NDLR : Après des funérailles tenues en stricte intimité dans la matinée du samedi 26 mai 2007, c’est ce lundi 28 mai 2007, à Pétionville (à l’est de Port-au-Prince) qu’une messe de requiem a été chantée en mémoire de François Latour, assassiné dans la nuit du mardi 22 au mercredi 23 mai 2007. De Kingston, est parvenu à AlterPresse aujourd’hui le témoignage suivant d’un autre acteur haïtien, Faubert Bolivar.
Soumis à AlterPresse le 28 mai 2007
Par Faubert Bolivar
A Frankétienne, Syto Cavé, Lyonel Trouillot et Daniel Marcelin…
François Latour était au nombre des rares racines de l’arbre de vie des Haïtiens.
Je n’exagère ni n’envoie des fleurs sur la tombe d’un cadavre qui a refusé les fleurs et les paroles inutiles.
Imaginez que vous êtes un Haïtien. Vous vivez en terre étrangère, par exemple la Jamaïque.
Vous êtes marié à une étrangère. Vous vous réveillez un matin d’un jour de congé, par exemple un mercredi 23 mai 2007.
Le programme de la journée est de travailler sur votre projet d’installation dans votre pays, Haïti. La veille, vous aviez une discussion avec votre femme.
Il s’agissait de la rassurer sur ses appréhensions que vous savez légitimes : l’eau qui manque, l’électricité qui manque, les routes qui manquent, le peuple qui manque, le ridicule qui ne tue pas et la bêtise qui abonde.
Vous savez tout ça, mais vous aimez votre pays, c’est là que vous vous voyez vivre. Vous savez que c’est une grande, une très grande responsabilité de convaincre quelqu’un de vivre dans votre pays.
Car, chez vous, malheur pas mal, malheur normal. Un crime peut à tout moment venir se greffer sur votre conscience.
Mais, vous priez dans votre cœur que vous en seriez épargné, qu’elle surtout en serait épargnée. Vous demandez à Dieu que si quelque chose doit lui arriver, qu’il fasse que ce soit un vol, une gifle, une insulte, mais pas une balle, mais pas la mort.
Vous lui avez donc sorti toutes vos déclarations de principe sur votre responsabilité par rapport à votre pays du trou mourir, votre pays où les balles ont appris à voler à la place des oiseaux.
Et, elle n’en est pas convaincue ni vraiment rassurée, mais elle a envie de faire quelque chose avec vous pour ce pays qui est le vôtre, pour les enfants qui seront les vôtres.
Vous vous réveillez donc pour mettre en place les premiers préparatifs du retour : mettre à jour les CV, faire les lettres de demande d’emploi, regarder les annonces - immobilier.
Vous allumez votre ordinateur. Vous tapez Radio kiskeya et ça vous dit : Flash ! Flash ! Flash ! On a exécuté François Latour…
La honte ? La gêne ? La peur ? Annoncer ou cacher cette nouvelle à votre femme ? Le projet du retour ? Perdre ou garder la raison, l’amour du pays, la foi et l’espérance d’un lendemain meilleur pour le pays ?
Imaginez et répondez…
Il y a que la nouvelle m’a cloué sur la chaise et m’a laissé une larme dans la gorge, une larme qui roule en moi, chaque fois que me revient le corps éventré et abandonné sous la pluie.
Ce n’est pas la mort qui m’a surpris. C’est vrai que chez nous on dit qu’on ne connaît jamais vraiment la mort, mais on sait qu’on en connaît beaucoup plus qu’on ne devrait en connaître.
Ce qui m’a secoué dans la nouvelle, c’est son caractère doublement anti-axiomatique et anti-axiologique : on n’assassine pas François Latour. Tel est l’énoncé de sens, de vérité et de valeur au nom duquel il y a Haïti plutôt que rien.
On n’exécute pas François Latour.
Je ne veux pas dire qu’il y a des gens qu’on doit assassiner et d’autres non. Je veux dire qu’il y a des gens dont la catégorie crime et châtiment ne suffit pas à élucider un attentat contre leur vie. Et François Latour est ou était de ces gens.
