Par Rachelle Charlier Doucet
Réponse à un article de Mgr. Telesforo Isaac, intitulé “Semblanzas de Haití” et paru sur Espacinsular le 24 janvier 2007 [1]
Document soumis à AlterPresse le 9 février 2007
J’ai beaucoup hésité à répondre à ce texte, craignant que ma réponse ne soit interprétée comme un désir de polémique. Mais, le fait par Mgr. Isaac d’avoir communiqué ce texte à un petit groupe, dont j’ai l’honneur de faire partie, est, à mon point de vue, une invitation à une discussion honnête entre les membres de ce groupe. Si je me permets de lire entre les lignes, la démarche de Mgr. Isaac vise sans nul doute à provoquer un débat qui, selon lui, manquerait dans la “classe pensante haïtienne”. Je réagis aussi parce que ce texte a été publié dans d’importants médias dominicains et Mgr. Isaac affirme plus d’une fois que sa démarche est “objective” et vise à exprimer des “vérités” qui ne doivent pas être ignorées (donc, en extrapolant, des “vérités” qui doivent être dénoncées). Mais je réagis d’abord et avant tout parce que Mgr. Isaac, premier evêque anglican dominicain, est une figure écoutée de l’épiscopat dominicain, une autorité morale de la république voisine. Ses récentes prises de positions en faveur de la justice et du droit ne laissent aucun doute quant à ses bonnes intentions. A cause précisément du respect que je lui dois, je m’en voudrais de me taire et de laisser Mgr. Isaac relayer des informations incorrectes et desservir ainsi, à son insu, la cause qu’il dit défendre. Par conséquent, je me permettrai d’exprimer respectueusement mon désaccord avec certains des points de vue exprimés par l’évêque dominicain qui peuvent induire en erreur même les gens les mieux intentionnés. Cette mise au point vise donc, par-delà Mgr. Isaac, à dénoncer certaines contre-vérités et allégations souvent entendues en République dominicaine et dont Mgr. Isaac se fait l’écho dans son texte “Portraits d’Haïti”. Titre mal choisi, selon moi, car ces portraits sont bien incomplets et ressemblent plutôt à des caricatures. Dans les lignes qui suivent, je vais d’abord résumer la trame de l’argumentation de Mgr. Isaac et ensuite exprimer mon désaccord avec certaines de ses prémisses et de ses conclusions.
1- L’argumentation de Mgr Isaac
Le texte se veut être une analyse de la question du patriotisme des deux côtés de l’île et de l’impact négatif d’une conception étroite du patriotisme sur les rapports entre les deux pays. Il effectue une comparaison de ces notions chez les deux voisins, et en tire quelques conclusions importantes :
a) Mgr Isaac affirme que le patriotisme à l’haïtienne est beaucoup plus fermé, que le patriotisme dominicain. Plus fermé, comme un parachute qui ne s’ouvre pas, selon la métaphore du Dalai Lama, donc plus néfaste.
b) En effet, ce patriotisme étroit des Haitiens les empêche de se développer, de se dépasser, de saisir des opportunités économiques. Un constat alarmant est posé par Mgr Isaac : En Haiti, « les affaires sont très graves et sans possibilité apparente de solution, à moins que ne soit effectué un changement radical et continu. » A la base de ces problèmes apparemment insolubles, selon Mgr. Isaac, il faut citer un faux orgueil de la classe pensante haïtienne qui reste figée [litteralement congélée] sur le passé. Or en Haiti, ce passé ne sert pas à construire l’avenir : « (…) ces [faits historiques] ne servent pas d’experience (…) pour améliorer le présent et avancer vers le futur. Il y a un gel dans le passé qui n’a pas servi [à l’Haitien] à ‘ prendre sa tête’. » Mgr. Isaac poursuit : « Ce faux orgueil est un frein et un poison ou un élément qui intoxique l’esprit de dépassement et rend difficile le développement et l’amélioration socio-politique et social ».
c) Non seulement est-il pernicieux pour Haïti, mais encore ce patriotisme étroit et figé empêche les Haïtiens d’accepter les “exemples sains” fournis par leurs voisins dominicains. Par exemple, les Haïtiens tirent fierté de leur rejet du baseball américain (orgueil mal placé) alors que les Dominicains l’ont adopté sans faux orgueil et jouissent de ses retombées économiques (« Ce que l’ami [haïtien] ne sait pas c’est qu’un joueur de baseball dominicain peut gagner en quelques années l’équivalent du budget annuel de cette nation. »).
