Par Nancy Roc
Soumis à AlterPresse le 22 avril 2007
Trois générations après leur arrivée au Québec, les Haïtiens s’organisent. Les États généraux de la communauté haïtienne ont atteint leur phase finale le week-end écoulé. En effet, une grande mobilisation a eu lieu du 19 au 22 avril au Complexe Cristina, 6566, rue Jarry Est. Les organisateurs attendaient environ 500 personnes, soit autant qu’au cours des consultations préliminaires qui ont eu lieu entre le 20 janvier et le 31 mars 2007. Cette phase finale fait suite à la tenue de six forums sectoriels couvrant neuf chantiers thématiques et une journée d’étude spécifique sur la réussite scolaire des jeunes Québécois d’origine haïtienne.
Les États généraux de la communauté haïtienne se veulent un vaste exercice de consultation communautaire pour faire le point sur l’état des préoccupations, des enjeux et défis de l’heure auxquels sont confrontés les centaines de milliers de personnes d’origine haïtienne qui vivent au Québec et au Canada. Cette démarche mobilisatrice de réflexion et de discussion a été initiée par le Conseil National des Citoyens et Citoyennes d’Origine Haïtienne (CONACOH). Créé en 1991, ce Conseil est un organisme de concertation et de représentation ayant pour mission de soutenir ses membres associatifs et individuels dans une perspective de défense et de promotion des droits et intérêts collectifs de la communauté haïtienne au Québec et au Canada.
Un signe de maturité de la communauté haïtienne
« Aucune communauté culturelle n’a jamais organisé des États généraux et c’est une grande première. Nous avons fait un constat : depuis notre arrivée ici (il y a 50 ans) on impose (aux Haïtiens) des programmes. Aujourd’hui, nous voulons être partie prenante. Il y a beaucoup de talents dans notre communauté et pourtant les jeunes et leurs parents sont marginalisés et victimes de discrimination. Aujourd’hui, il est temps de passez le maillet aux générations futures en créant un lien intergénérationnel plus direct et plus fort afin que les choses soient différentes pour les générations à venir », a déclaré Keder Hippolyte, président du Conseil National des Citoyens et Citoyennes d’Origine Haïtienne (CONACOH).
L’organisation des États généraux fait suite à un mandat des membres du CONACOH à un groupe externe de travail visant à recommander une formule de consultation communautaire élargie pour dégager les acquis de la communauté et proposer un plan d’action dans le but de consolider le tissu communautaire et répondre aux nouveaux défis auxquels font face les membres de la communauté haïtienne en particulier les jeunes.
« Ces États généraux étaient non seulement nécessaires mais ils démontrent la maturité de la communauté haïtienne. Cela fait 50 ans que nous sommes là et que nos enfants se considèrent comme des Québécois à part entière et c’est le moment de faire le point. Il nous faut voir ce que nous avons fait et ce que nous voulons faire et c’est très prometteur » a déclaré Madame Vivian Barbot, députée fédérale pour le conté de Papineau auprès des Communes. Cette dernière, première député d’origine haïtienne à être élu au niveau fédéral était présente samedi aux États généraux. Pour le suivi de ces derniers, elle estime que le défi est de « saisir non seulement les membres de la société civile en générale mais aussi les décideurs politiques. Il y a des déficits énormes en ce qui concerne les femmes ou les gangs de rue par exemple ; il faut que la société entière s’empare de ces sujets là et donne les moyens à cette communauté de régler ces problèmes. »
Les discussions des États généraux se sont tenues autour des quatre préoccupations suivantes :
éducation et accès aux ressources économiques ;
lutte contre le racisme dans divers domaines ;
représentation dans les lieux de concertation et de décision
promotion des droits et participation civique.
« Les recommandations formulées ce week-end prochain seront ensuite présentées aux différents paliers de gouvernement, dont le gouvernement québécois qui s’apprête à adopter une politique en matière de lutte contre la discrimination », a indiqué M. Claude Toussaint, membre du comité directeur des États généraux.
« L’intégration sociale est une question transversale, puis qu’elle touche aussi bien le logement que l’emploi », a-t-il précisé en ajoutant : « La question de l’emploi dans la fonction publique sera certainement une des préoccupations discutées. »
Faire face aux nouveaux défis
La communauté haïtienne est une des communautés culturelles les plus importantes du Québec. Elle s’y est installée dès les années 60, fuyant le régime dictatorial instauré dans leur pays par Papa Doc (Francois Duvalier). La majorité de la première vague s’est installée à Montréal entre 1967 et 1977, la seconde entre 1978 et 1986 et la dernière de 2000 à nos jours. Trois générations d’Haïtiens se sont donc succédé au Québec. Selon le CONACOH, cette communauté compterait 130 000 membres au pays, essentiellement concentrés à Montréal. 41,1 % sont nés au Québec et 57,4 % à l’étranger ; d’autre part, cette communauté compte plus de femmes (54 %) que d’hommes (46 %).
