Débat
Par James Darbouze [1]
Soumis à AlterPresse le 10 novembre 2006 [2]
C.- Clef supplémentaire pour une analyse plus poussée… en perspective
Pour une compréhension de la stratégie LESPWA, une clef supplémentaire peut être trouvée dans le projet de la plateforme et dans sa vision des antagonismes de la société, des moyens de les résoudre et de la disposition des priorités. Et en ce sens, le discours d’investiture de M. Préval, le 14 mai dernier au palais national, dans la mesure où M. Préval est le principal leader de la plateforme et dans la mesure où son discours – première adresse publique officielle depuis son élection – est censé traduire, exposer et transcrire les grandes tracées programmatiques de son quinquennat est un élément qui peut livrer des choses intéressantes. Alors que nous livre ce discours ? Beaucoup de choses. Et ce discours – contrairement à ce que pourraient laisser croire les critiques des affairistes bien-pensants, propagandistes convertis en analystes politiques, en journalistes et en historiens qui auraient probablement préféré un discours ronflant avec des promesses intenables et des projets bidons – est bel et bien un discours programmatique.
Au premier abord, ce qui frappe dans ce discours, c’est l’apparent refus de la tonalité politique traditionnelle comme si le président voulait par ce discours signifier une certaine rupture. Rupture dans la longueur et dans la langue : un discours d’une quinzaine de minutes intégralement en créole (la langue du peuple) dans lequel le président a eu l’air de s’adresser essentiellement au peuple. Ce qui n’était pas pour tromper personne. D’ailleurs les maîtres et maîtresses du « pwen » ont vite fait de le ramasser. Car la chose - qui n’est pas passé inaperçue - n’a pas manqué de faire des gorges chaudes. Des propagandistes déguisés en journalistes objectifs et en analystes politiques ont vite fait de trouver une catégorie pour le juger. Le protocole, on n’a juré que par cela. On a découvert les vertus du protocole. Le protocole, le protocole. Un manquement au protocole. Il aurait fallu pour le protocole çi et ça.
Au second abord, ce qui frappe également mais à un niveau beaucoup plus fondamental c’est la présence en double occurrence du peuple qui apparaît dès l’ouverture du discours. Le président à la fois parle [s’adresse] au peuple mais il parle et s’adresse également à titre de représentant « présentable [3] » du peuple. Et cela, il le sait. « Pèp ayisyen, respè pou wou » traduit le premier mouvement tandis que les deuxième et troisième phrases « Nan non w, m ap di tout etranje ki vin pataje moman espesyal sa avèk nou mèsi » et « Nan non w, pèp ayisyen, m ap salye pèp tout lòt peyi yo » témoignent du second mouvement.
Le mot peuple qui apparaît plus de 20 fois dans le discours est probablement le référent le plus présenté dans le discours. Pour le président, il ne fait aucun de doute que le peuple qu’il représente et auquel il s’adresse désigne les pauvres, les « mis au ban », les marginalisés. Le référent principal et majeur de ce discours c’est la paix. La paix pour tous sous condition de liquidation des revendications de la majorité qui souffre. Mais la paix ici s’entend comme … C’est un discours qui vient clôre une séquence politique. C’est d’ailleurs ce qui fait qu’il invite le peuple, son peuple, à le regarder dans les yeux pendant que lui aussi il le regarde dans les yeux : « Pèp ayisyen … » Peut-être ici faudrait-il rappeler le propos de cet éminent militant et penseur contemporain français qui, à l’analyse d’un vers d’Ossip Mandelstam [4] un des plus grands poètes du XXème siècle, signale dans un texte récent [5], que la question du face-à-face est la question héroïque du (XXème) siècle. Et la question qu’il formule par la suite : « Peut-on se tenir droit en face du temps historique ? » peut être reformulée en nos propres termes, eu égard à la situation politique spécifique que nous vivons ici en Haïti : « Qui peut se tenir en face du peuple historique ? Du peuple qui aspire à être maître et possesseur de son destin ? » Pourtant par son invite, c’est cet exercice qu’a voulu tenter le président Préval. Cette invite du président tient du jeu psychologique. La tentative d’un magnétiseur qui invite l’autre à le regarder droit dans les yeux avec le projet de l’hypnotiser, de l’emballer, de lui faire oublier les difficultés de sa condition et ses revendications. En ce sens, ce discours énonce le projet de fermeture d’une séquence hautement politique de l’histoire récente d’Haïti où l’acteur principal était le peuple.
