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Haiti : Mieux vivre ensemble

Pour Honorer Dessalines

Par Jean D. Vernet, II [1].

Soumis à AlterPresse le 8 mars 2007

Je ne prétends pas saisir la complexité de la pensée de celui qui sut fonder une nation et mourut pour avoir compris que liberté et propriété sont intimement liées. Sans doute, sa condition première d’esclave, donc sous-homme n’ayant même pas droit à sa progéniture, lui a fait comprendre que de la propriété, ses semblables et lui devaient devenir possesseurs, pour changer vraiment de position sociale. En tous cas, il me semble que l’on peut ainsi interpréter sa farouche défense de ceux qui n’avaient pas eu des avantages de naissance ou d’une éducation, même celle accessibles aux domestiques des grandes cases, mais furent les nerfs et les muscles de la révolution. Et si cette défense des plus démunis de la nation en gestation lui a valu d’être assassiné avant d’avoir rendu la propriété accessible à la vaste majorité, la nation n’a pu naître non plus.

Au nom de Jean Jacques Dessalines je veux faire écho à l’une des justes revendications contenues dans la proposition du Nouveau Contrat Social, démocratiser la propriété. Ce qui nécessitera une politique soutenue de l’état haïtien visant à :

1- régulariser les propriétés déjà existantes qui ne peuvent être utilisées dans des transactions bancaires et sont, dans un certain sens, du capital infertile ;

2- transformer certains secteurs de la vie économique en encourageant des coopératives de production et de service ;

3- encourager une plus large distribution des actions des sociétés anonymes à-travers une politique de discrimination positive ;

4- créer des coopératives de logements aux prix relativement bas en éliminant le surprofit comme la Norvège et d’autres pays européens l’ont fait après la deuxième guerre mondiale.

Le Latin Busines Chronicle [2], édition en ligne, dans un rapport spécial daté du 9 aout 2006, affirme que le secteur informel haïtien représente des actifs d’une valeur estimée à $US12.8 milliards ou presque 3 fois la taille de l’économie formelle ($US 4.3 en 2005) [3]. Malheureusement ce capital n’est pas reconnu comme tel. De ce fait nos marchandes de fritaille, de sucreries, nos vendeurs ambulants, etc. ne réalisent qu’une partie infime de leur potentiel, c’est-à-dire un revenu quotidien. Comment changer cet état de fait ?

D’abord revoir nos lois sur les entreprises, une urgente nécessité, puisque cela prend plus de 115 jours et près de $US 3,000 pour légalement établir une entreprise en Haïti eu égard à 16 jours et $US 555 en Colombie, selon l’article mentionné ci-dessus. Il me semble qu’un acte de la législature permettant une légalisation rapide et simple de ces entreprises, comparable à ce que la loi américaine appelle « sole proprietorship », c’est-à-dire propriétaire unique, serait un premier pas. Pareille possession permet de séparer l’entrepreneur de son entreprise en donnant une personnalité légale à cette dernière. Avec cette personnalité légale un entrepreneur peut établir un compte bancaire exclusivement pour l’entreprise, établir des relations commerciales formelles, et accéder au marché formel du crédit. Au delà des réformes légales, il faut aussi envisager une assistance technique pour comptabiliser ces entreprises informelles, les aider à se stabiliser financièrement, les évaluer, et surtout permettre aux entrepreneurs de formaliser leur gestion à-travers une comptabilité simple mais transparente et sûre, ce qui permettrait aux banques ou autres maisons de finance d’offrir des prêts et des facilités de crédit bases sur le revenu et la valeur du fond de commerce de chaque entreprise. J’imagine une politique raisonnable utilisant les milliers de jeunes bacheliers et autres qui sont au chômage pour aider les entrepreneurs à se formaliser assez pour arriver au seuil du crédit. Evidemment, il faudra former, encadrer, et surtout vérifier la qualité des services de ces conseillers techniques en gestion de micro et petites entreprises. Ceci pourra bien être un pilier central du nouveau programme de formation de jeunes entre 15 et 24 ans annoncé récemment par l’Institut National de Formation Professionnelle (INFP) [4].