On aura beau questionner le code pénal, le code d’instruction criminelle, mettre l’action publique en mouvement, arrêter quarante, cinquante, même une personne, faire un procès, trouver et condamner les coupables, cela ne suffira pas à résoudre le problème, l’énigme, posé par le cadavre battu par la pluie.
Car, l’exécution d’un François Latour met fin à un régime de sens et de vérité, dont l’enjeu est la survie, le maintien de l’espérance historique qu’est Haïti.
Toussaint Louverture ne se savait pas, à raison, un homme comme tous les autres, mais le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs.
François Latour était au nombre des rares racines de l’arbre de vie des Haïtiens.
Je n’exagère ni n’envoie des fleurs sur la tombe d’un cadavre qui a refusé les fleurs et les paroles inutiles.
C’est un principe axiomatique : on n’assassine pas François Latour.
Comment a-t-on pu, sans hésiter, mettre fin à une voix, un talent, un don, par une balle dans le ventre ?
Les assassins n’aimaient-ils pas ses pubs ? S’ils l’aimaient, n’avaient-ils pas souhaité qu’il reste en vie pour en faire d’autres ?
Les assassins sont-ils des Haïtiens ? Si oui, ont-ils en mémoire la rituelle radio –diffusion de Pèlen tèt ?
Les assassins sont-ils simplement des assassins qui tuent jour et nuit, ne dansent pas le compas, n’écoutent pas la radio, n’apprécient pas les blagues des humoristes haïtiens ?
Il faut imaginer les assassins assassins sans répit pour comprendre qu’ils ne se sont pas dit : Nèg yo, se nèg ki konn fè reklam nan wi, lage l, pa tiye l !!!
On a tué François Latour.
L’homme, je ne l’ai pas connu. Je ne l’avais jamais rencontré. Jamais vu sur scène. Je ne saurais aujourd’hui encore mettre un visage sur sa voix.
En fait, comme la plupart des haïtiens, je n’ai connu de lui que sa voix. Sa voix qui fut un comédien à part entière.
Et, la légende. Souvenir de Lyonel Trouillot évoquant le grand théâtre que fut Kavalye Polka de Syto Cavé, joué par Hervé Denis et François Latour.
Ce qu’on aurait donné pour retourner dans le temps et voir çà. Jeune théâtreux à Port-au-Prince à la fin des années 90, je n’avais pas eu le bonheur de réaliser mon rêve de le rencontrer, ni de travailler avec lui, sous sa direction.
Sans le connaître, j’admirais sa discrétion, sa modestie, son grand talent, dont la voix et les textes (qu’on accueillait comme on accueille le dernier single de Mass Konpa ) témoignaient chaque jour à la radio…
On n’exécute pas François Latour.
S’il est mort par balle, tirée à bout portant, ce n’est pas une exécution, c’est une déclaration de guerre à Haïti.
Mais, ça fait longtemps que Haïti est en guerre. Contre elle-même.
Donc, c’est le rappel du fait de guerre en Haïti.
Ma société qui, courageusement, infatigablement, s’autodétruit. Malheur, disait René Philoctète, quand les enfants de la terre mangent la terre !
Voilà que je me surprends à m’étonner de la disparition, depuis longtemps, du régime de sens et de vérité qui aurait pu faire qu’il y a Haïti plutôt que rien.
Car, ce qui est vrai pour François Latour l’est aussi pour les bébés et les enfants, on ne fusille pas un bébé ou un enfant, les rivières et les arbres, on n’assèche pas les rivières pas plus qu’on ne massacre les arbres, les cathédrales et les marchés, on ne brûle pas les cathédrales, ni les marchés, l’Esprit, on ne tue pas l’Esprit.
Lorsque ces choses arrivent, et elles sont déjà arrivées, c’est qu’on a franchi une ligne de non-retour, la ligne blanche de la mort, n’est-ce pas ?
Franck, Frankétienne, dis-moi, le chaos s’est-il déjà engagé dans la direction des ténèbres irréversibles, à des années-lumière de la lumière ?
Faubert BOLIVAR
flotht@yahoo.fr
Kingston,
28 mai 2007