d) Le lien entre le rejet de ces “modèles sains” dominicains par les Haïtiens, et l’existence en Haïti de sentiments anti-dominicains supposés très forts n’est pas très clairement établi par Mgr. Isaac. Il est tout juste suggéré, car Mgr. Isaac se contente de juxtaposer ce qu’il considère comme des faits indiscutables. En effet, en toute “objectivité”, puisqu’il nuance son affirmation par l’indéfini “quelques”, Mgr. Isaac affirme de manière catégorique « qu’il existe en Haiti quelques hommes politiques, intellectuels et hommes d’affaires haïtiens qui expriment leur malveillance et leur haine traditionnelles pour les Dominicains ». Les causes de ces attitudes seraient l’histoire ou l’émulation, selon Mgr. Isaac. Ce rejet, par ailleurs, ne serait que verbal –ici c’est moi qui interprète-, puisque dans la pratique, les Haïtiens profitent du voisin dominicain. Je cite : « Malgré tout, parmi ces gens, il y en a qui voient comme une sortie avantageuse le fait que leurs concitoyens les plus pauvres puissent émigrer vers la République dominicaine comme braceros et ainsi soulager la pression sociale causée par le manque d’opportunités de gagner sa vie dans ce pays. »
Ensuite Mgr. Isaac revient au constat alarmant d’une situation apparemment insoluble qu’il avait dressé auparavant, en s’appuyant sur des propos du Rév. MacDonald Jean, selon lesquelles « jusqu’à présent, la nation haitienne ne s’est pas constituée. (…). Nous n’avons pas d’objectifs, de préoccupations ni de buts communs. Le manque de buts communs, ce que cela crée, c’est le cahos (…) ».
Et Mgr. Isaac termine par une mise en garde : « Dans ces conditions et avec cette mentalité, les traités et accords entre les gouvernement des deux pays pourraient rencontrer des difficultés des deux côtés de la frontière ; mais, il y a des personnages et des groupes qui pourraient essayer de lutter contre les intérêts et les efforts les plus sincères de gouvernants et des personnes qui agissent de bonne foi. »
Mgr. Isaac prend soin de nous avertir que ses remarques ne répondent pas à un désir de « s’immiscer [dans les questions haïtiennes] ou de faire un procès à ce peuple par des considérations inappropriées » mais plutôt, elles se veulent être des « vérités qui ne doivent pas être ignorées ». Pour corroborer ses affirmations, il se base sur deux sources haïtiennes, respectivement un directeur de périodique haïtien basé à l’étranger (cas du baseball) et d’un dignitaire d’église et activiste politique, qui sont, d’emblée, assimilés à « la classe pensante haïtienne ».
Nous voulons bien croire Mgr. l’évêque dans son désir clairement exprimé d’effectuer un examen objectif de la réalité haïtienne. Et c’est pour cela que ses affirmations, qu’il présente comme des « vérités », méritent toute notre attention. Puisque nous cherchons « la vérité », cherchons-la donc sans passion et avec « objectivité », mais non sans nous souvenir de cette remarque perspicace d’un grand penseur français sur la relativité des choses : « Vérité en-deça des Pyrennées, erreur au-delà ». Pour transposer cette formule judicieuse dans le contexte de notre île, je serais tentée de dire : « Vérité sur les bords de l’Ozama, erreur au-delà ».
2- Mes commentaires
Après avoir exposé l’argumentaire de Mgr. Isaac, je m’attacherai à présent à faire quelques commentaires sur « constats ». Pour introduire ses arguments, Mgr. Issac commence par des considérations sur des discussions qui ont cours actuellement en République dominicaine sur la question migratoire, la question de l’enregistrement des étrangers et leur lien avec la question de “patriotisme” dominicain. La migration dans la république voisine, affirme Mgr. Isaac, est considérée sous l’angle de la souveraineté nationale et de la défense contre des dangers potentiels représentés par les étrangers. D’un autre côté, les défenseurs de la justice, souhaitent que la législation dominicaine reflète des principes universellement admis de respect de la dignité humaine. C’est un débat sur lequel je me garderai de tout commentaire indu, car en tant qu’Haïtienne, je risquerais de me faire répondre que je ne puis être juge et partie à la fois, puisque sous le vocable “étrangers” ce qui est souvent sous-entendu, c’est le mot “Haïtiens”. Par ailleurs, par souci de réserve et par respect, je laisse aux Dominicains eux-mêmes le soin de résoudre en leur âme et conscience les contradictions auxquelles ils font face dans cette épineuse question. Le fait que selon les affirmations mêmes de Mgr Isaac il existe sur ces questions “en général une grande clarté de vue, des positions pondérées conformes à des sentiments patriotiques sains” permettrait donc un optimisme prudent. Cependant, affirme Mgr Isaac dans le même temps, il y a en République dominicaine « certaines réactions émotionnelles de ceux qui ont une conception étroite du patriotisme qui ont peur de penser, de faire confiance et d’agir avec maturité et sensibilité », par manque de « sécurité personnelle et collective ». Constat sur lequel, je me garderai, une fois de plus, d’opiner, par respect pour le peuple dominicain, d’autant plus que, n’étant pas juriste, ne vivant pas en république voisine, et n’ayant pas suffisammant d’informations de première main, je ne me considère pas une voix autorisée en la matière.