Certains secteurs de notre vie nationale sont des insultes quotidiennes à notre humanité. Par exemple, celui du transport est particulièrement humiliant. La majorité de ceux qui travaillent dans ce secteur clé ne sont pas propriétaires du matériel roulant, et de ce fait n’ont aucun intérêt à une rationalisation du marché (horaire fiable, nombre et confort des passagers, etc.) Evidemment, un chauffeur ayant loué son camion ou taxi, a tout intérêt à faire le plus de courses possibles avec le plus de passagers possibles pour payer la location et s’assurer un bénéfice. Cet état de choses se traduit par une attitude qui, trop souvent frise l’irresponsabilité. Pour démocratiser la propriété, créons des coopératives de transport où les chauffeurs seront propriétaires, partiellement ou entièrement, des véhicules. On pourrait imaginer un programme national offrant d’abord une formation rigoureuse en tenue de la route, service à la clientèle, gestion de dispute, tenue de livres, etc. lié à des prêts concessionnaires permettant aux éventuels chauffeurs/propriétaires d’acquérir des véhicules appropriés.

Un récent article signé par Djems Olivier sur le site web d’AlterPresse [5] fait état de la vétusté du matériel roulant de ce secteur. En effet, M Olivier informe qu’une enquête de l’Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI) a révélé que ¾ des véhicules de transport public en Haïti datent des années 70 et 80. Ce qui suppose obligatoirement un remplacement éventuel de tout ce matériel. Des lois établissant des normes pour des véhicules de transport publics, leur nombre et leur parcours faciliteront ce remplacement tout en accélérant une rationalisation du secteur des transports et en démocratisant la propriété à-travers un programme donnant priorité, sinon exclusivité, à des chauffeurs propriétaires. Les chauffeurs/propriétaires devraient signer un contrat de maintien de routine et de service d’urgence avec un garage de la place. On peut aussi concevoir des garages coopératifs avec formation du personnel dans le cadre du programme de l’INFP mentionné ci-dessus. Evidemment, il serait souhaitable que dans le contexte de la décentralisation et la construction du réseau routier national [6] que chaque département ait une coopérative de transport et un garage pour assurer un transport adéquat et fiable aussi bien des passagers que des denrées et autres biens.

Parlant de denrées, nous sommes obligés de considérer une politique raisonnable et efficace capable de mettre en valeur la capacité de travail hors pair de nos valeureux paysans. Là encore, au-delà d’un sérieux effort vers la création d’un cadastre fiable il faudra créer des fermes coopératives. Il y a, à travers le pays, un gaspillage de potentiel agricole qui défie toute imagination. Comment expliquer que toute la riche zone de la plantation Dauphin soit aujourd’hui abandonnée et inexploitée ? Je prends cette zone comme exemple, mais c’est tout le potentiel agricole du pays qui est à peine exploité. Nos paysans utilisent les mêmes instruments et outils du temps de la colonie là où il y a un peu d’agriculture. J’imagine des fermes coopératives basées sur des contrats d’occupation d’au moins 50 ans avec des familles paysannes qui seront appelées à se regrouper dans des villages. L’idée est de rassembler une population trop éparpillée pour une livraison efficace de services (éducation, santé, eau potable, etc.) aussi bien qu’un encadrement technique susceptible de faire des fermes coopératives des unités de production capables d’assurer un revenu raisonnable à leurs membres/propriétaires et leur permettre de couvrir les frais des services reçus. Evidemment, il faudrait une politique agressive pour écouler cette production de denrées sur le marché international, et les émigrés Haïtiens pourront bien être les premiers consommateurs visés. Mais il faudra aussi développer une industrie de la transformation pour capturer un plus grand pourcentage des profits potentiels des denrées produites tout en créant des emplois et en jetant la base d’une industrie.

Un autre problème qui peut être résolu à travers des coopératives est celui des déchets solides. Pourquoi pas une compagnie coopérative ayant la responsabilité de ramasser, séparer, transformer et vendre ces déchets ? Les déchets domestiques de chez nous sont, généralement parlant, organiques (épluchures de fruits et de légumes, papiers, etc.), donc potentiellement utilisables comme matière première pour d’autres produits de valeur. Considérons pour un moment le potentiel des déchets ménagers organiques. Imaginez avec moi des citadins devenus propriétaires et employés d’une compagnie ayant la responsabilité de ramasser les ordures et ayant un encadrement technique pour le faire efficacement, puis les séparer et transformer soit en charbon artificiel (pour la cuisson et certaines industries comme le nettoyage à sec) ou en fumier. Pareille transformation offre aussi des bénéfices écologiques qui ont une valeur sur le marché international des gaz à effet de serre créé par le Protocole de Kyoto [7]. Les bénéfices du charbon artificiel seront sensiblement améliorés avec la réintroduction du Récho Mirak, introduit en Haïti depuis l’an 2000 à travers un projet de la USAID et CARE-Haïti [8]. Point besoin de dire qu’une ou des coopératives de production de réchauds sont souhaitables. Evidemment, les éboueurs pourront aussi ramasser les métaux nécessaires à la fabrication de ces réchauds.

