Réflexion
Par Pieter Van Eecke
Soumis à AlterPresse le 23 février 2007
Le carnaval est fini. Malheureusement. Pour plusieurs milliers d’Haïtiens et d’Haïtiennes, c’était la plus grande fête populaire de l’année. Toutes les couches sociales ont oublié pendant quelques jours la tension et le stress et se sont mélangées dans une grande foule dansante.
Le carnaval en Haïti est connu et reconnu, presque comme celui du Brésil. Les couleurs et les rythmes ont créé pendant trois jours un grand spectacle, une célébration de la vie humaine.
Mais, à Jacmel comme à Port-au-Prince, certains visiteurs, dont moi-même, n’étaient pas tout à fait ravis. Nous étions confrontés à trop de panneaux publicitaires, nous avons entendu et même chanté des messages et des chansons publicitaires, nous avons vu des gens se battre pour des maillots publicitaires. Il y avait des moments où nous étions pris entre deux armées, l’armée jaune de V… et l’armée rouge de D…. Bref, nous n’étions pas seulement étouffés par la foule, mais aussi par une vraie avalanche publicitaire.
Ce phénomène publicitaire n’est pas exclusivement haïtien. Loin de là. En Haïti comme ailleurs, nous faisons face à des tendances mondiales.
Une évolution mondiale…
Dans leur lutte pour contrôler les marchés mondiaux, les entreprises privées ont commencé à produire et vendre leurs produits dans plusieurs pays. Elles vendent partout où ils sont capables de faire des bénéfices et ils produisent surtout là où la main d’œuvre est la moins chère afin de réaliser le maximum de profit. Elles sont devenus « multinationales ». Elles ont écrasé les entreprises plus petites où familiales et ont racheté d’autres entreprises jusqu’au point de devenir de très grands joueurs dans le jeu commercial mondial.
Ainsi ces multinationales ont effectivement gagné de plus en plus de pouvoir. Elles ont aujourd’hui acquis tellement de pouvoir que plusieurs mouvements sociaux déclarent qu’elle sont devenues plus puissantes que certains États. Ce qui n’est pas faux, si on sait que la fortune de la multinationale General Motors vaut plus que celle du Danemark. Et le Danemark n’est pourtant pas du tout un pays pauvre. On estime que Bill Gates, le chef de Microsoft, a personnellement plus d’argent que les 27 pays les plus pauvres du monde…
Afin de produire au moindre coût, ces puissantes multinationales demandent des règlements toujours plus souples aux gouvernements, ne paient généralement pas de taxes (parfois à l’aide des « zones franches »), et ne veulent souvent pas respecter les salaires minimaux, les droits de travailleurs où l’environnement. En gros, ils profitent surtout des États faibles où corrupteurs pour faire le maximum de profit possible.
Les gouvernements jouent le jeu des multinationales ou se sentent obligés d’accepter de le jouer. Parce qu’ils veulent que le capital étranger soit investi dans leurs pays trop pauvres. Malheureusement les profits sont transférés au siège de l’entreprise et ce sont seulement des miettes, tombées à coté de la table des patrons, qui restent au pays. D’où la nécessité de résister à cette évolution, parfois d’ailleurs avec de très bons résultats, comme on peut l’ observer en Bolivie.
La publicité outrageuse
Afin de faire le maximum de profits et de conquérir le monopole total, les multinationales se servent d’une propagande de plus en plus agressive pour vendre leurs produits. En plus, comme l’icône altermondialiste Naomi Klein l’a décrit dans son livre « No Logo », ces grandes entreprises préfèrent ne plus faire la publicité avec leurs produits, mais ils essaient plutôt de vendre leur marque. Leur logo est devenu une manière de vivre, un style, un rêve à la portée de chacune et de chacun.
Ainsi, on ne porte plus simplement des chaussures sport, mais devient membre de la grande famille Nike, opposée à Adidas. On ne se sert pas d’un téléphone, non, On est devenu rouge, on est devenu D…. Le copain n’est pas encore « cool », parce qu’il est V…. Et vice versa. Notre identité est de plus en plus définie par les marques que nous pouvons acheter. Et si nous ne pouvons pas les acheter, nous nous contentons de maillots gratuits qui portent leurs logos. Je Coc…, tu Spr…, il Comme il f…, elle V…, nous Toyot…, vous Unib…, ils Hait…, elles D…. Nous sommes devenus les petits soldats fidèles des marques.
Un autre carnaval ?
Mais jusqu’à quel point acceptons-nous l’envahissement de nos espaces publiques ? C’est une question que nous devons nous poser. Il ne s’agit pas nécessairement de la discussion sur la prévalence de l’état où du privé dans les espaces publiques. Il s’agit de la question de notre liberté en tant que citoyens de définir nos espaces de vie. Une démocratie est supposée offrir de l’espace d’expression libre à tous les citoyens, pas seulement à ceux qui ont l’argent pour le faire.
En occident, nous pouvons assister ces dernières années à l’émergence de mouvements anti-publicitaires. Beaucoup de gens n’acceptent plus que la publicité leur enseigne partout comment ils doivent vivre. Que la femme soit réduite à un objet. Que les enfants soient devenus de petits consommateurs dociles. Que les multinationales commencent même à faire des livres d’école gratuits, infestés de publicité.
Pour le carnaval en Haïti, il est clair que la question du financement se pose. L’état haïtien n’est pas riche et donner plus d’espace au secteur privé pour financer le carnaval pourrait être une solution pour éviter trop de dépenses publiques.
Mais le carnaval devrait rester la fête du peuple, de tout le monde, un défoulement collectif qui montre la culture riche des Haïtiens et des Haïtiennes. Un peuple qui, à la différence de certains autres pays de la région, a gardé avec beaucoup de fierté sa propre culture, ses croyances, sa musique. Haïti pourrait perdre cette richesse, cette créativité.
Parce que la place qui est occupée par la publicité, n’est plus accessible à la créativité des gens. Pourquoi donner la liberté de parole seulement à ceux qui paient ? Les entreprises n’ont pas forcement des choses à dire à part promouvoir leur marque, tandis que les artistes, les peintres, les musiciens, ils et elles ont beaucoup à partager avec nous. Pourquoi tant d’artistes acceptent alors de se laisser sponsoriser jusqu’au point de porter des maillots et de diffuser des messages de publicité d’une entreprise à travers leur propre création artistique ? Pourquoi le carnaval, la fête populaire par excellence, en Haïti comme ailleurs, tend-il à devenir le théâtre d’une grande bataille publicitaire ?