Español English French Kwéyol

Haïti : Des femmes rendent hommage à une nonagénaire

NDLR : A l’occasion des 90 ans d’existence de Odette Roy Fombrun, le Club des femmes de carrières libérales et commerciales d’Haïti a voulu souligner le travail réalisé par cette femme, à la fois éducatrice, écrivain, militante d’organisations féminines , et dénommée « la mère du konbitisme » par une cérémonie-hommage déroulée le 13 juin 2007 au Karibe Convention Center, à l’est de la capitale. AlterPresse reproduit le texte du discours prononcé a l’occasion.

Par Marie Andrée Manuel Etienne

Soumis à AlterPresse le 14 juin 2007

Port-au-Prince, le 13 juin 2007

Chers parents, chers amis, distingués invités, chère Odette,

Ce soir, à l’occasion de cet exceptionnel événement, le 90e anniversaire de notre chère Odette, j’éprouve un immense bonheur de prendre la parole au nom du BPW (Club des femmes de carrières libérales et commerciales) et en mon nom personnel.

Ici ou ailleurs, la vie n’est jamais un fleuve tout à fait tranquille.

L’existence humaine est un long voyage à travers des chemins, où les paysages sont tantôt calmes, tantôt bouleversés, mais souvent imprévisibles dans leur diversité inépuisable.

Il nous arrive parfois de regarder, d’observer, de contempler, d’analyser et d’explorer avec émotion le film du temps qui se déroule, se débobine, s’en va, s’enfuit et nous emporte irréversiblement.

Dans cette étrange aventure tourbillonnaire et vertigineuse, l’exaltation envahit notre être entier, lorsque nous éprouvons la sensation ou l’impression jubilatoire que, malgré certains trébuchements, malgré certains échecs, malgré des moments d’incertitude, nous avons laissé quelques traces et des repères qui, peut-être un jour, serviront de balises pour la poursuite du voyage.

Aujourd’hui, c’est, sans aucun doute, le grand moment de rétrospective et de plénitude pour Odette qui, d’ailleurs, se passe de présentation.

En effet, qui ne connaît cette grande dame de l’intelligentsia haïtienne ?

Educatrice, écrivain, militante d’organisations féminines, telles que le club de l’âge d’or (CADOR), le BPW et la Ligue féminine d’action sociale (LFAS), son travail et son œuvre ont marqué la vie culturelle et l’interminable combat civique de ces trente dernières années.

Elle est incontestablement un personnage emblématique de l’évolution de la citoyenne haïtienne.

Elle est de tous les combats, la tête pleine de rêves et de lumière au-delà des défis ténébreux. Elle défend ses idéaux démocratiques et citoyens dans des conférences, tant en Haïti qu’à l’extérieur.

Durant son long exil qui l’a conduite aux Etats-Unis et en Afrique, elle n’a jamais cessé avec son mari, Marcel, de mener le combat pour l’unité nationale.

Débordante d’enthousiasme, elle va découvrir l’Alma Mater. Elle n’y sera pas dépaysée, que ce soit au Congo, en Ethiopie, ou en Algérie.

Inspirée par la terre de ses ancêtres, elle va écrire son très beau poème « O Afrique ».

Cependant, elle se rendra vite compte que les différences culturelles sont énormes et constituent des barrières infranchissables.

Travaillée par sa quête d’unité, elle va chercher avec les Congolais les voies pour parvenir à l’Unité Africaine. Et elle va leur laisser deux ouvrages sur le civisme dont les profits iront à des œuvres de charité.

En Ethiopie, elle va écrire un livret « Que faire, quoi faire » ? Toujours dans son combat pour la démocratie, elle prône une « Assemblée Mondiale des peuples » qui serait un complément des Nations Unies. Alors, elle et son mari vont s’inscrire à l’organisation « Citoyens du Monde ».

Déchirée, impuissante, elle laisse l’Afrique, ravagée par ses luttes tribales.

A la mort de son mari, aux côtés duquel elle a toujours combattu, elle se laisse envahir par la solitude et se pose les questions :

« Pourquoi ai-je lutté ? Qui ai-je convaincu ? "

Vite, la combattante se reprend et continue le combat. La seule violence qu’elle recommande est, je la cite : « une violence agressivement constructive tournée vers l’avenir. »

Revenue au pays en 1986, elle a continué le combat initié lors des longues années d’exil.

Elle sera responsable de la section culturelle de la Fondation 92 qui est la fondation de l’espoir et de l’avenir. Sa participation consistera essentiellement à faire renaître le tourisme, qui doit être une priorité nationale, et à faire revivre la culture de nos ancêtres indiens et surtout atteindre un objectif majeur : faire d’Haïti « le centre culturel de la Caraïbe ». Pendant six années, au sein de cette fondation, elle va multiplier conférences, interviews et interventions dans les médias.

