Débat
Par Eric Sauray [1]
Soumis à AlterPresse le 4 avril 2007
La révision d’une Constitution obéit à des règles cycliques. Dans le cas de la Constitution haïtienne de 1987, l’article 282 dispose que : « Le Pouvoir Législatif, sur la proposition de l’une des deux (2) Chambres ou du Pouvoir Exécutif, a le droit de déclarer qu’il y a lieu d’amender la Constitution, avec motifs à l’appui. » L’article 282.1 dispose que : « Cette déclaration doit réunir l’adhésion des deux tiers (2/3) de chacune des deux (2) Chambres. Elle ne peut être faite qu’au cours de la dernière Session Ordinaire d’une Législature et est publiée immédiatement sur toute l’étendue du Territoire. La législature actuelle est entrée en fonction en mai 2006. Si les vieux démons de la politique haïtienne ne prennent pas le dessus, la période de révision de la Constitution haïtienne débutera en janvier 2010 et durera jusqu’en mai 2010. Si la déclaration est votée, la procédure se poursuivra, si elle n’est pas votée, il faudra attendre la dernière session de la prochaine législature. Concrètement, il faudra attendre 2014. Entre-temps, la société haïtienne continuera d’être régie par une Constitution inadaptée. Et à chaque anniversaire on reprendra les mêmes arguments. Des arguments qui n’emportent pas toujours la conviction.
Bien entendu, il n’est pas question de dire que les colloques qui accompagnent chaque anniversaire de la Constitution de 1987 sont sans intérêt. Au contraire, en tant que citoyen, les débats sur la révision de la Constitution de 1987 m’intéressent un peu. En tant que politologue, ils m’intéressent beaucoup. En tant que juriste, ils m’intéressent passionnément. Dans le cadre de ces débats, les éléments avancés par certains me semblent intelligents, censés, parfois irréalistes et parfois très fantaisistes. Mais, ainsi va le débat politique, chacun a le droit de donner son opinion. Même si certains arguments n’emportent pas la conviction, il faut continuer à fournir des thèses juridiques, politiques, historiques ou sociologiques qui permettent d’améliorer le fonctionnement des institutions haïtiennes. Il faut aussi continuer à former des commissions chargées de fournir les autorités en projets utiles à la réflexion. Toutefois, même si tout le monde a le droit de donner son avis, tout le monde a aussi le devoir de faire preuve d’un peu de sérieux et de réalisme et éviter de nous servir les mêmes arguments à chaque anniversaire de la Constitution de 1987 qui a instauré en Haïti un régime anaxagorique [2]. Il faudrait surtout éviter d’avancer des arguments spécieux.
En effet, dire que la Constitution de 1987 est un problème uniquement parce qu’elle n’a pas été appliquée est un argument spécieux parce qu’il oublie qu’on n’applique que ce qui est applicable. C’est oublier un peu vite que cette Constitution a toujours tout justifié et tout légitimé. A la rigueur, on peut soutenir qu’elle a été mal appliquée, mais, on ne peut pas sérieusement dire qu’elle ne l’a pas été. Mais, la mauvaise application est toujours une application. Sur le plan théorique, c’est parfois plus intéressant compte tenu de la force créatrice des transgressions. Les juristes savent que le droit se nourrit plutôt bien des transgressions intelligentes, des maladresses créatrices et des improvisations inspirées par la volonté de bien faire de ceux qui sont de la trempe des hommes d’Etat !