Cette communauté a enrichi le Québec de nombreux professionnels, ingénieurs, médecins, enseignants, avocats, écrivains, artistes et musiciens dont plusieurs se sont illustrés par leur travail et leur talent à Montréal et dans le monde. Cette communauté a également fourni les travailleurs et le personnel de service dont la société d’accueil avait besoin.
Toutefois, malgré les succès enregistrés beaucoup d’Haïtiens confrontent d’énormes difficultés d’intégration et se retrouve parmi les citoyens les plus pauvres de la société québécoise. Selon les chiffres de Statistique Canada et de la ville de Montréal, les 2 arrondissements comptant le plus grand nombre de personnes vivant avec le plus faible revenu sont ceux habités majoritairement par des personnes d’origine haïtienne.
Trois générations plus tard, on constate un appauvrissement de la communauté haïtienne et l’intégration se fait de plus en plus difficilement. Dans les années 60-70, les professionnels Haïtiens étaient recherchés dans la société québécoise. Aujourd’hui, beaucoup de diplômés se retrouvent sans travail après avoir immigré. La montée de l’ADQ, le discours sur les accommodements raisonnables ne démontrent-ils pas que le Québec se referme sur lui-même et que les immigrants vont être davantage exclus ? « Le défi est grand et c’est pour cela que nous devons être présents. En effet, le discours va se durcir amis dans la mesure où nous posons nos pions et jouons notre rôle de citoyens et citoyennes, il y aura moins de chance de dérive » pense Vivian Barbot. Pour cette dernière, la communauté haïtienne a été, jusqu’ici trop silencieuse et doit désormais faire entendre sa voix dans les grands médias tels que Radio Canada. Pour la députée Vivian Barbot, nous avons des représentants dignes de renom mais nous ne les utilisons pas. Au-delà de toute partisannerie, elle préconise d’utiliser ceux et celles de la communauté haïtienne qui sont placés à des endroits stratégiques et qui peuvent aider à faire le pas. « La question du travail est primordiale et nos diplômés qui n’arrivent pas à trouver du travail est un problème à régler immédiatement. Dans ce sens, il faut aussi que nous puissions nous réconcilier. Il faut que les jeunes et ceux qui cherchent du travail puissent faire appel aux Haïtiens qui travaillent et créer ainsi un réseau plus large afin qu’ils trouvent un travail qui corresponde à leur qualification. Je crois qu’il y va du bien de la communauté toute entière » a-t-elle conclu.
Les jeunes Haïtiens sont particulièrement touchés par le chômage et la discrimination à Montréal. Près de 17% sont sans emplois alors que la moyenne est de 8% dans la société québécoise. Un phénomène qui les décourage et les entraînent souvent à entrer dans des gangs de rues auxquels ils sont trop souvent associés dans les médias québécois. Pour l’écrivain Dany Laferrière, un des conférenciers invités samedi dernier, il faut de plus en plus raccrocher Haïti à la diaspora de Montréal. Contrairement à ce qui a été dit, il pense qu’une identité plus forte et plus solide, un sens plus assuré de ses origines permet d’être plus libre et d’accepter l’autre. « On pense qu’en oubliant le passé, on vivra mieux au présent et avec l’avenir. Je n’y crois plus. Je pense que l’être humain doit toujours savoir là où il est dans l’espace en gardant toutes ses origines. À Montréal, les jeunes Haïtiens n’ont plus de repères et ils les cherchent dans la violence, à travers la télévision américaine, avec le rap le plus sanglant pour se trouver dans des zones de force. Ils ont vu leurs pères se faire traiter de « sale nègre », leurs pères qui étaient professeurs en Haïti devenir chauffeurs de taxi et se sont dit que leurs parents ne pouvaient pas se donner en modèle puisque, d’une certaine manière, ils ont échoué en perdant leur respect et leur dignité. Aussi, ces jeunes pensent que c’est avec une arme, avec un revolver et une violence langagière qu’ils peuvent retrouver leur dignité. Tout cela vient du fait que nous avons trop souvent accepté que l’on dénigre Haïti. Dénigrer Haïti ne veut pas dire cacher la vérité politique mais de savoir avec qui on hurle. On a confondu l’échec du politique à l’échec même de l’individu Haïtien et cela a été une erreur. » a-t-il soutenu.
