Par Camille Loty Malebranche
Soumis à AlterPresse le 22 mai 2007
Disons-le d’emblée, nous abordons ici le pragmatisme comme mode de vie utilitaire de la société contemporaine.
Il ne s’agit pas du pragmatisme gnoséologique, qui cherche les meilleures méthodes d’accès aux connaissances, ou du pragmatisme psychologique, qui veut réduire les difficultés à l’approche d’un problème à résoudre, mais de l’idéologie capitaliste avec son obsession du but et du profit économique qui doivent ponctuer toute action humaine, sinon cette action ne vaudrait pas la peine d’être entreprise.
Le pragmatisme est la vision d’une société où prédomine l’idéologie de l’individualisme sauvage et déshumanisant, qui sert la performance et la prospérité du vendeur et fait la réussite matérielle par la production du rentable.
Il s’agit, en effet, de la violence obsessive du rentable à tout prix, qui empreint l’idéologie sociale contemporaine jusqu’à la pathologie, jusqu’à la négation totale de l’homme aux dépens de qui se fait le succès aveugle du marché. Véritable pulsion morbide du lucre et de l’utilité immédiate, le pragmatisme altère toute l’action humaine qu’il prive de projection lointaine et transcendante.
La réification systémique, haineuse de l’homme, procède ainsi d’un mode de pensée, selon laquelle tout est rentabilité et où le profit doit avoir la primauté. La haine de l’essence pluridimensionnelle de l’homme, comme toute condition haineuse, est pauvreté d’être de qui hait.
Le système économique haineux de l’homme constitue, dans ces conditions, un néant, phagocytant l’être par toutes sortes d’ersatz, tout en proposant à l’individu un rictus mécanique des représentants de l’institution sociale, sans se soucier de la personne humaine qu’elle pose et perçoit en tant que rouage biologique du devoir de performance et de consommation pour la prospérité de l’oligarchie ploutocratique. Oligarchie tyrannique qui, pourtant, singe la démocratie avec bruit et fureur.
Là, le sens, cette attraction et impulsion de l’aventure humaine, se retrouve subverti dans la marche au supplice de toutes les dimensions non vendables de l’existence. Et le pire, dans ce Babel où prévaut la manipulation, c’est la prétendue morale sociale conservatrice qui voudrait faire croire que des valeurs existent dans cette jungle d’agressivité matérialiste ! Cette attitude duelle, de proxénète prêcheur d’une société gibbeuse et grossière de ses lourdeurs pragmatiques, assène la plus terrible manipulation à l’entendement et au bon sens collectif dont elle se fait l’ombre simiesque !
La société pragmatique, altération perverse du rapport à soi
Behaviouriste et réificatrice, la société pragmatique taille l’homme à la mesure des besoins du profit de l’establishment. Idolâtrie du Mammon de la finance, simonie de l’être sacré de l’homme crucifié au pressoir du financiarisme, ce stade contemporain de prédominance de la virtuelle finance boursière dans l’économisme actuel, l’homme en devient la dernière chose qui importe au système social suspendu aux basques du marché des bourses.
L’image perdue de l’humanité
D’un point de vue métaphorique, l’action qui se déploie dans l’histoire individuelle ou sociale est considérée comme le miroir de la conscience de l’homme et de la société.
Cette conscience, faut-il le rappeler, se construit dans les contingences de l’histoire individuelle et sociale, et par les nécessités de réponses des individus et catégories sociales au conditionnement systémique et historique. Conscience actuellement en crise dans l’ordre axiologique où les valeurs oublient le primat que devrait avoir la personne humaine. Crise spéculaire qui est déchirement intérieur combien traumatique de l’homme privé de sa propre image ontologique méconnaissable et quasi inapte à assumer ses prétentions à l’humanité !
C’est un suicide systémique de l’humain, qui ravage le traumatisé perdant toute balise et s’en remettant aux forces mêmes de son effacement dans la structure sociale dominante. C’est aussi une entraliénation, car l’aliénation, ici comme souvent, va du corrupteur au corrompu, du bourreau à la victime, puisque l’establishment ploutocratique - perdant toute humanité - définit une société monstrueuse par son matérialisme extrême qui s’identifie à lui, l’establishment bêtement pris au lasso du marché qu’il déifie. Vieille occurrence qui voit le maître esclave de son ordre esclavagiste !
L’allégorie du miroir commence, devons-nous le rappeler, dans l’histoire humaine par la légende. Le premier homme se serait pour la première fois miré dans la source coulant au paradis des origines et y aurait, émerveillé, contemplé son visage !
Chez les grecs, Narcisse, ébloui de son reflet, se noya dans la fontaine, à force de perdre conscience du danger de l’eau qui le reflétait. Malgré l’apparente mort, le mythe hellénique nous rapporte que, de cette noyade du mirant contemplatif, poussa la fleur Narcisse. Comme si la contemplation, même excessive, même maladive, en imprégnant un individu, fut-ce en le submergeant, finit par l’esthétiser, le propulser au rang de fleur.
Mais, le pragmatisme contemporain enlève à l’homme l’estime autocentrée, la contemplation de sa nature. Car, l’une des pires misères sociales de l’homme d’aujourd’hui est de devoir conquérir « son être » par le postiche de la possession de biens et la disposition de services offerts sur le marché. Terrible subordination de l’ontologique à l’économique !
Tout le mal social : mégalomanie, complexe d’infériorité, criminalité, suicide, frustration ou triomphalisme, tient hélas, en majeure partie de cette calamité existentielle du décentrage de l’homme dont le rapport à soi est exproprié par le système. Ainsi, le capitalisme porte la palme des expropriations…
Après avoir exproprié les colonisés et les esclaves de leurs pays, de leurs terres de leurs biens, de leur nom, de leur force de travail ; après avoir exproprié l’ouvrier de son temps et de son corps ; le marché, implacablement pragmatique et impassible quant à la pluridimensionnalité humaine, exproprie « l’homme souverain et individualiste » d’aujourd’hui de son rapport à l’être, en interférant infernalement jusque dans le rapport à soi de l’homme de la « Post modernité ».
Ici, le pragmatisme post moderne - ce prédicat chronologique flou qui réfère à notre époque de discours écologique et communautaire où la société civile tente de jouer un rôle moralisateur dans la conscience sociale - procède d’un principe ancien voire primitif : celui de l’incitation à l’instinct de prédation qui est chez l’homme. Instinct haïssable, parce que générateur de cette déviance originelle combien démente vis-à-vis de la propriété : l’irrationnel et illusoire désir de posséder autre chose que soi, de conquérir l’être par l’avoir !
Camille Loty Malebranche
aecmill@yahoo.fr