Pour moi, parler de révision de la Constitution de 1987 dans le respect des prescrits constitutionnel, c’est renvoyer le problème aux calendes grecques. C’est aborder le problème avec toute l’apathie d’une certaine partie de l’intelligentsia haïtienne. Je veux bien me bercer d’illusion. Mais j’appartiens à la génération de l’Internet et non à la génération du « Bondié Bon ». J’appartiens à la génération pour qui un problème demande qu’on y réfléchisse et qu’on essaye de le résoudre plutôt que de faire comme faisaient certains marrons. Je n’appartiens pas à la génération des fourbes qui feront toujours le contraire de ce qu’on leur a appris. Dans ma génération, les choses qui doivent se faire ne doivent pas attendre surtout si dans vingt ans, on doit se poser les mêmes questions, à cause de l’histoire mouvementée de notre pays. Je m’explique. En s’attachant uniquement à un problème de calendrier et donc sans tenir compte des problèmes de majorité à obtenir, l’article 282 de la Constitution de 1987 désigne les autorités qui ont le monopole de l’initiative de la Révision et l’institution qui a les prérogatives pour « déclarer qu’il y a lieu d’amender la Constitution ». La période pendant laquelle l’amendement est possible a été précisée plus haut. Concrètement, la déclaration de la nécessité d’amender la Constitution de 1987, ne peut intervenir qu’à la fin de l’année 2010. L’article 283 dispose que : « A la première Session de la Législature suivante, les Chambres se réunissent en Assemblée Nationale et statuent sur l’amendement proposé. » Cela nous amène au début de l’année 2011. Je ne parle pas des problèmes de quorum et de majorité. Je fais semblant de croire qu’ils seront résolus et que l’amendement sera voté à la faveur de ce que John Rawls appelle le consensus constitutionnel [3]. Cela nous amène à l’article 284-2 de la Constitution de 1987 qui dispose que : « L’amendement obtenu ne peut entrer en vigueur qu’après l’installation du prochain Président élu. En aucun cas, le Président sous le gouvernement de qui l’amendement a eu lieu ne peut bénéficier des avantages qui en découlent. » Cela nous amène à 2011.
Question : quand est-ce que se termine le mandat de René Préval ? Il me semble avoir entendu M. René Préval dire qu’il laisserait son poste au mois de février 2011. Si c’est vrai, l’amendement obtenu entrera en vigueur en février 2011 ou en mai 2011. Mais il me semble aussi que René Préval a été élu pour cinq ans en février 2006 et qu’il a prêté serment en mai 2006. Qui peut nous rassurer sur ce point ? Autre chose : la majorité parlementaire qui arrivera au pouvoir en 2011 votera-t-elle le texte élaboré par une autre majorité ? Dans un pays réputé pour son instabilité politique et la discontinuité de l’Etat peut-on croire naïvement que les actes d’une législature puissent engager celle qui lui succédera ? Bref, en la matière, nous sommes dans le flou et l’improvisation qui caractérisent tant les affaires haïtiennes ! Or, pour faire une révision constitutionnelle, il faudrait avoir devant soi la ligne du temps. Elle dit ce qui est faisable et ce qui ne l’est pas, ce qui est urgent et ce qui n’est que manœuvre dilatoire, ce qui est réaliste et ce qui n’est que bruit de couloir. Pour rester dans l’actualité, regarder la ligne du temps oblige à être précis sur la date de prise d’effet de la révision. Dans le cas d’espèce, s’il doit y avoir une révision, quand est-ce que le texte amendé entrera-t-il en vigueur : février 2011 ou mai 2011 ?
Dès lors, il se pose la question suivante : peut-on sérieusement penser en 2007 modifier un texte pour une entrée en vigueur en 2011 ? On peut anticiper les choses, c’est vrai. Mais, il ne faut pas nous prendre pour des ingénus. Les choses auront beaucoup changé dans un monde qui va vite. La société haïtienne aussi aura déjà changé. S’il faut changer quelque chose dans la Constitution, il faut le faire maintenant et il faut le faire vite en pensant aux intérêts du pays. Pour ce faire, il faut sortir de ce conservatisme de bronze qui caractérise la société haïtienne et qui est le propre des pays où les élites ne vivent que des maigres richesses de l’Etat parce qu’elles ne sont pas assez courageuses pour prendre le risque de créer des entreprises. Des richesses dont elles privent les plus pauvres qui doivent vivre avec des règles rigides qui les enchaînent. Ce qui explique pourquoi ces élites sont toujours contre toute tentative de révision de la Constitution. Bien entendu, moi aussi, je suis contre la révision. Mais pour les raisons qui seront exposées ci-après.