Le secteur privé Haïtien est singulièrement fermé. Il est très difficile à celui qui n’est pas un initié de pénétrer dans les secrets de ce groupe. Nous saluons l’esprit d’entreprenariat de nos hommes et femmes d’affaires qui créent des emplois et alimentent les caisses de l’état de leurs impôts. Comme l’a exprimé le Président de la Chambre du Commerce et de l’industrie d’Haïti, M Jean-Robert Argant, dans un discours de circonstance, 75% des revenus de l’état haïtien viennent de 206 entreprises, en majorité privées [9]. Nous pouvons supposer qu’une très grande partie de ces entreprises privées sont contrôlées par le 1% de la population qui détient 40% de la richesse nationale [10]. On se plait souvent à dire qu’Haïti n’a pas de classe moyenne, mais seulement de grands bourgeois et des prolétaires. Ce qui veut dire que nos professionnels, cadres, techniciens et employés n’ont pas d’opportunité d’investir dans les entreprises qu’ils font fructifier, ni à-travers des programmes types d’options de valeurs, ni à travers un marché des valeurs ou des fonds d’investissements comme les fameux 401K américains. De ce fait, notre rachitique classe moyenne ne contrôle point de richesse, seulement un certain revenu et des actifs, comme une maison, une voiture, mais très peu de biens de production.

Les chefs d’entreprise pourront donner un signal clair de leur désir de créer une nouvelle Haïti en suivant l’exemple de Digicel qui a offert des options d’achat d’actions à 2000 de ses employés [11]. L’état haïtien peut faciliter cette décision en offrant certains encouragements fiscaux aux compagnies désireuses de participer à la consolidation de la classe moyenne. On pout concevoir des considérations fiscales permettant la déduction d’un pourcentage du total des valeurs distribuées de la facture fiscale d’une année d’opérations. Le fisc ne perdra pas complètement, puisque les employés recevant ces valeurs auront à les refléter sur leur déclaration de revenus pour l’année.

Certains secteurs, comme celui de la construction, qui dépendent du gouvernement pour des contrats pourront subir une politique de discrimination positive, qui donnera certains avantages aux compagnies offrant une participation à leurs salariés. De même que le secteur des services financiers pourra bénéficier de certains avantages, capacité d’honorer des chèques de paie des employés de l’état, permission de recevoir des impôts dus à l’état, etc. contre la distribution d’actions à leurs salariés. Evidemment une telle politique nécessitera une corrélation entre valeurs distribuées et bénéfices reçus pour assurer que cet effort visant à consolider la classe moyenne donne les résultats espérés et ne devient pas une autre opportunité pour le petit pourcentage restreint de détenteurs de richesses pour concentrer encore plus de moyens de production entre leurs mains.

Les prix de l’immobilier en Haïti militent contre l’accès à des logements décents pour la vaste majorité. Même ceux qui ont un salaire raisonnable ne peuvent se permettre mieux qu’un taudis ou une construction toujours encours. Un programme de coopératives de logement, comme l’ont fait certains pays européens après la deuxième guerre mondiale, particulièrement la Norvège [12], aidera à stabiliser les classes laborieuses, incluant les fonctionnaires publics, enseignants, travailleurs dans le secteur de santé, etc. Un avantage de cette conglomération sera une plus efficace livraison de certains services et un accès plus facile à certaines facilités (terrains de jeux, bibliothèques, cinéma, etc.) intégrés dans des villages de coopératives offrant une transportation sûre et fréquente à travers les coopératives de transport discutés plus haut.

Au fait, on peut imaginer une décentralisation dans la décentralisation par le biais de villages coopératifs qui aidera à diminuer la surpopulation de nos centres urbains. Ces villes, retrouvant leur sérénité, pourront devenir des destinations touristiques très alléchantes. Une telle politique exigera une collaboration et une séparation de responsabilités entre l’état central, les collectivités et le secteur privé représenté aussi bien par des compagnies de construction que les éventuels propriétaires des coopératives. Là encore, pas besoin d’inventer la roue, mais seulement d’adapter l’expérience des autres à notre réalité. La République de l’Afrique du Sud et le Royaume de la Norvège ont une collaboration, datant de 1994, qui pourrait être étudiée comme modèle éventuel en vue d’un effort similaire chez nous [13].