Pour Dany Laferrière, la contribution des Haïtiens à la société d’accueil a été sous estimée. Selon lui, la société québécoise doit entrer dans le concert des nations et accepter de voir que les gens qui viennent au Québec ne sont pas tous des personnes qui doivent être considérées comme des esclaves. Il préconise d’informer les Québécois afin qu’ils sachent que « l’immigration n’est pas un grand bateau arrimé au port avec des affamés qui veulent entrer dans la ville, mais plutôt des professionnels qui sont le plus souvent diplômés et très bien éduquées. Le Québec est dans une cage, celle du Canada, et la communauté haïtienne se trouve dans la cage du Québec. Un oiseau qui est encagé deux fois ne peut pas voler et les Québécois n’ont pas pu entendre notre chant » a déclaré l’écrivain de renom. Pour ce dernier, le Québec, tout occupé à retrouver sa dignité et à se mettre debout, n’a pas du tout écouté les autres communautés. Toutefois, il pense que la société québécoise va vers un développement plus intéressant que la France et qu’elle va finir par comprendre qu’on ne peut pas rejeter un apport aussi important. « On ne peut plus pratiquer la politique du « deux poids, deux mesures ». Les Québécois ne peuvent plus continuer à dire qu’il y a un drainage de cerveaux dans la société québécoise vers les Etats-Unis, et faire la même chose avec les pays du Sud. Souvent ces immigrants se retrouvent avec des diplômes non reconnus et des situations professionnelles en dessous de leurs compétences. Or, à quoi bon voyager pour faire moins bien ? » a-t-il questionné.
Les États généraux de la communauté haïtienne ont reçu 549 personnes qui ont participé aux différents ateliers. Ces professionnels représentaient tous les secteurs et venaient de différentes régions du Canada : Montréal bien sûr mais aussi Toronto, Ottawa et Winnipeg. Keder Hippolyte, président du Conseil National des Citoyens et Citoyennes d’Origine Haïtienne (CONACOH) a révélé que l’organisme qu’il préside va lancer une campagne de sensibilisation pour mieux faire connaître les institutions venant en aide aux Haïtiens parmi lesquelles le Centre communautaire chrétien, la Maison d’Haïti ou encore la Perle d’Haïti. En effet, selon M. Hippolyte, ces institutions ne sont pas encore assez connues même parmi les Haïtiens. Il en est de même des différents organismes canadiens pouvant aider dans le financement de ces institutions Le CONACOH souhaite créer un réseautage intergénérationnel entre les jeunes et les vieux afin de multiplier les liens pour les jeunes entrepreneurs d’origine haïtienne qui se spécialisent dans les services ou dans les technologies. Selon M. Hippolyte, le CONACOH aurait reçu l’appui de la Ville de Montréal qui va apporter son appui à ces jeunes en finançant certains projets et les contacts en ce sens ont déjà été réalisés.
Selon le CONACOH, la phase finale des travaux de consultation dans le cadre des États généraux de la communauté haïtienne entrepris le 20 janvier dernier s’est terminée avec succès ce dimanche 22 avril. Au bout de cet exercice, trente-six mesures ont été priorisées. Leur mise-en-œuvre dépend à la fois de la communauté, des administrations publiques et des gouvernements ainsi que de partenariats entre la communauté, le secteur privé, des organisations caritatives et des fondations. Ces mesures se regroupent sous quatre volets d’intervention : le besoin d’information et de formation ; la mise en commun des expertises et des ressources par le réseautage, la nécessité d’être représenté dans les structures de concertation et les instances décisionnelles ainsi que l’accès adéquat à des ressources financières.
Elles couvrent quatre champs d’intervention jugés prioritaires : assurer l’intégration économique de ses membres, lutter contre le racisme et les diverses formes d’exclusions, soutenir les jeunes et assurer le rayonnement culturel ainsi que le renforcement des organismes communautaires issus du milieu haïtien.
Ces mesures recueillent déjà un large appui dans la communauté. À titre d’exemple, pour soutenir la création d’un bassin de main-d’œuvre dans les professions où les personnes d’origine haïtienne sont sous-représentées, une femme d’affaires de la communauté a annoncé, ce matin, l’octroi de deux bourses d’études en pharmacie pour des jeunes de la communauté. Les partenaires gouvernementaux présents à un petit déjeuner organisé par le comité directeur ont également fortement recommandé que le plan d’action issu des États généraux soit diffusé auprès des administrations pour favoriser un meilleur arrimage avec les politiques et interventions publiques.
« Nous voulions qu’au terme de cet exercice, la communauté se sente partie prenante des actions qui seraient entreprises pour répondre à leur réalités particulières. L’enthousiasme des personnes nous semble prometteur », a déclaré Ninette Piou, vice-présidente du CONACOH et membre du comité directeur.
Échéancier de suivi
Selon Claudel Toussaint, coordonnateur au contenu et également membre du comité directeur, il reste encore du travail à faire pour assurer que les mesures priorisées ne dédoubleront pas des services déjà existants. « Des points de convergence ont émergé de cette consultation. Les mesures proposées s’inscrivent clairement dans une volonté de prise en charge collective, mais également dans une volonté affirmée de ne pas s’inscrire en marge des actions de la société. Ce sont des éléments dont nous devrons tenir compte dans l’élaboration du plan d’action » a-t-il précisé.
Le plan d’action final, qui sera déposé au mois de juin prochain, après une ultime opération de recherche et de validation auprès de groupes-témoins, sera remis à la communauté qui en déterminera les mécanismes de suivi.