Que veulent changer ceux qui veulent réviser la Constitution de 1987 ? En attendant que leurs projets soient rendus publics, passons en revue quelques articles de la Constitution de 1987 qui posent problème. Pour commencer par les points majeurs, il faudrait changer la nature du régime. Le régime anaxagorique de 1987 qui fait que le régime peut être parfois présidentiel ou primo ministériel ne marche pas. Je l’ai suffisamment prouvé dans un précédent papier. Cela m’a permis d’approfondir des hypothèses élaborées dans mon essai qui faisait suite aux élections de février 2006. Il faudrait supprimer l’obligation d’abstinence quinquennale imposée au Président sortant. Je n’ai jamais caché que je suis pour un régime présidentiel. Je souhaite la suppression du poste de Premier ministre et la suppression ou une nouvelle rédaction de tous les articles qui le concernent (129-4 à 129-6, 137 et 137-1, 148, 149, 155, 157 à 172, article 186).
Il faudrait revoir les conditions de résidences posées pour pouvoir se présenter à une élection. Il faudrait supprimer l’exigence de la citoyenneté haïtienne d’origine nécessaire pour se présenter à certains postes électifs. Il faudrait détacher la notion de renonciation à la nationalité de toute connotation électorale (articles 91, 96 et 135). Il faudrait revoir la question de la propriété foncière (articles 91, 96 et 135) qui est une exigence du 19ème siècle. Il faudrait modifier le mode de scrutin pour l’élection présidentielle afin d’adopter le scrutin uninominal majoritaire à un tour. Il faudrait revoir le problème de la double nationalité (article 15). Il faudrait enlever le problème de nationalité de la Constitution en supprimant tout le titre 2.
Il faudrait supprimer de la Constitution toutes les dispositions qui relèvent du code pénal ou du code de la procédure pénale. Je pense à une partie des règles relevant des libertés individuelles. Il faudrait supprimer de la Constitution toutes les dispositions qui relèvent de la morale. Il faudrait admettre le référendum pour la révision surtout pour les sujets brûlants. Il faudrait créer un Conseil constitutionnel afin que ce ne soit plus la Cour de Cassation qui remplisse ce rôle. Il faudrait diviser le Conseil Supérieur des Comptes et du Contentieux Administratif en Cour des Comptes et Conseil d’Etat. Il faudrait savoir ce qu’on fait de l’armée (article 264 et suivants). Il faudrait supprimer toutes les dispositions transitoires obsolètes (articles 285 à 295). Il faudrait supprimer la Commission de Conciliation puisque du fait de sa composition, elle ne peut pas servir à grand-chose en cas de conflit entre les pouvoirs. Surtout, il faudrait modifier la procédure de révision de la Constitution (article 282 et suivants). Je ne parle même pas des problèmes rédactionnels pour lesquels, il faudrait consulter des juristes chevronnés, de bons linguistes et de très bons professeurs de français.
Peut-on changer tout ça dans une simple révision ? Peut-on changer la nature du régime et garder la même constitution ? Non. En changeant tout ça, on change de République. Pour changer de République, il faut changer de Constitution. Bien entendu, certaines personnes ne veulent rien changer parce que le peuple avait voté la Constitution par référendum. Et alors ? N’avait-il pas fait ce que lui avaient dicté les théologiens de la pensée unique ? Qu’a-t-on fait pour ce peuple dont il ne faut pas changer la Constitution ? Lui a-t-on demandé son avis pour violer la Constitution, faire des coups d’Etat, autant de choses interdites par la Constitution ? Je respecte les gens qui respectent le peuple. Cependant, je respecte, beaucoup plus, ceux qui se battent pour améliorer le sort du peuple et qui ne l’enferment pas dans des règles obsolètes d’une société dont les codes sont maîtrisés par les architectes de la haine, de l’anarchie et du sous-développement dont on connaît la « vénération superstitieuse » [4] pour les constitutions rigides.