Comment payer pour ces initiatives ? Commençons par la régularisation du capital maintenant infertile que représentent nos petits commerces et autres propriétés, $12.8 milliards selon le magazine mentionné ci-dessus. Si seulement un tiers de la valeur du capital maintenant infertile que représente le secteur informel, $4 milliards, est régularisé et la totalité des impôts perçus sont 10% du total l’état aura $400 millions ou la totalité des revenus actuels de l’état [14].

Je suggère un impôt de 10% sur les transferts d’argent. Ce qui donnera plus de 100 millions par an si nous acceptons les chiffres du CIA Worldfact Book qui estime la valeur des transferts d’argent à destination d’Haïti à $1 milliard. [15] Ces 100 millions alimenteront, exclusivement, comme un fond d’investissements pour financer ces initiatives à des taux préférentiels. J’imagine une répartition de ces impôts entre le pouvoir central et les collectivités par le bais d’une formule qui tiendra compte de la surreprésentation de certains centres (Port-au-Prince, Cap-Haitien, etc.) contre la presque totale absence d’autres lieux. La législation introduisant cet impôt direct sur les transferts devra être soumise à un renouvellement périodique, peut être chaque cinq ans, pour encourager une juste utilisation des fonds ainsi générer et offrir aux représentants élus du peuple une opportunité de réexaminer la nécessité de continuer cette surcharge.

Un état vraiment stratège, comme on se plait à le dire, facilitera l’établissement des comptoirs de service pour les transferts par des banques haïtiennes à l’étranger et étendra à ces maisons de finance le privilège de toucher des redevances de l’état (impôt locatif, frais de douanes, etc.) contre des frais de transferts compétitifs et fixes. Nous pouvons imaginer que les banques offriront des services comme clubs vacances, hypothèques, etc. aux communautés émigrées à-travers ces comptoirs de service. Notons en passant que la Fondasyon Kole Zepol (FONKOZE) réclame seulement $10.00 de frais pour transférer jusqu’à $1,000.00.

Une autre source de revenus devrait venir d’une révision de l’impôt locatif qui est bien trop bas, spécialement pour les grandes propriétés et maisons de luxe, aussi bien sur les terres agricoles non productives. En augmentant l’impôt sur les terres maintenant laissées en friche l’état poussera les propriétaires à les rendre productives ou à les laisser travailler par les coopératives de fermiers discutées plus haut. Une autre source de revenus à considérer est une augmentation des frais de douane sur les biens de consommation de luxe. Nous pouvons prendre comme exemple les grosses cylindrées et véhicules de luxe. Une surcharge, spécifiquement dédiée au remplacement des véhicules de transport en commun et le maintien du réseau routier, serait une façon logique d’encourager l’importation de véhicules beaucoup plus appropriés à notre climat, topographie et capacité économique. Nous pouvons aussi souhaiter des frais additionnels d’immatriculation annuelle pour des véhicules de luxe et grosses cylindrées.

Certains diront que je rêve. Volontiers, je l’admets. Mais sous le fouet du commandeur et malgré la brutale répression du système esclavagiste visant à réduire l’homme au niveau de bête de somme, et en le traitant comme tel, nos ancêtres ont rêvé de liberté. A nous maintenant de parachever leur rêve en créant des citoyens à part entière, grâce à une démocratisation réfléchie, planifiée de la propriété, visant à décupler les forces productives de nos fermiers, consolider nos classes laborieuses et moyennes, en leur offrant des opportunités de se transformer véritablement de propriété en citoyens à-travers la propriété.

J’espère que, tout au moins, ces brèves réflexions aideront à stimuler des échanges sur comment partager le legs de Dessalines pour un mieux vivre ensemble.

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Contact : jdvernet2@msn.com


[1Note de l’auteur : Ce texte est dédié au Groupe des 184+ « dont le travail séminal ne doit pas s’éteindre mais devrait nous interpeller tous sur le comment d’un mieux vivre ensemble »

[4Le Matin 14 décembre 2006

[6Miami Herald 23 octobre 2006

[9Le Nouvelliste, 22 décembre 2006

[11Le Nouvelliste, 13 septembre 2006

[15Ibid