Par contre, l’analyse faite par Mgr. Isaac du “patriotisme” haïtien et de ses effets pervers sur le développement d’Haïti, et sur les intérêts bien compris des deux nations, appelle mes commentaires. D’abord, un premier commentaire d’ordre général. Au fait, par delà la caractérisation d’un « patriotisme dominicain » ou d’un « patriotisme haïtien », la problématique soulevée par Mgr Isaac est la notion même du « patriotisme » -ou du « nationalisme », - dans le contexte global d’une mondialisation galopante, où les flux et reflux de capitaux, de personnes, de biens et services, tend à devenir la norme. Se pose alors la double question des contacts entre les peuples et les cultures, et celle des valeurs « endogènes » versus les valeurs « exogènes ». Dans le cas qui nous occupe, se pose aussi la question des valeurs « latines » versus les valeurs « anglo-saxonnes ». Cette dernière question est agitée depuis des siècles, et certains penseurs d’Europe comme d’Amérique Latine ont longtemps opposé leurs valeurs culturelles « latines » (dont Haiti se réclame partiellement, tout aussi bien que la République dominicaine) aux valeurs anglo-saxonnes (qui peut-être ont davantage pénétré la République dominicaine qu’Haïti, comme semble le suggérer Mgr. Isaac). Faut-il mettre en premier lieu l’économique et le profit, comme le veut l’éthique du captialisme à l’anglo-saxonne, ou au contraire donner la prééminence à d’autres valeurs culturelles et sociales ? Dans le cas particulier de notre île, il faudrait aussi ajouter la question des valeurs « africaines », héritage que l’on ne peut écarter d’un revers de la main, ni d’un côté de la frontière, ni de l’autre. Comme peuples vivant sur cette île, comment nous définissons-nous ? Comme fils de Tainos, fils d’Européens, fils d’Africains ou comme une nouvelle « race/ethnie » métisse « d’indios », de “blancos de la tierra” ? Ce serait se leurrer que de vouloir évacuer ces questions de valeurs et d’identité qui se retrouvent au cœur des relations haïtiano-dominicaines. On pourrait en débattre indéfiniment, car il me semble qu’il n’y pas de « vérité absolue » en cette matière qui est avant tout idéologique. Chaque peuple, chaque société aura à faire des choix réfléchis qui répond à leur valeurs profondes. Vu l’importance et la délicatesse de la question, exerçons prudence et réserve. Laissons aux spécialistes haïtiens et dominicains concernés le soin d’analyser les composantes de leurs ethos et identités respectives, sur la base de recherches approfondies et à la lumière de faits établis, et gardons-nous de généralisations hâtives. Et surtout, ayons soin d’éviter tout dogmatisme qui nous ferait dire “Vérité sur les bords de l’Ozama, erreur au-delà ». Il n’existe pas, que je sache, d’intellectuels haïtiens qui se mêlent d’analyser, voire de stipuler quelles devraient être les composantes d’un éthos ou d’une identité dominicaine. Ils laissent ce soin aux Dominicains eux-mêmes, qui sont mieux placés pour identifier leurs problèmes, les analyser dans toutes leur complexités et subtilités et proposer les solutions adaptées à leur expérience de peuple.
