Forum
Par Gary Olius [1]
Soumis à AlterPresse le 18 janvier 2007
« En milieux universitaires, seule la connaissance et ses avatars ont un pesant d´or,
tout le reste est folklore... »
Du haut de ses 62 ans d´existence, l´Université d´Etat d´Haïti (UEH) exhibe un rachitisme académique révoltant, injustifiable et inacceptable. Sans exagération, on peut même dire que la survie de cette institution d´enseignement supérieur tient uniquement à la logique folklorique du « pito nou lèd nou la [2] ». La situation actuelle d´Haïti correspond exactement à celle d´un pays où il n´y existe pas d´université. L´une des preuves visibles en est que le système judiciaire est délabré et la Faculté de droit n´y peut rien ; des chutes d´eau à haut débit attendent d´être exploitées et des infrastructures électriques peuvent rester dysfonctionnelles pendant plus d´un an, juste pour une petite pièce mécanique, alors que la Faculté des sciences forment depuis belle lurette des « ingénieurs-mécaniciens » ; en plein XXIème siècle les paysans s´abandonnent à la vertu du cycle lunaire et recourent à des méthodes quasi-mystiques pour s´assurer d´un minimum de production agricole, alors que la Faculté d´agronomie s´enorgueillisse d´être l´une des meilleures entités du système universitaire haitien. On pourrait dire autant de l´Ecole Normale Supérieure, de l´INAGHEI [3] ou d´autres facultés si l´on considère l´état de délabrement du système éducatif, de l´administration publique, etc. Tout compte fait, la misère multidimensionnelle du pays est exactement le reflet fidèle de l´inefficacité légendaire (pour ne pas dire l´inutilité) du système universitaire haïtien et réciproquement, on est forcé de croire que celui-ci a une grande part de responsabilités dans la déroute de la société haitienne.
Depuis 1986, l´UEH est entrée dans un processus d´autonomie qui, dit-on, devrait la libérer du leviathan qu´est l´Etat et lui permettre de bénéficier de la marge de liberté nécessaire pour se lancer dans une dynamique de production académique susceptible de la rendre apte à servir de levier au développement du pays. Bizarrement, les farouches défenseurs de cette distanciation par rapport à l´Etat sont ceux qui se disent partisans d´un contrôle étatique des sphères économiques. Cette non-linéarité idélogique est, en elle-même, très questionnable.
Il est vrai que le cadre légal de cette autonomie se fait encore attendre, mais on constate que depuis deux décennies l´Etat a donnée les coudées franches aux professeurs et aux étudiants pour décider du destin de l´UEH. On a cru que la marge démocratique de gestion accordée allait se traduire par une gouvernance porteuse d´espoir tant pour le système que pour le pays. Il n´en fut rien. A l´interventionisme paralysant de l´Etat s´est substitué une main-mise anti-démocratique et asphyxiante d´un petit clan, laquelle a menée malencontreusement au constat de la faillite académique de l´institution universitaire. On ne compte plus les facultés de cette entité au sein desquelles siègent des Conseils de Direction de fato, intouchables et improductifs à tous les points de vue. Le malaise est profond et le bilan des dix (10) dernières années ne saurait justifer les coûts économiques et sociaux assumés par le pays. Mais la création d´autres entités publiques d´enseignement supérieur comme l´UPA est-elle la solution ?
Nous sommes d´avis que l´UEH doit convaincre la société haitienne de son utilité et son efficacité. C´est facile de réclamer à cors et à cris des re-ajustements budgétaires et on ne se tarira jamais d´arguments pour appuyer de telles demandes. Toutefois, celui qui finance à aussi le droit de demander des comptes et exiger des résultats concrets. Comment comprendre que toutes les augmentations de fonds consenties jusqu´ici n´ont servis qu´à faire croitre les salaires d´un petit groupe d´ayant-droits qui passent plus d´une décennie sans publier ne serait-ce qu´un petit article de 10 pages ? Et puis, ils crient « Vive l´autonomie », comme si cette dite autonomie était un concept creux qui servait uniquement à les exonérer de leurs responsabilités.
« Financez-nous et taisez-vous », on dirait l´essentiel du message que les dirigeants de l´UEH semblent vouloir adresser à l´Etat haitien. Et pour cause, au cours des quinze dernières années, les partis politiques du secteur faussement appelé « secteur démocratique » ont su exploiter à des fins politiques ce déficit de contenu du projet d´autonomie universitaire. Ils se sont installés confortablement dans toutes les facultés de l´université, dressent une ´barrière à l´entrée´ à tous ceux qu´ils suspectent comme étant des concurrents potentiels et ils utilisent l´institution comme une base fortifiée pour organiser leurs luttes politiques. Nous connaissons beaucoup d´intellectuels qui ont laissé des opportunités économiquement juteuses pour revenir en Haïti en vue d´offrir leurs services, certains n´ont pas réussi à se faire nommer tandis que d´autres ont accepté de dispenser de nombreuses heures de cours pour des salaires ne dépassant pas 1,500 gourdes (entre 1989-1995).