Quand il y a urgence, on prend ses responsabilités : on change ce qui ne marche pas, on ne la révise pas. C’est pour cela que je suis pour une abrogation de la Constitution de 1987 et la rédaction d’une nouvelle Constitution plus égalitaire, plus humaine, plus fraternelle et plus facile à réviser afin que les Haïtiens vivent avec leur temps. Se contenter de réviser la Constitution de 1987, c’est garder le même régime, les mêmes institutions et donc les mêmes problèmes. Pour ceux qui n’auraient pas compris, je résume mes propos : le temps de la révision de la Constitution n’est pas venu. D’ailleurs, dans une note d’information, en date du 14 mars 2007, adressée à l’opinion publique, le Secrétariat de la Présidence de la République a été clair : « Le Secrétariat Général de la Présidence de la République a l’avantage d’informer l’opinion publique qu’en vue de la commémoration du 20e anniversaire de la Constitution de 1987, le chef de l’Etat a initié un processus de large consultation qui, partant de secteurs vitaux de la Nation à la capitale, s’étendra aux départements géographiques et aux communautés haïtiennes vivant à l’étranger. Il s’agit d’un exercice de sensibilisation dont le but est d’inviter les citoyens à réfléchir sur la loi fondamentale du pays et, par conséquent, sur les meilleurs moyens de parvenir à la consolidation de l’Etat de droit et au fonctionnement harmonieux des institutions. » Nous sommes dans le temps des consultations « en vue de la commémoration du 20ème anniversaire de la Constitution de 1987 ». Les mots ont un sens quand même ! D’ailleurs, pour lever tout malentendu, le Secrétaire Général de la Présidence de la République a tenu précisé que : « Dans le cadre de ses prérogatives, le Président de la République projette de former une commission qui aura pour mission, entre autres, de poursuivre les consultations, de recueillir toutes les données et les recommandations et de lui présenter un rapport. » Et pour que les chicaneurs ne se fassent pas d’illusion, la même instance a ajouté : « Le Secrétariat de la Présidence rappelle que les démarches de consultation et de réflexion, fussent-elles d’initiative présidentielle, ne sauraient constituer d’aucune façon le déclenchement d’un quelconque processus d’amendement à la Constitution. » [5] On ne peut pas être plus clair !
Tout ceci me conforte dans mon analyse : le temps de la révision n’est pas venu. Toutefois, ce temps étant cyclique il est peut-être déjà passé sans qu’on s’en soit rendu compte parce que nous passons trop de temps à faire de la politique sans regarder la ligne du temps et sans prêter attention au vocabulaire des gens de pouvoir. Il faut attendre qu’il revienne et que le chef de l’Etat décide de décréter que, cette fois-ci, c’est la bonne. Quand le temps de la révision reviendra, je suis sûr qu’on ne saura même pas s’en saisir parce qu’on ne sera pas prêt et parce que si en 2007 on parle de réviser une Constitution qu’on ne pourra réviser qu’en 2010, c’est pour ne pas la réviser vraiment quand on sera en 2010. Qui ne connaît pas les hommes politiques haïtiens ! Qui ne connaît pas le courage des élites haïtiennes ! Quoi qu’il en soit, si le temps de la révision n’est pas à notre portée pourquoi ne pas utiliser le temps de l’abrogation. En effet, le temps de l’abrogation est un temps permanent. C’est le temps de ceux qui pensent au futur et qui savent tirer les conclusions qui s’imposent au bon moment ! J’aimerais que l’on sache le saisir afin de changer les choses et aller de l’avant. A ceux qui ne souhaitent qu’une révision je dis : On ne révise pas ce qui n’est pas révisable. On le change !
[1] Doctorant en droit public, IHEAL, Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3.
[2] Mes compatriotes haïtiens diraient un régime degringoch. C’est la même chose dans la lettre et dans l’esprit. Cela renvoie à l’idée que l’application du régime instauré de la Constitution de 1987 relève de la recherche de la quadrature du cercle.
[3] John Rawls, Libéralisme politique, Presses Universitaires de France, 1995.
[4] Benjamin Constant, Principes de politique, Hachette Littératures, 1997.
[5] Cette note d’information signée par M. Fritz Longchamp a été diffusée sur le site http://www.lenouvelliste.com.