Témoignage du Dr Rodolphe Malebranche, récipiendaire d’une soirée d’hommage de l´Association Médicale Haitienne aux pionniers de la lutte contre le Sida en Haïti
Soumis à AlterPresse en mai 2007
Je voudrais tout d´abord remercier, au nom de tous les membres du groupe de recherche sur les maladies immunitaires en Haïti (le GREMIH), au nom également de tous les récipiendaires et en mon nom propre, le Président de l´Association Médicale Haïtienne (AMH), le Président et les membres du Comité d´organisation du 56ème Congrès ainsi que la Présidente d´honneur du congrès d´avoir pris l´initiative d´organiser cette soirée d´hommage aux pionniers du Sida. [1]
Je me rappelle de cette histoire, comme s´il s´agissait d´un évènement survenu hier. On était au milieu de l´année 1981. Le Dr Franck THOMAS et moi-même, revenus tous deux récemment de l´étranger, avions nos cabinet de consultation l´un en face de l´autre à l´étage de la Clinique HUDICOURT (aujourd´hui Clinique ORLO) sise au 35 Chemin des Dalles. Dès l´apparition des premiers cas où l´un des symptômes dominants étaient une dysphagie (difficulté à avaler les aliments et parfois les liquides également) persistante parfois associée à de fortes douleurs épigastriques, cas soumis pour cette raison systématiquement à une endoscopie digestive haute, nous avions été frappés par le fait qu´ils présentaient tous une candidose œsophagienne souvent associée à un muguet de la voute palatine. Nous avions d´emblée trouvé cela très bizarre car il s´agissait de trouvailles faites habituellement chez des cancéreux parvenus à un stade ultime de leur maladie, chez des immuno-déprimés ou encore chez des patients soumis à une corticothérapie au long cours. Nous parlions tous les jours de ces cas. D´autres confrères avaient fait les mêmes constatations et étaient tout aussi intrigués que nous. Le Dr LIAUTAUD de son côté avait déjà attiré l´attention de la communauté médicale haïtienne sur l´apparition d´une nouvelle forme clinique du Sarcome de kaposi, particulièrement virulente et frappant les sujets jeunes. Nous étions donc sensibilisés ; nous avions le sentiment que quelque chose de nouveau se passait. Nous étions sur le qui-vive, en alerte maximale, comme l´on aurait dit maintenant. Ceci explique certainement le fait que nous avons immédiatement fait la relation entre nos malades et ceux du rapport princeps de Gottlieb en 1981 qui faisait état de l´apparition d´une infection à Pneumocystis Carinii chez des homosexuels mâles jusque-là en bonne santé. Le Sida était né. Rapidement les haïtiens allaient être stigmatisés en tant que groupe à risque pour cette maladie nouvelle et mystérieuse. On leur donnera même la paternité de la maladie. Un médecin américain de New-York, le Dr Vieira, ira jusqu´à écrire dans la prestigieuse revue de Médecine, le New England Journal of Medicine, qu’il était possible que le virus du Sida ait été originellement transmis d´un animal à un haïtien, les haïtiens ayant l´habitude de boire le sang du cochon au cours des cérémonies vaudou (Sic).
C´est à cette époque que les 2 premiers groupes d´étude sur la maladie vont se constituer : en premier lieu le Gheskio suivi peu de temps après par le GREMIH. Le GREMIH comprenait le Dr Emmanuel ARNOUX, le Dr Gérard D. PIERRE, le Dr Jean-Michel GUERIN, LE Dr Rodolphe MALEBRANCHE, le Dr Claude PEAN, le Dr A. C. LAROCHE et M. Robert ELIE, Phd en biologie humaine ; ce dernier avait mis à la disposition du groupe les facilités du ¨Laboratoire d´investigations biologiques¨ sis au Champ de Mars. Il faut noter que les Drs LAROCHE et PEAN étaient à cheval sur les 2 groupes, ce qui témoigne – si besoin en était – de la bonne harmonie et de la bonne ambiance qui régnaient entre les 2 groupes même s´il existait également entre eux une certaine compétition émulative et saine. Le 3ème groupe, celui de l´Hôpital de l´Université d´Etat d´Haïti (HUEH), sera lui formé un peu plus tard sous l´impulsion du Dr Gueldy PARISIEN RENE.
C´est donc avec enthousiasme que nous nous sommes mis à l´étude d´abord clinique de nos cas. Ce fut une époque extraordinaire, exaltante. Nous étions toujours disponibles, quelle que soit l´heure du jour ou de la nuit, pour voir un nouveau cas et l´incorporer à notre série. Nous n´avions évidemment aucun fond disponible et il nous fallait parfois payer de notre poche pour faire les investigations nécessaires chez ces patients. Nous n´avions aucune idée à l´époque de la cause de la maladie ; nous nous doutions qu´il s´agissait d´une maladie transmissible au vu du nombre de cas qui affluaient mais nous n´avions aucune idée du mode de transmission. Et pourtant nous n´avions pas peur ; nous ne prenions pas de précautions particulières, hormis celles habituellement recommandées. Certains confrères commençaient à nous traiter de fous et bien entendu nous refilaient systématiquement les malades qu´ils avaient l´opportunité de voir.