Ces considérations générales étant faites, attachons- nous à certains points spécifiques de l’argumentation de Mgr. Isaac. Sur la caractérisation du patriotisme haïtien faite par l’évêque dominicain, il m’est difficile d’accepter deux affirmations de Mgr. Isaac, s’il ne peut les étayer de « données » plus solides que celles qu’il avance. La première affirmation, c’est qu’un certain patriotisme étroit, qu’il dit détecter aussi en République dominicaine, est plus prononcé, plus étriqué et donc plus pernicieux en Haïti que chez sa voisine dominicaine. En Haiti, ce « chauvinisme » -puisqu’il faut l’appeler par son nom- pendrait une forme spécifique qui serait une fixation, un gel sur le passé, ce qui, de l’avis de Mgr. Isaac, est une entrave au développement d’Haïti. Pour contrer cet argument nous pourrions nous référer à une abondante littérature en sciences sociales décrivant de nombreux cas de pays « développés » où existent un « nationalisme fort », qui se traduit souvent par un attachement à un passé considéré soit comme héroique ou glorieux, soit comme douloureux. Pour ne citer qu’un exemple, la France ne cesse de proclamer au monde entier qu’il est le pays qui a fait 1789, qu’il est le pays de la déclaration universelle des droits de l’homme. Haïti, de par son existence même, proclame au reste du monde qu’il a fait 1804 et qu’il a été le premier pays à tenter de traduire dans les faits le principe de l’égalité de tous les hommes et de la dignité intrinsèque de tout être humain. Où est le mal ? La République Dominicaine ne célèbre-t-elle pas pompeusement chaque 27 février ce qu’elle considère être de hauts faits d’armes contre la République d’Haïti ? Cet attachement à leur passé colore certes leur présent et leur vision du futur, mais est-il une entrave à leur développement ? Tout au plus, des interprétations partiales et erronées du passé telles que relevées par des intellectuels dominicains eux-mêmes, pourraient contribuer à rendre plus difficiles les relations avec Haïti. Mais quel est l’Haïtien qui oserait suggérer aux Dominicains de renoncer à leur passé, ou à leur vision de ce passé ? Les difficultés énormes du présent haïtien devraient-elles nous porter à tirer un trait sur notre passé ? Bien au contraire, pour nous autres Haïtiens, 1804 et les erreurs du passé sont une invitation constante à nous dépasser. Que l’idéal démocratique de 1804 n’ait pas été atteint c’est une évidence que nul Haitien ne peut ni ne veut ignorer. Que cet idéal démocratique soit une bataille à gagner, encore et davantage aujourd’hui, en 2007, il n’existe pas, je le crois, un Haïtien « conséquent » qui n’en soit pas conscient ou n’y aspire pas, ouvertement ou confusément, et à des degrés divers. Nous Haitiens, nous ne sommes pas des autruches, Mgr. Isaac. L’histoire de cette République d’Haïti et de cette île devra être dite sans passion, pour l’édification des deux peuples. Un jour, il en sera ainsi, je l’espère. “Sine ira studio”, comme recommandait Tacite.
Mais laissons là l’histoire, pour nous tourner vers la culture. Et là encore, qu’il me soit permis d’exprimer ma difficulté à accepter l’exemple proposé par Mgr. Isaac pour illustrer ce qu’il considère comme le faux orgueil et le patriotisme étroit des Haïtiens dans les domaines culturel et économique. L’acculturation au baseball par les Dominicains est présentée comme un « exemple sain » de pragmatisme économique que les Haïtiens auraient avantage à imiter, et le rejet du baseball par les Haïtiens, au lieu d’être vu par eux comme une résistance à la pénétration culturelle de l’occupant Américain dans un de leur domaine favori : le sport, devrait plutot être reconnu comme une erreur dont ils ont tort de se gargariser.
S’il s’agissait uniquement de pragmatisme économique face au baseball, rappelons à Mgr Isaac un fait qu’il a peut-être oublié, c’est que pendant les années 1970-80, Haiti à été le premier producteur mondial de balles de baseball. C’est donc dire que le pragmatisme économique n’a pas manqué du côté de certains entrepreneurs haïtiens par rapport au baseball des Yankees : nous l’utilisons dans l’industrie de la sous-traitance, mais nous refusons de nous l’approprier et de le consommer sous l’angle culturel. Ce refus d’acculturation serait un signe regrettable que la pratique du sport en Haïti n’est pas assez considérée comme une marchandise, et que des valeurs idéologiques et culturelles anachroniques priment trop sur les valeurs économiques modernes, ce qui serait malheureux pour notre économie, comme semble le suggérer Mgr. Isaac. Nous ne sommes ni naïfs, ni angéliques, ni obtus au point d’ignorer le poids du mercantilisme de la société de consommation contemporaine, qui touche très fortement un domaine qui se vend bien : le sport. Il est certain que les amants du football en Haiti n’ignorent pas les salaires pharamineux de nombreux joueurs de football de niveau mondial qui sont multi-milliardaires et dont les revenus dépasseraient de loin le budget annuel de la République dominicaine. A l’époque où le football haïtien forçait l’admiration de tous, -y compris de la Caraïbe du football-, certains de nos meilleurs joueurs ont été sollicités et ont joué dans les plus grand clubs d’Europe, avec, puisqu’il faut le souligner pour nos amis dominicains, les retombées économiques qui accompagnent ce genre de distinction. Aujourd’hui, beaucoup de nos apprentis footballeurs, en ville comme à la campagne, en rêvent peut-être secrètement, et souhaitent devenir des Manno Sanon, des Francillon, des Pelé, des Ronaldo ou des Ronaldinho, tout comme les petits Dominicains rêvent de devenir des Samy Sosa, -fils d’un batey, donc probablement d’origine haïtienne, soi-dit en passant.