Le cas le plus choquant est celui du feu Jean Daniel, Docteur en physique - Maître en mathématiques – Ingénieur spécialisé en vibration et en béton armé, qui s´est fait littéralement humilier à l´Ecole Normale Supérieure et à la Faculté des Sciences. Cette humiliation a été tellement évidente qu´une Physicienne guadeloupéenne, Rose Hélène Petit , n´a pas pu cacher son dégoût pour le système. Elle déclara aux étudiants de notre promotion et nous citons : « il n´est pas normal qu´un savant de la trempe de Jean Daniel, dont je connais les compétences, reçoive 1,250 gourdes, l´équivalent de ce que peut gagner en une nuit une serveuse travaillant dans un bar en Guadeloupe ». Cette poignante remarque nous a profondément marqué et, depuis lors, un groupe d´étudiants (dont Eddy St Aimé, Jean-Pierre Bégin, Gary Danticat et nous autres) a tenté de plaider sa cause auprès des responsables en vue d´obtenir une augmentation de son salaire. C´était peine perdue ; car tous les arguments utilisés à cette époque tendaient à insinuer l´idée que le professeur était un duvaliériste de pur sang et qu´il ne fallait pas lui laisser trop d´espace. En 1990, le fait de coller une telle étiquette au dos de quelqu´un équivalait à une invitation faite à « tous ceux qui se respectent » de le fuir comme un lépreux, sous réserve d´être mis à l´indexe dans le cas contraire. Personnellement, nous avons vite abandonné la démarche en dépit de notre grande admiration pour ce spécialiste de sciences exactes de renommée internationale. Mais en catimini, on continuait - entre étudiants - à commenter l´affaire tout en nous interrogeant sur le sort qui nous sera réservé si Jean Daniel, qui nous dispensait gratuitement plus de 12 heures de cours (en plus des heures pour lesquelles il est officiellement nommé), déciderait à claquer la porte. Avec une franchise d´enfant, nous lui avons étalé notre inquiétude et d´un ton impassible il nous a rassuré et nous a encouragé de développer notre sens du service pour mieux être utile au pays et d´éviter d´accorder à l´argent une trop grande importance. Quelques temps après la fin de notre cycle d´études, nous avons laissé le pays pour des études complémentaires à l´étranger et c´est de Bogota étant qu´un étudiant de l´Université Quisqueya (qui l´appréciait aussi) nous a appris que Jean Daniel s´est éteint....parcequ´il n´a pas eu de quoi se procurer à temps des médicaments nécessaires au contrôle de sa pression artérielle. Tragique destin pour citoyen venu à la rescousse d´un pays froidement entrainé par ses élites dans le cercle vicieux de la tryptique mauribonde populisme-incompétence-misère. Depuis lors, cette nouvelle nous a plongé dans une méditation qui se poursuit jusqu´à présent...
Ce récit est pour illustrer la réalité bête et méchante qui a régné et qui, semble-t-il, règne encore à l´UEH. La gestion sectaire de ses différentes unités l´interdit l´accès à des ressources humaines capables de contribuer à sa dynamisation. Depuis 10 ans l´UEH est tombé dans un processus de dégénérescence à petit feu, fomenté par ceux-là même qui disent vouloir la protéger. Plus de 95% des titulaires n´ont que le grade de Maîtrise ou de Licence, alors que les bourses doctorales offertes par des missions étrangères sont soient octroyées à des proches en quête d´une opportunité pour laisser définitivement le pays, soit confisquées ou laissées sans suite par des trucs consistant à afficher les avis 24 heures avant ou après la date d´expiration prévue pour le dépot de candidatures y afférent. Il s´agit d´un plafonnement voulu et forcé qui produit un effet dévastateur sur l´institution et la cloue dans une désespérante routine de dispensation maladroite de cours et d´organisation d´évaluation qui enfin de compte ne mesurent rien. Faute de ressources humaines adéquates, la vocation à la recherche n´a pas droit de cité au sein de l´UEH. Et en cette ère dominée par la logique I+D [4], nous doutons fort qu´une quelconque université (qu´elle soit privée ou publique) puisse revendiquer valablement sa place dans une société si elle ne détient pas un bon programme de recherches scientifiques... capable de contribuer au développement.
Faute de ne pas pouvoir jouer pleinement son rôle dans la société, l´UEH se cherche depuis un certain temps une autre vocation située en deça même des sphères académiques. Parce qu´ils sont incapables de participer comme il faut à la refondation de l´Etat ou aider à la repenser, les responsables de cette institution adoptent deux attitudes stériles : soit ils le (l´Etat) critiquent au même titre que l´homme de la rue, soit ils se taillent une place là-dedans, oui au sein du système dysfonctionnel qu´ils devraient contribuer à changer. Comme si c´était en se baignant dans une rivière en crue que des spécialistes pourraient corriger ses dangereux débordements. Finalement, ils se font broyer par le système.
