Par Fritz Deshommes [1]
Soumis à AlterPresse le 29 mars 2007
En 1986-1987, au moment de la “transition originelle” s’affrontaient deux projets de société, deux visions relatives à la meilleure manière de conduire et d’orienter l’économie et la société haïtienne :
Le « plan américain » pour Haïti, encore appelé Stratégie néo-libérale, élaboré par les bailleurs de fonds d’Haïti ;
Le projet national, élaboré par la plupart des organisations populaires et démocratiques de l’époque.
Le « plan américain » privilégiait une insertion plus grande d’Haïti dans le marché mondial et la diminution du rôle de l’État dans l’activité économique.
Le projet national promeut par contre l’orientation de l’économie nationale prioritairement en fonction des besoins, des nécessités, des possibilités et des aspirations de la majorité de la population.
Le texte qui suit, tiré de notre dernier ouvrage : « Haïti : La Nation Ecartelée / Entre « Plan Américain et Projet National » (Chapitre VII, pp. 273-282) tend à démontrer que la Constitution de 1987, oeuvre collective, ayant réussi a cristalliser les revendications du moment, s’est prononcée de manière ostensible en faveur du projet national tant du point de vue de ses objectifs que de celui de ses instruments. Elle privilégiera, entre autres, la valorisation des ressources nationales, l’inclusion, tout en apportant de l’eau au moulin des pourfendeurs du néo-libéralisme.
Pourquoi alors le « plan américain » semble avoir eu gain de cause dans la réalité ? Pourquoi cet aspect de la Charte Fondamentale est aussi peu connu ? Autant d’interrogations qui doivent être soulevées au moment où nous célébrons les vingt ans de cette Constitution.
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Dès son Préambule, la Constitution annonce la couleur. Elle postule un « Etat fort et stable, capable de protéger les valeurs, les traditions, la souveraineté, l’indépendance et la vision nationales ». Au contraire de cet Etat faible et anémié que nous propose le « consensus de Washington ». Ou de cette tendance qui conduit à rejeter systématiquement ce qui est national ou à concocter des projets de modernisation ou de développement en faisant table rase de l’existant au nom de la modernité, au nom de la globalisation.
Ce préambule reconnaît et valorise l’apport de tous les citoyens à la constitution de la nation dont il veut « fortifier l’unité ». Pour ce faire, il insiste sur « la communauté de langue et de culture » ; elle s’en prend à « toutes discriminations entre les villes et les campagnes ». Ainsi, les dichotomies créolophones/francophones, citadins/paysans, moun lavil/moun andeyo, catholiques/vodouisants, tombent. Il n’y a plus de citoyens de seconde zone. Nous sommes tous fils d’une même patrie. Et nous avons tous les mêmes droits, nous bénéficions des mêmes opportunités, nommément « le droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens ».
Tous, nous devons participer « aux grandes décisions intéressant la vie nationale ». Le régime gouvernemental qui nous régit sera désormais basé sur « les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation, … ».
Orientations économiques
Sur le plan économique, « la liberté économique est garantie tant qu’elle ne s’oppose à l’intérêt social ». L’entreprise privée est protégée et promue. Mais l’Etat doit veiller à ce qu’elle se développe dans les conditions nécessaires non seulement « à l’accroissement de la richesse nationale » mais également « de manière à assurer la participation du plus grand nombre au bénéfice de cette richesse ». On est loin de ce libéralisme débridé, désordonné qui se laisse conduire par une quelconque « main invisible », laquelle depuis la naissance des grandes corporations et grandes oligarchies ne répond plus au modèle d’Adam Smith.
La Constitution n’hésite pas à privilégier un secteur de production et à promouvoir la production nationale. Elle indique en son article 247, « l’agriculture, source principale de la richesse nationale, est garante du bien-être des populations et du progrès socio-économique de la nation. »
Cela n’empêche pas la prise en compte d’autres secteurs, mais dans le cadre d’une solidarité entre les composantes du corps économique national. « L’Etat encourage en milieu rural et urbain la formation de coopératives de production, la transformation de produits primaires et l’esprit d’entreprise en vue de promouvoir l’accumulation du capital national pour assurer la permanence du développement » (Art 246).
A souligner « l’accumulation du capital national pour assurer la permanence du développement ».