Mais, par delà d’hypothétiques rêves d’enrichissement rapide, dans l’amour des Haïtiens pour le football, il y a, en plus de facteurs historiques, idéologiques, sociaux et culturels que je ne mentionnerai pas, un élément clef qui sous-tend tout l’ethos haïtien et qui échappe à bien des observateurs, y compris nos voisins des bords de l’Ozama : c’est un sens profond et un fort besoin d’esthétique. Nous aimons l’art pour l’art. Nous aimons le beau jeu, les prouesses des onze sur le terrain, leur jeu collectif, nous nous retrouvons, en tant que collectivité nationale, dans les valeurs de solidarité et de fair-play auxquelles il faut souscrire pour réussir un beau match. La course à la gloire individuelle est bannie en football. Nous sommes passionnés de « bon boul, bel jwèt, bel gòl », le football, c’est un un beau spectacle, et notre « patriotisme étroit » ne nous empêche pas d’admirer cette élégance de jeu chez des joueurs d’autres nations (qu’ils soient Cubains, Brésiliens, ou Argentins). Mais, que nos amis dominicains se rassurent : nous sommes éclectiques par tradition et peut-être finirons-nous par nous mettre au baseball, ne serait-ce que pour leur manifester notre volonté de bon voisinage !
Tout ceci pour dire que le peuple haïtien et le peuple dominicain ont chacun leur ethos propre, fruit de leur expérience passée et présente, et qu’il est pour le moins malvenu ou inapproprié, que l’un quelconque de ces deux peuples prétende se poser en modèle à suivre par l’autre, au nom d’une supposée vérité qu’il serait censé détenir car son échelle de valeurs serait meilleure que celle de l’autre. A chaque peuple ses valeurs et ses aspirations. Valeurs et aspirations, par ailleurs, que l’on aurait tort de présenter comme nécessairement et absolument antithétiques, comme le veulent certains tenants de l’anti-haïtianisme dominicain.
Mais ce que je rejette avec le plus de force, c’est l’affirmation faite par Mgr. Isaac qu’il existe en Haïti une « malveillance et une haine traditionnelles des Haïtiens pour les Dominicains. » Même si Mgr. Isaac prétend y mettre un bémol en pointant du doigt des groupes spécifiques qui nourriraient de tels sentiments (« quelques hommes politiques, intellectuels et hommes d’affaire haïtiens ») cette affirmation sonne haut et fort, et choque d’autant plus qu’elle est présentée comme une « tradition », donc fortement enracinée dans la psyche collective haïtienne à travers le temps et l’espace. Encore faudrait-il savoir ce que Mgr. l’évêque range sous la rubrique de « malveillance et haine traditionnelles » des Haïtiens envers les Dominicains. Des assertions aussi catégoriques ne sont étayées par aucun exemple, aucun fait. Elles sont affirmées péremptoirement. Cela ferait sourire si ce n’était si grave. Présumés coupables jusqu’à preuve du contraire, nous sommes jugés et condamnés sans appel, et le « fardeau de la preuve » nous incombe à nous autres Haïtiens. Face à la tendance dominicaine de parler ex-catedra d’Haïti et de nous faire la leçon sur nos propres réalités, face à la tentation dominicaine d’intervenir dans nos affaires internes –fait reconnu récemment en notre présence par un homme politique dominicain et non des moindres- nous nous taisons trop souvent, drapés dans un silence offensé ou impuissant, convaincus que la « vérité finit toujours par triompher ». Mais encore faut-il que la vérité soit dite, pour qu’elle triomphe. Il est temps de démonter cette soi-disant « vérité » d’une soi-disant haine ancestrale et viscérale des Haïtiens pour les Dominicains, « vérité » inlassablement proclamée sur les rives de l’Ozama, et parfois relayée par certains Haïtiens qui, dans un souci d’objectivité mal comprise, se font écho de ces allégations, sans toutefois se donner la peine d’en faire la démonstration. L’objectivité s’établit sur la base de faits vérifiables et vérifiés, non sur la base d’opinions, de suppositions ou de présomptions, et encore moins de déclarations à l’emporte-pièce.
