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Brésil : Voyage d’un pape conservateur au pays de la théologie de la libération

Par Alain St.-Victor

Soumis à AlterPresse le 14 mai 2007

Il n’est pas étonnant que Benoit XVI fasse au Brésil – principal bastion du catholicisme - son premier long périple en terre étrangère.

On estime à 140 millions le nombre de catholiques au Brésil, et selon Mgr Fernando Figueiredo, membre de la Congrégation du Clergé à Rome et évêque de Santo Amaro (commune de Sao Paulo) « la participation populaire aux cérémonies a nettement augmenté, ce qui constitue un signal très positif [1] » ; pour lui, cela explique pourquoi le nombre de paroisses est passé de 34, en 1989, à 97 aujourd’hui.

Pourtant la présence du pape dans le plus grand pays d’Amérique latine traduit plus une inquiétude qu’une volonté de participation à des activités festives célébrant la foi catholique. Et pour cause : l’influence du protestantisme se fait grandissante et, depuis quelques années, le nombre d’évangélistes, particulièrement les pentecôtistes, a significativement augmenté, atteignant plus de 44 millions de fidèles.

Par ailleurs, l’église catholique brésilienne fait face à une pénurie importante de prêtres : selon les estimations du théologien de libération Leonardo Boff, « il devait y avoir 120 000 prêtres et il n’y en a que 18 000, dont beaucoup sont des étrangers. Cette situation de vide spirituel, écrit Boff, ouvre un espace où s’engouffrent d’autres églises en apportant à leur façon une nourriture religieuse aux fidèles [2] ».

Ce voyage est-il donc la preuve que Benoit XVI a compris aujourd’hui que l’avenir de l’église catholique en Amérique latine passe par la victoire de la « guerre pour gagner les âmes », même si cela veut dire d’adopter les stratégies des églises protestantes pour donner un nouveau souffle au prosélytisme catholique ? Cela semble évident. Pourtant la perception du Vatican du « danger » que représente le protestantisme en Amérique latine est plutôt récente.

Durant les années 1970 et 1980, l’unique souci de l’église catholique en Amérique latine était de combattre la théologie de libération, mouvement que le Vatican considérait (et continue de considérer) comme subversif à la doctrine chrétienne. Les prêtres qui y adhéraient étaient perçus ni plus ni moins comme des « marxistes en soutane », qui poussaient les pauvres ouvriers et paysans à la violence et aux crimes. Jean Paul II s’est consacré, durant une grande partie de son pontificat, à combattre avec virulence cette nouvelle théologie. Pour lui, tout mouvement de libération qui développait une conscience critique par rapport à la société ou qui prenait comme point de départ (comme le fait la théologie de libération) la situation des opprimés était soit manipulé soit dirigé par Moscou.

Tandis que des dizaines de prêtres et de religieux sont assassinés durant les années 80 en Amérique centrale et du sud par les sbires des pouvoirs en place soutenus par Washington, le Vatican réagissait timidement en promulguant seulement des condamnations verbales. L’attitude de Jean Paul II pourtant fut tout autre lorsqu’il visita la Pologne pour la première fois après son ascension à la tête de l’église catholique. Lors de cette visite, l’un de ses premiers gestes fut de se prosterner devant la tombe du père Jerzy Popielusko, le seul prêtre assassiné en 1984 par les agents de la police politique du régime de Jaruzelski. Il en profita pour condamner sans équivoque le « marxisme athée » et pour appuyer ouvertement Lech Walesa et Solidarnosc.

Certes, à l’époque, cette politique de deux poids deux mesures s’accordait avec la politique de l’administration (Ronald) Reagan qui fit de la lutte contre le communisme son principal cheval de bataille (par l’entremise d’organes catholiques, les Américains financèrent le mouvement Solidarnosc), mais pour mieux comprendre l’idéologie et la politique qui sous-tendent cette « croisade » contre la théologie de libération, il faut analyser le rôle joué par le cardinal Joseph Ratzinger (devenu Benoit XVI) durant cette période.

De 1981 à 2005, Ratzinger dirigea la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, organisme fondamentalement conservatrice et la plus ancienne des neuf congrégations de la curie romaine. Fondée par le pape Paul III le 21 juillet 1542, sa principale mission fut de lutter contre les hérésies. Elle était par ce fait responsable de réorganiser l’Inquisition, qui fit, selon certaines estimations, plus de deux millions de morts en Europe et dans les colonies espagnoles, en l’espace de trois siècles.