Et ce développement se doit d’être viable, durable, pour utiliser le jargon consacre. Ainsi, « les pratiques susceptibles de perturber l’équilibre écologique sont formellement interdites », en vertu de l’art. 253. En outre, obligation est faite a l’Etat d’encourager le développement des formes d’énergie propre : solaire, éolienne et autres » (Art. 255).
Cela dit, il faut organiser l’agriculture. Il faut, comme l’ont recommandé les promoteurs du projet national une « réforme agraire ». Dans cette perspective, « il est créé un organisme spécial dénommé « Institut National de la Réforme Agraire » en vue d’organise la refonte des structures foncières et de mettre en œuvre une réforme agraire au bénéfice des réels exploitants de la terre. Cet institut élabore une politique agraire axée sur l’optimisation de la productivité au moyen de la mise en place d’infrastructures visant la protection et l’aménagement de la terre », indique l’article 248.
La réforme agraire n’est donc pas une disposition idéologique et ce n’est pas tout de distribuer la terre. Il faut pouvoir la faire fructifier. Il faut, pour répéter l’article 249, « assurer la productivité maximale de la terre » ainsi que « la commercialisation interne des denrées ». Pour cela, « des unités d’encadrement technique et financières sont établies pour assister les agriculteurs au niveau de chaque section communale ».
Autrement dit, la première tache de l’agriculture nationale est de produire pour le marché interne. L’orientation prioritaire vers le marché extérieur privilégiée par la stratégie néo-libérale et le gouvernement de l’époque est ainsi mise à mal.
Tout ceci doit se faire dans un cadre macro-économique approprié. Car à quoi bon produire si l’on ne peut vendre ? Surtout lorsqu’on se rappelle les réalités du commerce mondial où les grandes puissances ne se gênent nullement pour, à coups d’aides aux producteurs, de subventions à l’exportation, de toutes les formes de dumping connues ou à identifier, percer par tous les moyens licites et illicites les marchés des pays pauvres. D’où l’art. 251 qui prévoit que « l’importation des denrées agricoles et de leurs dérivés produits en quantité suffisante sur le territoire national est interdite sauf en cas de force majeure ».
Par ailleurs, « nul ne peut introduire dans le pays des déchets ou résidus de provenance étrangère de quelque nature que ce soit. »
Au contraire de ce qu’affirme l’idéologie dominante, l’Etat peut posséder et gérer des entreprises. Au moment où la privatisation se profilait pour être la règle, l’art. 252 prescrit : « L’Etat peut prendre en charge le fonctionnement des entreprises de production de biens et services essentiels à la communauté aux fins d’en assurer la continuité au cas où l’existence de ces établissements serait menacée »….
Autre pied de nez à l’idéologie dominante, la question des monopoles. Le néo-libéralisme ne fait pratiquement pas de différences entre monopole public et monopole privé. Des fois, il semble même nous dire que le monopole privé est bien plus salutaire1. La Constitution remettra les pendules à l’heure. En principe, elle n’approuve pas les monopoles. Par contre, si la situation l’exige, seul la collectivité, à travers l’Etat ou les collectivités territoriales, peut en détenir. « Aucun monopole ne peut être établi en faveur de l’Etat et des collectivités territoriales que dans l’intérêt exclusif de la société. Ce monopole ne peut être cédé à un particulier ». (Art. 250).
A toutes fins utiles, rappelons un prescrit constitutionnel extrêmement important : « Aucun étranger ne peut être propriétaire d’un immeuble borne par la frontière terrestre haïtienne. »
Contre l’exclusion et les discriminations
Sur le plan social et culturel, l’inclusion, la lutte contre l’exclusion et les discriminations, la reconnaissance des différences, et l’accessibilité des services de base en faveur de tous caractérisent les prescrits constitutionnels.
La famille, quel que soit son mode de constitution, la structure parentale, demeure « la base fondamentale de la société ». Ainsi, L’Etat « doit une égale protection à toutes les familles, qu’elles soient constituées ou non dans les liens du mariage. Il doit procurer aide et assistance à la maternité, à l’enfance et à la vieillesse ».
La famille naturelle, caractérisant la majorité des familles haïtiennes est ainsi réhabilitée.
Il en est de même des enfants. « La loi assure la protection à tous les enfants. Tout enfant a droit à l’amour, à l’affection, à la compréhension et aux soins moraux et matériels de son père et de sa mère ». Il n’y a plus de différences entre enfants légitimes, enfants naturels, enfants adultérins.