Pour être honnête, les Haïtiens n’étant ni des anges ni des saints, et étant donné, l’histoire tendue entre les deux peuples, il faut reconnaître que dans des circonstances précises, certains Haïtiens expriment parfois des attitudes et sentiments négatifs envers la République dominicaine. Mais rien ne permet a priori d’affirmer qu’il existe traditionnellement en Haiti de la malveillance et de la haine contre les Dominicains. Quelles sont les formes d’expression et quelle est l’étendue de ces sentiments négatifs au sein des différentes couches de la population, c’est un champ ouvert à la recherche. Par exemple, l’une des formes expressions de ces sentiments négatifs haïtiens, c’est le refus de visiter la République voisine. J’ai moi-même entendu des membres de la génération qui avait l’âge de raison en 1937, exprimer leur refus de fouler le sol dominicain. Quel pourcentage représentent-ils par rapport aux voyageurs, pélerins, touristes, étudiants,commerçants, entrepreneurs haïtiens qui vont régulièrement dépenser ou investir en Republique Dominicanie des capitaux durement gagnés en Haïti ? Une autre attitude que certains pourraient, à la limite, qualifier de négative, et qui a été documentée dans la presse en 2005, 2006 lors des rapatriements massifs de nos compatriotes, et des évènements de Hatillo Palma en particulier, ça a été des propositions sporadiques de boycott commercial de produits dominicains, sur le modèle des Civil Rights Movement aux Etat-Unis. L’on pourrait donc émettre l’hypothèse que ces sentiments négatifs sont fonction -entre autres facteurs- de l’âge, des évènements politiques, des propos des officiels dominicains envers Haïti, et surtout, du traitement infligé aux Haïtiens en République voisine. Mais de là à parler de “malveillance et de haine traditionnelle des Haitiens envers les Dominicains”, c’est un pas que les observateurs et chercheurs honnêtes hésiteraient à franchir.
La malveillance et la haine s’expriment en général au niveau du discours et se traduisent très souvent dans des actes de violence à l’encontre de ce qui fait l’objet de cette haine. Si pour ne pas nous enliser dans des sables mouvants, nous mettons de côté les atrocités haïtiennes du 19e siècle et les atrocités dominicaines du 20e siècle, pour ne regarder que l’histoire récente des deux pays, celle du 21e siècle, il me semble que c’est de l’autre côté de la frontière que l’on recense des assassinats, des actes de violence et des abus contre hommes, femmes et enfants haïtiens ou « dominico-haïtiens » vivant en République dominicaine. Il resterait toutefois à établir que ces actes de violence sont motivés avant tout par « une malveillance et une haine traditionnelles » des Dominicains envers les Haïtiens. Je me refuse à sauter sur une telle conclusion sans une démonstration méthodique et irréfutable. Par contre, et en utilisant les mêmes indicateurs de la haine plus haut mentionnés, je peux avancer sans risque de me tromper que, pour la même période, ni la presse haïtienne, ni la presse dominicaine ou étrangère, n’ont jamais eu à relater un seul fait de violence sur la personne de Dominicains/es vivant en Haïti à cause de leur nationalité ou origine dominicaines. Bien au contraire, les immigrantes et immigrants dominicains, quelle que soit leur origine sociale, sont généralement bien acceptés et jouissent en Haïti d’une considération qu’ils n’auraient peut-être pas dans leur propre pays.
Il y a un autre aspect sur lequel j’aimerais apporter des précisions et/ou correctifs aux affirmations de Mgr. Isaac. C’est la question de la “classe pensante haïtienne”. Qui donc en fait partie, selon Mgr. l’évêque ? La définition de Mgr Isaac semble plutôt large. Pour nous autres Haïtiens, n’est pas penseur qui veut, qu’il soit détenteur ou pas d’un doctorat. L’arbre se juge aux fruits, et l’intellectuel se juge à sa production et à sa contribution à l’avancement des connaissances dans un domaine donné. Tout individu haïtien qui opine sur une question haïtienne n’est pas nécessairement considéré comme un spécialiste de ces questions, et son opinion n’est pas retenue forcement comme valable et encore moins comme une donnée factuelle incontestable. Il se trouve bien des sociologues, anthropologues, historiens, journalistes et autres spécialistes des sciences sociales, à porter un regard différent sur la réalité haïtienne et qui tentent de la cerner et de l’expliquer par des études approfondies. Il faudrait encore une fois que nos bons amis Dominicains évitent des généralisations hâtives, quand il s’agit de caractériser “la” classe pensante haïtienne.
