hui ? Le système bancaire n’y est-il pas pour quelque chose, si l’on considère la distribution élitiste et clanique de son portefeuille de prêt, laquelle est évaluée à moins de 10% des épargnes ?

D’un autre côté, comment comprendre que les banquiers haïtiens tirent plus de 75% de leur profit dans des opérations de change ? Ces adeptes de l´accumulation primitive du capital éprouvent plus de satisfaction dans la spéculation que dans les investissements dans les secteurs productifs de l´économie. Et ce n´est d´ailleurs pas un hasard si le différentiel de change (spread) en Haïti est le plus élevé de l´hémisphère occidentale. Combattre la pauvreté c´est aussi combattre ces genres de pratique inacceptable. Le spread pratiqué par le système bancaire haïtien est en moyenne 10 fois plus élevé que celui pratiqué dans le système dominicain, 20 fois supérieur à celui du Trinidad et plus de 25 fois supérieur à celui du Costa Rica. Les vraies raisons qui sous-tendent la démarche des hommes d´affaires auprès de la présidence est à chercher dans l´impossibilité de se livrer à des attaques spéculatives sur le marché des changes comme cela se faisait par le passé. Le taux de change étant stable depuis plus d´un an, les dollars accumulés dans les transactions avec la MINUSTAH, les dollars des transferts de la diaspora et ceux non achetés par la BRH, faute d´opération d´open market, sont restés trop longtemps dans les coffres-forts et il faut de toute urgence que la gourde se déprécie jusqu´à un taux de 45 ou 50 gourdes pour permettre aux spéculateurs d´empocher des milliards de gourdes au détriment de l´économie nationale.

Veillez et priez pour que le Chef de l´Etat conserve ce qui lui reste d´indépendance politique et de lucidité socio-économique car il ne faut pas qu´à la liquidation des entreprises publiques s´ajoute celle des intérêts de la nation. Veillez et priez pour que les institutions de Breton Wood inscrivent la stabilisation ou l´appréciation de la monnaie nationale comme indicateur de bonne gouvernance. Enfin, veillez et priez pour que les droits de la majorité laborieuse l´emporte dans cette bataille rangée dans laquelle les dirigeants ont tendance à se placer au côté des plus forts économiquement. En tout cas, quelque soit le dénouement de cette affaire, on doit se demander : de 1986 à nos jours, qu´est ce qui a vraiment changé pour les masses populaires ? Jusqu´à quand les responsables cesseront-ils de donner à la majorité marginalisée le spectacle désespérant d´un État contrôlé de la tête aux pieds par des intérêts privés ?


[1Economiste, doctorant en Gouvernement et Administration Publique, auteur de « Mercado haitiano de divisas bajo el peso del liberalismo económico-financiero, 1986-2000 »

[2“Recent Exchange rate : experiences and proposals for reform” American Economic Review, papers and proceedings, May 1996.