Au niveau de la langue, le créole est pour la première fois proclamé langue officielle. Sa fonction fondamentale de trait d’union, de signe distinctif, de facteur d’identité des Haïtiens est finalement reconnue. Les Haïtiens sont unis par une langue commune, le créole, indique l’art. 5 qui précise : « Le créole et le français sont les langues officielles de la République ».
Par la même occasion est instituée une académie haïtienne, « en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux ».
Désormais pour être valide, le mandat judiciaire (de comparution, d’amener), doit être émis également en créole (Art. 24.3).
Et au titre du droit à l’information, « obligation est faite à l’Etat de donner publicité par voie de presse parlée écrite et télévisée en langue créole et française, aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale,…. »
La Constitution garantit également la liberté de conscience et ne consacre plus de religion officielle, comme c’était le cas pour la religion catholique. « Toutes les religions et tous les cultes sont libres. Toute personne a le droit de professer sa religion et son culte pourvu que l’exercice de ce droit ne trouble pas l’ordre et la paix publics ».
La stigmatisation de la religion populaire, le vaudou, généralement assimilée à des « pratiques superstitieuses », est formellement levée. « Toutes les lois, tous les décrets-lois, tous les décrets restreignant arbitrairement les droits et libertés fondamentaux des citoyens, notamment … le décret-loi du 5 septembre 1935 sur les croyances superstitieuses ».
En outre, « nul ne peut être contraint à faire partie d’une association ou à suivre un enseignement religieux contraire à ses convictions ».
Bien entendu, « les richesses archéologiques, historiques et folkloriques du pays de même que les richesses architecturales, témoin de la grandeur de notre passe, font partie du patrimoine national. En conséquence, les monuments, les ruines, les sites des grands faits d’armes de nos ancêtres, les centres réputes de nos croyances africaines et tous les vestiges du passe sont places sous la protection de l’Etat ».
D’un autre coté, « le droit à la vie et à la santé » (Art. 19), le droit au travail, « le droit à un logement décent, à l’éducation, à l’alimentation, à la sécurité sociale » (Art. 22) sont garantis « à tous les citoyens sans distinction ».
Un accent particulier est mis sur le l’éducation qui « est une charge de l’Etat et des collectivités territoriales ». Ces derniers « doivent mettre l’école gratuitement à la portée de tous, veiller au niveau de formation des enseignants des secteurs publics et privés » (Art. 32.1).
La scolarisation massive (Art. 32.2), l’alphabétisation des masses (Art. 32.9), l’enseignement agricole, professionnel, coopératif et technique (Art. 32.4) sont indiqués comme relevant des priorités de l’Etat.
Le rôle de l’enseignement supérieur dans la formation des cadres qualifie, dans la production de connaissances et la valorisation des savoirs et savoirs-faire locaux est reconnu et promu. Tout encourageant son développement, la Constitution met des balises et définit des orientations. Elle promeut un « enseignement académique et pratique adapte a l’évolution et aux besoins du développement national », encourage la création de centres de recherches et subordonne l’autorisation de fonctionner des universités et écoles supérieures privées a des conditions spécifiques : « l’approbation technique du Conseil de l’Université d’Etat, une participation majoritaire haïtienne au niveau du capital et du corps professoral ainsi qu’a l’obligation d’enseigner notamment en langue officielle du pays ».
Souveraineté, participation, décentralisation
Mieux connus sont les prescrits de la Constitution sur le plan politique :
la réaffirmation de la souveraineté nationale laquelle « réside dans l’universalité des citoyens » ;
les innovations majeures dans l’organisation de l’Etat qui repose désormais sur cinq (5) piliers fondamentaux. Aux trois pouvoirs – exécutif, législatif, judiciaire – ont été ajoutés les Institutions Indépendantes et les structures décentralisées ;
l’importance octroyée à la participation des citoyens dans les affaires de la République, illustrée par l’organisation, le poids et les prérogatives des organes de la décentralisation.
Sans compter les dispositions relatives à la séparation des pouvoirs, le principe de l’alternance, la garantie des droits et libertés des citoyens, la protection de la nationalité haïtienne, etc…
Comme on le disait à l’époque, il fallait donc « changer l’Etat » et le « mettre au service de la nation ». Dans cette perspective, la Constitution s’est révélée le réceptacle et le promoteur du projet national.
