Débat
Par Daniel Simidor
Soumis à AlterPresse le 28 février 2007
Etre à gauche signifie avant tout engagement et rupture. Ils sont nombreux ceux qui se disent à gauche aujourd’hui, et qui ne feraient même pas de bons pharisiens. On se rappelle ce monsieur bien pensant qui voulait savoir ce qu’il devait faire pour être sauvé. « Donnez vos biens aux pauvres » lui répondit Jésus, « et suivez-moi ». C’était un homme digne qui obéissait aux lois, mais il s’en alla déçu parce qu’il n’était pas prêt à ces conditions là : renoncer à ses privilèges et lutter contre le status quo. [1]
Disons-le sans chichi : aujourd’hui en Haiti, nous avons affaire à une gauche vieillissante et bien pensante qui tient le haut du pavé. Ce sont des gens qui pour la plupart eurent à faire leurs petites ruptures dans les années 1960-70 quand ils étaient étudiants au Canada ou en Europe, mais qui depuis ont « mûri » avec les exigences de leurs carrières, avec le choc de leur retour en Haiti après 1986, ou tout simplement après « l’échec du Socialisme » avec Gorbachov. Caleçons sales ou pas, messieurs, dès qu’il n’y a plus engagement ni rupture, on glisse au centre ou vers la droite ... ou bien tout simplement on se fait hobo ou clochard.
Etre à gauche ou être bon chrétien (c’est presque la même chose), exige qu’on renonce à l’exploitation et à la corruption, grandes et petites, au parasitisme et au fonctionarisme. Moi, je trouve piteux que des gens qui n’ont plus l’âge de Jacques Roumain en sont à justifier leur sinécurisme en évoquant son bref passage dans le service consulaire haitien pendant la deuxième guerre mondiale — à un moment où le mouvement communiste international avait choisi de faire front commun avec les pays capitalistes pour faire échec au fascisme. En dépit de sa tenue soignée qui correspondait à une époque donnée, Roumain reste un modèle de sacrifice et de lutte pour l’émancipation des masses et la souverainneté d’Haiti.
Comme la sagesse populaire le veut : s’il cavale et ronronne comme un chat, c’est un chat ! S’il se démène ou fait semblant comme un bourgeois, c’est un bourgeois haïtien ! Notre personnage bien fagoté, qui a horreur de la poussière et des ongles sales, qui s’accommode donc de la domesticité et du clivage moun-à-pied et circulation-en-voiture, est un bourgeois dans l’âme. Son choix de la « croissance économique » comme cheval de bataille trahit d’ailleurs un entêtement et un retardement navrants pour Haiti : après tout, la Banque Mondiale ne défend plus ces thèses éculées, même si dans la pratique elle n’en finit pas de les imposer aux petits pays comme Haiti. Il est convenu aujourd’hui que les usines d’assemblage et la vente des mangos fransik à Brooklyn ne sont pas la solution magique que l’on espérait 20 ou 30 ans de çà en guise de développement durable. Mais avec la nouvelle loi HOPE aux Etats-Unis, qui octroierait un quota avantageux à Haiti dans l’industrie du textile, la bourgeoisie haitienne (et dominicaine) fait face à un défi, ce qu’on désignait autrefois comme un léger-de-main : faire passer à gauche ce qui ne passe plus à droite.
A côté de la gauche bien pensante et « certaine » qui glisse inéxorablement vers à droite, il existe toujours des gens qui n’ont pas renié leurs convictions, même s’ils n’en ont plus tout à fait les moyens — ni celui d’ailleurs « de fréquenter des restaurants d’un certain niveau, ou d’accéder aux loisirs » . Et puis il y a toute cette jeunesse estudiantine et universitaire issue de la classe ouvrière et d’une classe moyenne pauvre à définir, qui n’a pas honte de ses origines, et qui se démène presque toute seule pour trouver une solution aux problèmes du pays. Et tant pis s’ils n’ont pas toujours les moyens de « prendre sa douche » ou « de bien se vêtir ». Je suis de ceux qui s’enorguillissaient d’Aristide en 1991 avec ses costumes polyester prêt-à-porter, avant son phagocytage style Armani à Washington. L’usage du français, l’hygiène corporelle , l’économie de marché autant de fétiches qu’il faut nous abattre. Et puis, messieurs, pour être à gauche, il ne suffit pas de « plaider », il faut bien lutter si l’on veut que « les pauvres cessent d’être pauvres ».
Brooklyn, 27 février 2007
Contact : simidor@gmail.com
[1] Voir Le Nouvelliste du 13 Février, « Une certaine gauche haïtienne anachronique, hostile à la gauche certaine »