Toujours dans cet ordre d’idées, je voudrais commenter une assertion, non exprimée ouvertement par Mgr. Isaac, mais que l’on pourrait dégager en filigrane dans son texte et que l’on entend souvent dans l’opinion publique dominicaine. Il s’agit de l’affirmation par les Dominicains de l’existence en Haïti d’un appareil idéologique anti-dominicain bien articulé, et aussi fortement enraciné que l’anti-haïtiannisme qui lui, a été bien documenté par des sources diverses en République dominicaine. Cette thèse dominicaine pourrait tout au plus constituer une hypothèse de recherche à vérifier scientifiquement, mais elle est d’habitude présentée comme “vérité irréfutable” sur les bords de l’Ozama. Or là encore, jusqu’à preuve du contraire, il ne s’agit que d’un fantasme de Dominicains qui pour la plupart, n’ont jamais daigné visiter la République d’Haïti et n’ont pas accès à des sources de première main, puisqu’ils ne parlent aucune de ses deux langues.
Il y a un fait que les Dominicains ont du mal à accepter : c’est que la République dominicaine n’occupe nullement la une de l’actualité en Haïti, comme c’est le cas « del tema haitiano » en République dominicaine. Cela est regrettable, certes, mais nous avons bien d’autres chats à fouetter. Au 19e siècle, il est vrai, la “question dominicaine” a été une préoccupation des chefs d’Etat haïtiens, tant que nos voisins n’arrivaient pas à affirmer un désir non équivoque d’autonomie et d’indépendance par rapport aux puissances coloniales esclavagistes, et qu’ils représentaient, par conséquent, une menace à l’existence d’un Etat haïtien souverain. Par contre, une fois cette question définitivement réglée, le “thème dominicain” n’a eu qu’une place relativement négligeable dans la “pensée haïtienne” tout au long du 20e siècle et jusqu’à récemment. Tout observateur impartial peut le confirmer. En Haïti, en général, la République dominicaine ne fait l’actualité, que quand, malheureusement, elle se signale à notre attention par le traitement « inapproprié » qu’elle réserve aux ressortissants haïtiens vivant sur son territoire, lors de rapatriements massifs, ou quand des Dominicains s’en prennent à nos concitoyens, les maltraitent, les assassinent, brûlent leurs demeures ou les brûlent vifs, ou quand le gouvernement et des officiels dominicains offensent le gouvernement et le peuple haïtiens par des déclarations intempestives, dans des fora internationaux, dans la presse étrangère et/ou dans la presse dominicaine. Tout ceci n’empêche pas cependant que des Haïtiens honnêtes et bien informés sur la République dominicaine reconnaissent publiquement les mérites de cette nation, chantent souvent leurs louanges et proposent leurs histoires de succès comme des exemples pour stimuler la réflexion et l’action de ce côté de l’île. Je le répète sans risque de me tromper, la soi-disant “école de pensée anti-dominicaine”, qui s’articulerait, selon nos voisins, jusqu’au niveau du système scolaire haïtien, n’existe que dans l’imagination de nos voisins.