Conclusion
On a souvent reproché à la Constitution de ne pas s’en tenir à des principes généraux ou à des orientations générales et de « s’immiscer » dans trop de détails, lesquels devraient plutôt relever des lois ou des règlements.
Par exemple, plusieurs « experts » ont souri à l’idée qu’une Constitution puisse indiquer le secteur de production à privilégier ou le régime commercial des produits agricoles, ou les balises à mettre au projet de démantèlement/privatisation de l’Etat ou tout simplement prononcer l’interdiction de l’importation de déchets toxiques.
Ce qu’il faut surtout comprendre, c’est le contexte dans lequel a été votée la Charte Fondamentale. Le gouvernement de l’époque menait une politique économique ostensiblement anti-nationale, faite de privatisation/démantèlement des entreprises publiques, de libéralisation commerciale par baisse tarifaire et contrebande combinées, menaçant de détruire la production nationale et l’agriculture en particulier. Des déchets toxiques étaient importés au vu et au su de tout le monde et les dégâts sur la santé de la population humaine, animale et végétale étaient déjà visibles. Le projet de faire du pays un vaste atelier de sous-traitance était déjà connu. Les manifestations, dénonciations, protestations qui fusaient de toutes parts à travers le pays n’empêchaient nullement les autorités de l’époque d’avancer dans ce que d’aucuns appelaient « le plan de la mort ».
La population était donc aux abois, se sentait impuissant à contrer la machine mise en place par le Ministre des Finances de l’époque et le gouvernement militaire du CNG. Il fallait donc trouver d’autres instruments de combat, porter la lutte sur d’autres espaces. On s’est alors tourner vers les constituants qui, de leur côté, en profitaient pour donner à leur travail une légitimité et un sens leur permettant de se mettre au diapason des préoccupations de l’époque.
Diverses personnalités, organisations civiques, associations professionnelles, organisations de la société civile de tous types et de tous les recoins du pays ont participé à l’élaboration de cette Constitution qui se sera révélée une œuvre collective ayant réussi à cristalliser les revendications du moment.
Au contraire de la croyance généralement répandue, la Constitution de 1987, ce n’est pas seulement l’article 291. C’est aussi la réforme agraire, la décentralisation, la participation, l’inclusion, la lutte contre les discriminations et l’exclusion, l’accession de tous à la qualité de citoyens, sans distinction de classe, race, langue, religion.
En plus d’être un instrument technique devant obéir à certaines règles formelles, la Constitution est avant tout un instrument politique exprimant une vision, un projet, des orientations intéressant l’avenir de tout un peuple.
Et ceux qui souhaitent la réviser devraient veiller à ne pas la dépouiller de sa substance.
La Constitution a-t-elle raison de préciser certains points de détail ? La réponse n’est pas automatique. Cela dépend des circonstances et de la nature du détail.
A ce sujet on pourrait également se demander s’il est normal que certaines constitutions d’Amérique du Sud prévoient de manière absolue l’équilibre budgétaire comme mode unique de gestion du budget national.
Cela dit, le projet national existe bel et bien. Il s’est élaboré dans la dynamique des luttes sociales et des débats de 1986. Il n’est pas l’œuvre d’un intellectuel ou d’un expert. Certes, experts et intellectuels y ont contribué aussi mais il s’est surtout forgé à travers des colloques, des congrès, des résolutions d’ateliers, des manifestations de rue, des protestations. C’est donc un travail collectif auquel ont participé des représentants de diverses couches sociales, de divers milieux spatiaux, de divers horizons intellectuels.
Il véhicule les préoccupations, contestations, revendications et espérances des forces vives de la nation haïtienne.
Il a su s’imposer aux constituants et devenir la substance de la Charte Fondamentale. Il a donc été consacré comme étant la voie à suivre, le projet primordial autour duquel devraient se réunir toutes les forces de la nation pour obtenir de meilleurs lendemains.
Comment alors s’expliquer que ce projet national, élaboré, approuvé et appuyé par la majorité du peuple haïtien et ayant reçu la consécration constitutionnelle ne soit pas appliqué ?
[1] Vice-recteur à la recherche de l’Université d’État d’Haiti