Après avoir dans un premier temps esquissé le tableau clinique de nos patients qui était somme toute assez univoque, nous avons compris que nous devions poursuivre l´étude de nos cas au plan biologique et immunologique et nous avons alors recherché une collaboration avec des centres internationaux capables de nous apporter une expertise dans ce domaine que nous n´avions pas. C´est ainsi que le GREMIH aura à travailler notamment avec l´institut Armand Frappier de l´Université du Québec, avec la division d´immunologie des CDC et l´Université Mc Gill de Montréal.
Tout ce travail fait sans subvention aucune et avec la collaboration désintéressée des institutions citées ci-dessus aboutira à la publication de notre 1er article dans une grande et prestigieuse revue médicale internationale ¨The Lancet¨ sous le titre : ¨Syndrome d´immunodéficience acquise avec sévères manifestations gastro-intestinales en Haïti¨, article paru dans le numéro du 15 octobre 1983 de la revue. Cet article nous permettait, à partir des données recueillies chez nos 29 premiers patients, de jeter les bases de la description clinique des patients que nous avions observés ; leur tableau clinique étaient en effet dominé par une diarrhée chronique, une perte de poids importante, une fièvre prolongée et la présence d´infections sévères, inhabituelles chez les sujets en bonne santé, notamment la candidose oro-œsophagienne ; la tuberculose était déjà notée comme une infection fréquente chez ces patients ; par contre une pneumonie à Pneumocystis Carinii n´était retrouvée que chez 2 de nos patients. Nous précisions également dans ce travail les premières caractéristiques immunologiques de nos patients, grâce aux données obtenues pour 20 d´entre eux. Ces premières caractéristiques étaient dominées par une chute importante du taux de CD4.
Par la suite le groupe participera à plusieurs conférences internationales dans les Caraïbes, au Canada et aux USA. Citons tout particulièrement la conférence internationale sur le Sida organisée en 1984 par l´Académie des Sciences de New-York, au cours de laquelle Jean-Michel GUERIN présentait les caractéristiques de la maladie en Haïti, à partir d´une série de 41 malades.
Mais l´un des évènements les plus extraordinaires auquel j´ai eu la chance de participer a été le 1er congrès organisé par l´AMH en mai 1983 au local du Lycée Marie-Jeanne, sis à la 1ère ruelle Lavaud. Ce fût quelque chose d´époustouflant : près de 800 à 900 participants ; plusieurs grandes délégations de scientifiques nord-américains et européens de haut calibre : Cornell. NIH, Université Mc Gill, Université de Montréal et du Québec, universitaires français. Si ma mémoire ne me joue pas un mauvais tour, je crois que Anthony FAUCI, Directeur à l´époque du NIH, était également présent. Toutes les questions fondamentales dont certaines sont encore débattues de nos jours seront abordées durant les 3 jours que dureront les assises : description clinique de la maladie, aspects immunologiques, particularités et importance de la Tuberculose dans l´évolution de la maladie ; la possibilité d´une transmission hétérosexuelle avait même été, dès cette époque, évoquée dans notre groupe. Je me rappelle d´ailleurs des longues discussions que j´avais souvent avec mon ami Thomas qui disait dans son langage châtié et de façon péremptoire : ¨ mon che, tout malad yo, ce massissi¨, ceci nullement pour les stigmatiser mais simplement pour signaler qu´il n´y avait aucune particularité épidémiologique de la maladie chez l´haïtien par rapport aux malades américains. Je ne partageais pas ce point de vue. Rappelons ici ce qu´écrivait et disait le GREMIH à l´occasion du congrès de mai 1983 et je cite : ¨Un autre point épidémiologique intéressant à considérer est le pourcentage élevé de femmes malades dans notre série : 30%. Un tel chiffre pourrait éventuellement s´expliquer par le fait que nos malades de sexe masculin sont davantage des bisexuels que des homosexuels. Et ceci pose en filigrane l´inquiétante question de la contamination éventuelle d´hétérosexuels par des femmes elles-mêmes contaminées par des bisexuels atteints¨ . L´hypothèse était osée à l´époque ; elle risquait même de porter préjudice aux haïtiens ; mais il était scientifiquement raisonnable de l´évoquer. Et, comme de fait, l´histoire de l´évolution naturelle de la maladie nous donnera raison. Le Dr Vieira qui avait écrit les énormités rapportées plus haut était présent dans la salle et à la fin de la conférence il montait sur l´estrade pour regretter amèrement ses propos et s´excuser.
Ceux qui n´ont pas connu cette époque et n´ont pas participé à cette aventure ne peuvent pas comprendre l´exaltation qu´a engendrée chez tous les membres du groupe ce que nous avons vécu. C´est en effet quelque chose d´extraordinaire d´assister à l´éclosion, sous ses yeux, d´une nouvelle pathologie, d´un nouveau syndrome incompréhensible, mystérieux et de participer activement au déroulement du fil qui progressivement amènera à une compréhension pleine et entière de l´affection.