Par contre, nous ne pouvons pas dire de même pour eux. Pour justifier les déferlements de violence ou les abus de toute sorte contre les Haïtiens ou les descendants d’Haïtiens en République dominicaine, a été élaborée la thèse de la nécessité d’une défense farouche de la souveraineté dominicaine vis-a-vis d’Haïti. C’est la fameuse thèse du « danger » et du « poids » que représente Haïti pour ses voisins. Un amalgame idéologique bien concocté est ainsi vendu à la population dominicaine où l’on retrouve, “la haine viscérale” de l’Haïtien contre le Dominicain, son désir de conquête/occupation/invasion du territoire dominicain, son désir de fusion de l’île, et crime ultime, son projet d’haïtianisation /africanisation de la culture et de l’ethnie dominicaine, la plus « espagnole » de l’Amérique. Cela se vend bien, là-bas, en République Dominicaine, il suffit d’être à l’écoute des principaux medias. Ce qui est dommage et dangereux, c’est qu’il se trouve des gens sérieux et bien intentionnés pour souscrire à tout ou partie de cet amalgame. Or tout analyste impartial se rendra bien vite compte que la République d’Haiti ne nourrit aucun projet d’invasion de la République dominicaine, ni pacifiquement ni par les armes (avec quelle armée d’ailleurs ?). Nous le voudrions, que nous n’en n’aurions pas les moyens. Le soi-disant projet de « fusion/unification » secrètement élaboré par les Haïtiens avec l’appui supposé de puissances étrangères –dont la France et le Canada- n’est qu’un fantasme dominicain qui est brandi comme un épouvantail de l’autre côté de la frontière, ou lâché en temps opportun au visage de la nation haïtienne. Ce secret si bien gardé n’est connu que des Dominicains. En Haïti, il reste et demeure un secret pout toute la nation haïtienne. De plus, chaque fois qu’Haïti redresse la tête face à des agressions verbales ou physiques contre son gouvernement ou son peuple venant de son voisin, les Dominicains nous prêtent l’intention malsaine de monter des campagnes de dénigrement contre eux et leur gouvernement (cf. la note récente (10-1-07) d’un fonctionnaire de l’ambassade dominicaine en Haïti, Pastor Vazquez et les réactions dans le journal Hoy par des Dominicains vivant dans l’île ou aux Etats-Unis). Ces contes à faire dormir debout les enfants sont pourtant présentés et accueillis très sérieusement comme des vérités intangibles dans certains secteurs de l’opinion publique dominicaine. « Dans ces conditions et avec cette mentalité, les intérêts bien compris des deux nations » sont en péril, en vérité. Dominicains de bonne foi, Dominicains artisans de paix, gardez-vous de relayer, même indirectement et inconsciemment, de telles élucubrations ! Haïtiens et Dominicains de bonne foi, évitons les tentations d’un complexe de supériorité mal venu, et plus que quiconque, observons volontairement un devoir de réserve quand il s’agit des affaires internes de la république voisine. La République Dominiciane, en particulier, n’a nullement besoin, pour briller de tous ses feux, que la République d’Haïti brille de toute sa noirceur.
Ceci dit, je souscris à certaines des conclusions de Mgr. Isaac. Il est vrai que des esprits passionnés, partiaux et obtus ne servent pas les intérêts bien compris des deux nations. Les préjugés et les stéréotypes sont basés généralement sur des connaissances partielles et distordues de la réalité. Préjugés et stéréotypes, qui sans nulle doute, existent des deux côtés de la frontière. Il serait vain et même tendancieux de nous demander de quel côté les préjugés sont-ils les plus forts ou les plus pernicieux : cela ne servirait qu’à nous enfermer dans un cercle vicieux pour justifier agression et violence des deux côtés de la frontière. Tout préjugé, quel qu’il soit, est toujours préjudiciable à quelqu’un et à ce titre, doit être fermement combattu. Notre seule arme dans ce combat pour des relations haïtiano-dominicaines dignes, harmonieuses et positives, c’est la connaissance appronfondie de nos réalités, ô combien riches et complexes ! Avec la connaissance viendra la reconnaissance et l’acceptation des valeurs propres à chaque peuple, et finalement, le respect mutuel que nous souhaitons tous. Soyons plus modestes, alors que des lacunes existent de part et d’autre de la frontière.
Il ne me revient pas de dire aux Dominicains quoi faire pour améliorer leur connaissance réelle d’Haiti. De notre côté, il nous faut rompre avec une tendance générale à l’ignorance ou au manque d’intérêt pour notre voisine. Heureusement, à côté de visites de plus en plus fréquentes en République dominicaine par des Haïtiens d’horizons divers, des initiatives de rapprochement entre les deux peuples se multiplient. Fort heureusement, de plus en plus de chercheurs haïtiens s’intéressent à la problématique Haïti-République dominicaine. Espérons que suite à leurs recherches et travaux solides, nous disposerons de données fiables, et non plus de fantaisies, de spéculations et d’élucubrations entremêlées de contre-vérités sur Haïti et les Haïtiens, type “la isla al revés” ou “la isla al derecho”. Nous aurons enfin une voix et une perspective haïtienne actualisée sur ces problématiques. Alors nous cesserons de dire “Vérité sur les rives de l’Ozama, erreur au-delà” pour dire, enfin, “Vérité des deux côtés de la frontière.”
27 janvier 2007
[1] Lien de l’article : http://www.espacinsular.org/spip.php?article2966.