C´est pour cela d´ailleurs que nous avons écouté avec un grand intérêt l´Ingénieur Christian Rousseau qui se prononçait sur la création de l´UPA (sur les ondes de la station Signal FM). Il a fait savoir que : « la création de ce centre d´enseignement supérieur est liée uniquement à une motivation politique des dirigeants en place ... et le mieux serait d´investir dans l´Université d´Etat d´Haiti qui souffre de manque de moyens et d´infrastructures... La mise en place d´autres entités universitaires publiques risque de compromettre les demarches entreprises auprès des responsables en faveur de la réforme de l´UEH ». Nous sommes prêts à acquiescer à la majeure partie de ses propos, mais le prof ne s´est pas rendu compte qu´au cours des quatre dernières années les réalités ont beaucoup changé et que la performance académique de cette institution universitaire, dont il est un dirigeant, devient de moins en moins défendable.
Il semble même que les étudiants se sentent moins enclins à se lancer dans une quelconque bataille pour forcer la main à l´Etat. Au bon vieux temps, les déclarations du professeur Rousseau seraient amplement suffisantes pour les galvaniser et provoquer une réaction d´éclat de leur part. Par exemple, en 2003, il a suffi d´un battement de mains pour faire échouer la tentative de Tardieu consistant à modeler l´UEH à sa manière. Et, c´est sans clairon et sans trompette qu´on réussissait à mobiliser des étudiants pour défendre des causes dans lesquelles ils n´avaient pas grand chose à voir. Maintenant, il semble que même en battant la grosse caisse on a du mal à attirer l´attention, tellement les responsables ont adopté ces dernières années des postures peu catholiques qui ont sauté au yeux de plus d´un. Sur ce point précis, notre honte a été indiscible quand, dans une rencontre organisée par le CEP, un responsable du Conseil de l´UEH a proposé à Rosemond Pradel - en présence de représentants de la communauté internationale - d´organiser le concours de recrutement pour les gens devant faire partie des BEC, des BEDS et des Bureaux d´Enregistrement ; alors que la priorité du moment était de tester les limites techniques du système que l´institution électorale se proposait d´appliquer. L´astucieux politicien du KONAKOM a saisi immédiatement l´offre et s´est empressé à en faire son chou gras. On connait les résultats... ces responsables se sont laissés rouler dans la farine sous les yeux attentifs des observateurs. Tenant compte de ces bévues, il faut croire que l´UEH doit travailler sérieusement pour se refaire une bonne réputation, susceptible de la placer au-dessus de tout soupçon.
En guise de haut lieu du savoir académique où les décideurs gouvernementaux pourraient se référer lors des prises de décisions éclairées sur les grands problèmes du pays, l´UEH s´est transformée en un repaire de politiciens qui dispensent une formation plus orientée vers une certaine forme de militance politique qu´à un dévouement citoyen de produire des connaissances scientifiques permettant de tirer le pays de son marasme. Aristide l´a remarqué et il a tenté avec Charles Tardieu de la dévier en sa faveur. Il s´est buté à un récif. Et c´est pour essayer de le contourner, dans un premier temps, qu´il a créé l´Université de Tabarre en détournant l´aide de Taiwan (initialement destinée à l´UEH), avant de se lancer dans une violente offensive pour réduire l´université d´Etat à l´ombre d´elle-même.
A présent, le pays se trouve à un carrefour où il faut poser les problèmes avec rationnalité et honnêteté. L´UEH est un cas préoccupant et elle ne peut plus continuer à fonctionner comme elle est. Les responsables du gouvernement actuel n´ont pas très bien joué en voulant mettre en place un réseau parallèle d´universités publiques dans les conditions qu´on connait. L´argument de l´augmentation de l´offre ne tiendra pas la route car la formation universitaire n´est liée uniquement qu´à une garantie d´exigence de qualité. L´Etat ne peut pas créer un centre d´enseignement supérieur uniquement pour se donner bonne conscience d´avoir construit quelque chose. Car, cette logique risque d´accélérer la « borlétisation » du système universitaire haitien et pénaliser à terme tous les ressortissants du pays qui souhaiteront bénéficier d´une quelconque équivalence en terre étrangère. Avant toute action, le régime actuel se devait de demander à des partenaires étrangers (neutres) de réaliser un état des lieux de l´UEH qui fournirait des informations pertinentes sur l´état de ses infrastructures, de ses ressources humaines, de ses offres de formation et de sa logique de fonctionnement. Le rapport y afférent pourrait servir de base à un débat pluriel impliquant tous les universitaires haïtiens travaillant dans le pays (avec une modération de l´Agence Universitaire de la Francophonie - AUF). Là on discuterait de tous les constats effectués par les Consultants internationaux et on dégagerait des pistes concrètes de réforme et un plan d´actions étalé sur trois (3) paliers temporels : court, moyen et long terme. Si après cette démarche les dirigeants de l´UEH se montraient vertement hostiles aux changements proposés (démocratiquement), alors et alors seulement le régime actuel serait autorisé à envisager une solution de réserve comme celle de la mise en place d´un réseau d´universités publiques pour suppléer aux carences diagnostiquées.
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* Université Publique de l´Artibonite