Il fallait toutefois du courage et de la ténacité pour affronter dans cette aventure les multiples contraintes et embûches qui attendaient tous ceux qui s´étaient dévoués, corps et âme, à l´étude ce cette maladie :
en regard de la stigmatisation qui avait frappé d´emblée ces patients qui inspiraient une véritable crainte, une profonde terreur à la plupart de nos confrères, aux infirmières, aux directeurs d´hôpitaux. Que d´avanies n´avons-nous dues subir, sans jamais nous décourager, parce que nous étions disposés à apporter les meilleurs soins possibles à ces malades et pour ce faire à les hospitaliser. Nous étions obligés parfois de recourir à des ruses, de donner de faux diagnostics d´admission qui bien entendu ne tenaient pas après un jour ou deux d´hospitalisations. On nous menaçait parfois de nous interdire l´accès des centres hospitaliers et j´en passe ;
en regard du public lui-même qui craignait les médecins prenant en charge les sidéens. Les gens ne se privaient pas pour prédire que le Dr MALEBRANCHE et les autres cliniciens du groupe allaient voir fuir l´ensemble de leurs patients s´ils s´obstinaient à vouloir s´occuper de cette catégorie de malades, disons – il ne faut pas avoir peur des mots – de ces pestiférés ;
en regard du pouvoir politique : comme cela a été souligné au début du congrès et juste avant moi par le Dr Molière PAMPHILE, nous avons été accusés, moins par les responsables politiques eux-mêmes que par certains responsables des institutions sanitaires de l´époque, d´être des pseudo-chercheurs qui voulaient déstabiliser le gouvernement d´alors en portant un coup fatal à l´industrie touristique. Pour eux le Sida n´existait pas en Haïti ; les cas que nous avions mentionnés étaient simplement atteints de tuberculose intestinale. Le Dr Claude LAROCHE allait être le bouc émissaire de cette affaire pour avoir réalisé une autopsie pour un patient atteint de la maladie en dehors des heures de fonctionnement de la salle d´autopsie. Il sera contraint de remettre les photographies faites en la circonstance et il devra même quitter l´HUEH.
Un autre point à ne pas omettre dans cette rétrospective, c´est le travail de sensibilisation à travers tout le pays auquel a participé l´AMH. Elle avait mis sur pied, sous la présidence du Dr Robert JEAN-LOUIS et avec la collaboration des trois groupes d´étude, une caravane qui allait sillonner une bonne partie du pays pour un travail d´information et de sensibilisation visant l´ensemble de la population. Nous partions habituellement, à nos frais, le vendredi après-midi ou le samedi matin et revenions le dimanche. Nous nous sommes rendus, au cours de ces activités étalées sur plusieurs mois, dans plusieurs villes de la République ; citons de mémoire Saint Marc et les Gonaïves, Port-de-Paix, Cap-Haïtien, Hinche, les Cayes… Ce fût là également des moments extraordinaires de grande communion avec la population et de grande fraternité entre tous les participants. Ces tournées ont laissé chez moi et certainement chez les autres participants aussi des souvenirs impérissables. Il est simplement regrettable qu´elles n´aient pas été davantage immortalisées sur des pellicules photographiques.
EN RESUME : le GREMIH, bien que dépourvu de toute ressource financière, aura apporté une contribution non négligeable à l´étude et à la connaissance du Sida en Haïti. Il aura contribué notamment, en complémentarité avec les deux autres groupes, à :
décrire les différents aspects cliniques de la maladie en Haïti et en souligner les différences avec l´épidémie initialement décrite chez les homosexuels américains ;
souligner les principales caractéristiques immunologiques de l´affection chez les haïtiens ;
attirer l´attention sur l´importance de la tuberculose dans l´évolution de la maladie ;
soulever des questions fondamentales d´ordre épidémiologique dont certaines sont encore d´actualité après plus de 25 ans d´évolution de ce redoutable fléau. Le GREMIH aura eu le mérite et le courage d´avoir notamment soulevé l´hypothèse d´une transmission hétérosexuelle du Sida à un moment où cela paraissait être une hérésie.
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Contact : r_malebranche@yahoo.fr
[1] Ce texte a été présenté le 26 avril 2007 à l´occasion de la magnifique soirée organisée par l´Association Médicale Haïtienne - au décours de son 56ème congrès axé sur ¨ Le Sida : Expérience haïtienne ¨ - en hommage aux pionniers de la lutte contre le Sida en Haïti. Ont également pris la parole au cours de cette mémorable et inoubliable soirée - outre le Président de l´AMH, le Dr Claude SURENA et le Président de l´Association des Médecins Haïtiens à l´étranger (AMHE), le Dr Eric JEROME qui ont délivré des messages de circonstance - le Dr Gérard D. PIERRE également du GREMIH et le Dr Molière PAMPHILE du GHESKIO qui ont eux aussi apporté leur témoignage sur la période des débuts du Sida en Haïti. Le Dr Gueldy PARISIEN RENE, membre du Groupe de l´HUEH, clôturait, au nom de tous les récipiendaires, les allocutions par des remerciements à l´AMH.