Ratzinger dirigea avec une main de maître la Congrégation : il prit des dispositions pour faire respecter ce qu’il interprétait comme la véritable doctrine du Christ. Il en résulta plusieurs condamnations (140 en tout) de théologiens catholiques, principalement ceux de la théologie de la libération, condamnations qui prirent différents formes, « allant de l’interdiction d’enseigner et de la censure de leurs écrits jusqu’à la réduction à l’état laïc et même l’excommunication (dans le cas du Sri Lankais Tissa Balasurya) [3] ».

Durant ces vingt dernières années, Ratzinger est devenu sans aucun doute le principal idéologue du Vatican, celui qui de façon à peine voilée prenait les décisions importantes, particulièrement lors des derniers moments du pontificat de Jean Paul II. Intellectuel, véritable penseur de la religion traditionnelle, il élabora une théologie empreinte d’académisme. Parmi les nombreux ouvrages qu’il publia, l’un a été particulièrement conçu pour mener la lutte idéologique contre la théologie de libération. Intitulé Instruction sur la liberté chrétienne et la libération (1986, éd. Téqui), il développa une série de thèmes liés à la conduite de l’individu chrétien. Pour Ratzinger « la praxis chrétienne …est la mise en œuvre du grand commandement de l’amour », ce qui le porte à dire que les problèmes sociaux, individuels, etc. doivent être pris en compte essentiellement sous l’angle moral.

Ces considérations ne l’empêchent pas toutefois de rendre compte de l’importance des structures sociales. « La primauté reconnue, écrit-il, à la liberté et à la conversion du cœur n’élimine nullement la nécessité d’un changement des structures injustes. » Certes, Ratzinger opère ce détour pour pouvoir mieux retourner à son point de départ : pour lui, la lutte nécessaire pour changer ces structures doit se faire par des « moyens moralement licites, (et que au fond) le péché qui est à l’origine des situations injustes est, au sens propre et premier, un acte volontaire qui a sa source dans la liberté de la personne. C’est dans ce sens dérivé et second qu’il s’applique aux structures, et qu’on peut parler de péché social ».

Cette approche théologique renvoie l’homme à lui-même, à sa conscience pour qu’il y décèle le mal qui s’y cache, et dont les problèmes sociaux seraient le reflet. Une telle approche, développant toute une conception des réalités sociales, va bien sûr à l’encontre de la théologie de la libération. Celle-ci, tout en plaçant l’homme au centre de ses préoccupations, considère les structures sociales comme déterminantes dans l’explication des problèmes sociaux. Comme l’explique François Houtart, cette théologie « part d’une démarche inductive, qui l’amène à construire une pensée spécifique religieuse, en partant du réel et de la pratique sociale. [4] » La théologie de la libération cherche avant tout à comprendre les mécanismes de l’oppression et les fondements de l’injustice sociale, ce qui implique le dépassement des réactions purement morales face à la souffrance.

Au terme du voyage de Benoit XVI au Brésil, ce qui peut paraître surprenant c’est que son conservatisme radical reste inchangé : son discours sur l’avortement (il aurait même jugé « normal » d’excommunier les parlementaires mexicains d’avoir légalisé l’avortement), sur la chasteté, sur le célibat des prêtres, sur le rôle social de l’église, etc. s’inscrit d’emblé dans l’attitude qu’il avait lorsqu’il était cardinal Ratzinger.

Parallèlement à ce conservatisme religieux dont l’influence diminue sans cesse, se développent d’autres formes de croyances, particulièrement le protestantisme nord-américain plus agressif, plus présent dans le vécu des peuples latino américains, mais dont l’objectif final n’est autre que l’asservissement des consciences afin de conserver le statu quo.

Néanmoins, la théologie de la libération reste bien vivante en Amérique latine : elle a tiré des leçons de ses luttes, de ses défaites ; elle a pris conscience de ses capacités et de ses limites ; elle continue de s’inspirer des batailles menées par des figures de proue comme Mgr Romero assassiné par l’oligarchie salvadorienne le 24 mars 1980 et plus récemment, le 25 février 2005, la religieuse d’origine nord-américaine Dorothy Stang, sympathisante des paysans sans terre, tuée par un mercenaire soudoyé par de grands propriétaires terriens brésiliens.


[1Dépêche AFP, sur www.rfi.fr

[2Voir le site www.leonardoboff.com

[3Lire : L’état actuel de la théologie de la libération en Amérique latine par François Houtart sur le site www. risal.collectifs.net , voir également l’article du théologien brésilien Frei Betto : Ratzinger : un retour vers le passé sur le site Alternatives

[4Ibid.