Aux grandes questions : « Quoi faire ? Comment faire ? Et avec qui faire ?, elle va répondre en créant le KONBITISME, qui est une forme de coopératisme, un contrat social unificateur et mobilisateur.

Après 1986, nos compatriotes n’avaient qu’un mot à la bouche : tèt ansanm.

Alors, Odette eut la conviction que le Konbitisme représentait vraiment la voie idéale pour réaliser l’unité du pays. Les jeunes, en particulier, deviendraient les missionnaires du développement en s’occupant d’alphabétisation, de vaccination, de reboisement et accompliraient un service civique obligatoire.

Odette a aussi créé la fondation éducative Odette Roy Fombrun (FERF) avec 3 volets : l’éducation préscolaire, l’éducation civique et la promotion de la lecture. La FERF offre des mini-bibliothèques scolaires à certaines écoles défavorisées.

Odette est aussi membre de la Société d’Histoire et de Géographie. Son travail est axé sur l’éducation, le civisme, le tourisme et l’environnement.

Après avoir assisté à une conférence sur la planification à Harvard, elle va retenir une phrase du conférencier, qui va la marquer, et elle va en faire une règle de vie : « planifier garantit la moitié du succès de tout projet ».

En 1987, elle est, avec d’autres citoyens, chargée de préparer l’avant-projet de la Constitution.

Par la suite, plusieurs dirigeants ont fait appel à ses lumières, à sa sagesse et à sa vision pour son pays. C’est ainsi qu’en 1994, on la retrouve au Comité National de médiation pour aider notre pays à sortir de la crise dans laquelle il s’enlisait.

Odette a écrit des essais historiques, politiques, des contes africains et haïtiens, des livres d’éducation civique en créole tels que « Dwa ak devwa tout Ayisyen », des livres pour la jeunesse, des romans policiers, son autobiographie et même le scénario d’un film : « Ni vu, ni connu » en collaboration avec son fils Charles.

Odette Roy Fombrun a reçu de nombreuses distinctions dont « Le Prix du Ministère de l’Education Nationale », le « diplôme Honneur et Mérite » de l’organisation féminine « Fanm yo la », « Education et Civisme Award » du Boston Konbit clinic pour son ouvrage sur le Konbitisme. Elle vient de recevoir une plaque d’honneur du BPW, rendant hommage à son travail inlassable en faveur de l’évolution de la femme haïtienne et du citoyen haïtien en général.

Odette revendique nos différents héritages : indien, africain et occidental.

Et que dire de son combat pour changer le nom de l’île : Quisqueya (en hommage aux indiens Taïnos, au lieu de Hispaniola, qui rappelle trop le génocide indien.

Esprit curieux, elle met en question le présent, et revisite le passé pour mieux appréhender le futur.

Odette est contre toute forme de dogmatisme. Elle suggère une mondialisation à visage humain.

Citoyenne du monde, elle a proposé à la Communauté internationale de remplacer les interventions punitives par des approches constructives impliquant la solidarité, l’interdépendance dans la dignité humaine et le respect des spécificités culturelles.

J’ai le privilège et le bonheur de travailler avec elle, depuis plus de dix ans, au sein du BPW. Là, j’ai appris à apprécier ses grandes qualités de cœur, son sens du devoir, son humilité, sa disponibilité à rendre service, sa patience, (parfois son impatience quand les choses traînent), son amour du beau, sa joie de transmettre aux autres son savoir pour les aider à se parfaire.

Elle pratique, tous les jours, sa devise qui figure dans l’hymne de notre Club, dont elle a d’ailleurs écrit les paroles : « Servir c’est notre devise », sèvi, se devwa nou. »

Cela fait quatre ans, depuis qu’elle a donné sa démission en tant que présidente et membre du BPW, à cause de son grand âge, a-t-elle dit.

Mais, elle ne se résigne pas à partir. Infatigable elle travaille sur un nouveau projet : « La Capitalisation et la croissance continue par l’épargne forcée », projet qu’elle a conçu après avoir pris connaissance des prêts bancaires à taux trop élevé pour les petites bourses.

Cette grande dame ne marchande jamais ses conseils de sagesse. J’en ai fait moi-même l’expérience en tant qu’ancienne présidente du Club.

Odette fait honneur à la femme haïtienne et devrait servir de modèle à notre jeunesse si souvent désemparée.

Mesdames et messieurs, je vous demande d’applaudir Madame Odette Roy Fombrun, cette grande dame qui, de son vivant, fait déjà partie du patrimoine culturel national et dont l’œuvre demeure pour nous tous, hommes et femmes, une référence, un motif d’espérer la guérison, l’union, la survie et la renaissance de notre Terre si malade !

Avec ses enfants, sa famille et tous ses amis, je dis Bonne fête Mamie O !

Marie Andrée Manuel Etienne

andreeetienne@yahoo.fr

Delmas, 13 juin 2007