Témoignage de Christophe Wargny [1]
Soumis à AlterPresse le 17 décembre 2006
J’ai eu la chance de rencontrer longuement Tiga, dans les années 90, après la chute de la dictature Cédras. Je ne suis pas un spécialiste de l’art haïtien, même si celui-ci m’a beaucoup apporté, notamment face à la désespérance qui vous étreint parfois quand vous observez le politique. Et Tiga, pour moi, représentait tout à la fois des peintures de toutes tailles vues dans les galeries, l’initiateur de Saint Soleil, un homme qui avait rencontré le Malraux écrivain de l’art, bref un expérimentateur, un adversaire du conformisme, un révolutionnaire à sa manière.
Tiga habitait une petite maison à quelques minutes de l’hôtel El Rancho. La pièce principale servait de chambre et d’atelier : un petit capharnaüm ou se mêlaient cartons, chevalets, tasses de café, livres, journaux et dossiers. Palettes, pinceaux et couleurs aussi. Et souvent une femme pour tenter d’humaniser le désordre ambiant. Son regard paraissait dire qu’il aimait beaucoup les femmes, sa peinture plus encore. Des yeux si convaincants !
L’homme n’était pas avare de son temps. Notre première conversation dura trois heures. Et fut suivie de bien d’autres. L’artiste était homme prodigue, l’avenir allait me le montrer. Prodigue en conseils, en coups d’essai, en cadeaux et en ouverture aux autres. Il ne voulut pas me vendre de tableaux, mais m’obligea à en emporter un de mon choix. « Nous luttons l’un et l’autre, nous voilà complices. »
On dira que l’amitié ou l’admiration font exagérer. Il me fit très vite penser à Léonard de Vinci. Il s’essayait à toutes les formes d’art : musique, sculpture, modelage, céramique, dessin, encre, maquette et illustration. Et bien sûr le mélange de produits, secret de fabrication, qui faisait l’originalité de sa peinture. Soleil brûlé sur papier : il appelait ainsi ce brun décliné en un camaïeu de jaunes et de rouges. La philosophie et toutes les sciences sociales, il les mobilisait pour comprendre et pour expliquer. Pas seulement sa peinture, mais l’environnement dans lequel il baignait. Sans limites. Et souvent au service des autres, de la cause de l’art et du mouvement en avant de la société. Le siècle des Lumières l’aurait désigné comme « honnête homme », celui qui s’intéresse à tout.
Je l’ai vu travailler avec les enfants, des malades, encourager les jeunes artistes. Tiga était maïeuticien. Accoucheur de spontanéité et de liberté. Comme s’il prolongeait en tout temps et en tout lieu l’expérience mythique de Soissons la Montagne. Une expérience, menée avec Maud Robart, que tout le monde connaît : donner des pinceaux ou des crayons à ceux qui ne savent pas écrire et n’ont jamais manié que la houe et la machette. Louisianne Saint-Florent et d’autres vivront plus tard de leur art.
« L’expérience, dira André Malraux, la plus saisissante et la plus contrôlable en notre siècle : la communauté de Saint Soleil. » Inventeurs d’une peinture dont on ignore et les origines et la destination, mais qui témoigne d’un indiscutable sens de l’harmonie, sans parenté avec la peinture populaire existante. Une histoire qui commença en 1975 et mena la troupe jusqu’au festival de théâtre de Nancy, en France. Et qui témoigne de cette nécessité d’expérimenter tous azimuts pour stimuler une création originale.
Tiga multiplia ainsi les passerelles et les encouragements. Ils sont si nombreux à se réclamer de lui. Un peu, beaucoup, passionnément… « J’ai trouvé mon art à l’école de mon peuple. Je suis d’abord un chercheur et un animateur. J’ai mis en place le principe de la rotation artistique. » Ainsi se définissait le maître Tiga. Maître dans tous les sens du mot. Thérapeute et bâtisseur d’Haïti. Nous restent les œuvres. Uniques dans le panorama pictural haïtien. Et plus encore ce souffle altruiste, cette universelle curiosité, en un mot son humanisme.
Nous perdons un passeur, un ambassadeur. Tiga, de toi me restent des tableaux en ma maison. Plus : un mouvement vers l’Haïti dont nous rêvons.
[1] Historien français et collaborateur du Monde Diplomatique