En plus du désir de fermeture d’une séquence proprement politique, la principale chose à retenir de ce discours est que M. Préval a voulu tendre la main à tous les secteurs de la société. Ça se comprend non ! N’est-il pas le président de tous les haïtiens ? Même si tous les haïtiens n’ont pas voté pour lui - comme le rappelle si souvent un plumitif ancien fonctionnaire du gouvernement de transition (les 49 %) [6] – et même si parmi tous les haitiens certains se préparent à torpiller son pouvoir aux apparences populaires. N’est-il pas, in fine, quand même le président de tous les haïtiens ? Ne doit-il pas protéger les intérêts de tous les haïtiens et en particulier les intérêts de ceux qui, effectivement, en ont ? Et l’on revient au lieu commun du fameux discours de la paix et de la concorde nationale qui n’a jamais fait les beaux jours d’aucuns gouvernements à tendance populaire ; les groupes sociaux et les individus qui les composent, étant loin d’être dupes. M. Préval, le président de tous les haïtiens, semble avoir oublié cette sagesse du premier poète de LESPWA :
Linyon poul ak ravèt
Se nan vant poul li fèt
Pa gen linyon pou esklav ak mèt. [7]
Ici, si nous faisons cet appel à la sagesse du poète, ce n’est pas dans un souci de parure. Cette référence au poète n’est pas qu’une affaire d’esthétique. « Comme une citation extraite du domaine du dire poétique, pour rafraîchir ainsi et orner le chemin aride de la pensée », ce qui serait bien entendu, comme nous le rappelle Heidegger, un avilissement de la parole du poète. Il y a que dans cette parole en apparence simple le poète essaie de nous faire entendre quelque chose d’essentiel... une tonalité différente voudrait se donner à entendre autour du rapport de la blatte à la poule. Et cette tonalité n’est audible et compréhensible dans sa différence que pour autant que nous sommes familiers de la poule et de la blatte, pour autant que nous sommes habitués à vivre le rapport du cafard à la poule, ou pour autant que nous sommes habitués à vivre nous-mêmes nos rapports sous le mode de celui de la poule et du cafard en symétrie à celui du maître à l’esclave. « Linyon poul ak ravèt se nan vant poul li fèt. »
Dans cette parole, disons-nous, quelque chose d’essentiel essaie de se faire entendre. Quelque chose qui nous semble en rapport à l’essence même de la lute politique actuelle en Haïti, à l’essence même de la démocratie en question. En son sens profond, cette tonalité semble à voir avec la complexité du réel politique haïtien tel que nous le vivons aujourd’hui car elle semble vouloir nous dire que, si du point de vue de la poule, la notion d’union peut avoir un sens et un intérêt, du point de vue du cafard, elle est un non-sens pratique dans la mesure où elle ne peut aboutir qu’à l’anéantissement du cafard en tant que cafard par la poule. En clair que nous sommes là en face d’antipodes, d’irréconciliables. Que le rapport de la poule au cafard est un anti-rapport dans la mesure où il n’existe que dans l’opposition permanente des termes et non dans leur rapprochement. Puisque toute tentative de rapprochement ne peut conduire qu’à l’anéantissement de l’un des termes. Ici, le cafard. Et que par suite, tout partisan de l’union est soit un insensé soit un ennemi du cafard. Même si avoir raison ou tort importe peu pour le poète, l’histoire de ce pays ne tend-t-elle pas à donner raison au poète ? N’est-elle pas en réalité une grande suite géométrique de tentatives d’union (avortée) des antipodes où périssent toujours les rêves d’égalité, de solidarité, de liberté et de bonheur du peuple en l’occurrence le cafard. La reine Anacaona, par exemple, pensait possible l’union et la réconciliation des victimes et des bourreaux. Elle aussi était poète. Elle l’a payé de sa vie. Dommage ! Et puis, il y a eu les plus lucides. Les marrons de la liberté. Henri pour commencer. Un peu plus tard, Toussaint et Dessalines y croyaient eux aussi. Mais on connaît tous le dernier mot de ces histoires. D’ailleurs de l’union de Dessalines le président a fait mention dans son discours. Une sagesse à tirer de la pensée du poète de Fistibal : qui pense par l’union et la réconciliation périra par la trahison et l’anéantissement.
Au regard de cette sagesse du poète, comment comprendre le discours de l’union dont M. le président se fait le chantre actuel ? S’il connaissait cette sagesse, l’a-t-il oublié ? Il me semble que l’on ne saurait mettre sur le compte de l’oubli les options politiciennes de M. le président. Celui qui se veut le président de tous les haïtiens – et en particulier des Ralph Auguste – n’a rien oublié. En fait, il a juste retrouvé son camp de toujours. Car, il a en fin de compte trouvé les formules pour se faire applaudir par les éléments traditionnels de la société. Et pendant qu’il est applaudi par les gens de la bourgeoisie qui, s’ils applaudissent certainement, se sont retrouvés dans ses propos [8], même pas un geste n’est adressé aux habitants de l’enfer ou de la cité de tous les dangers [9] (selon une certaine terminologie propre aux gens « honnêtes » et « heureux ») qui pourtant, s’étaient débattus comme des diables – étaient même diabolisés – par ceux-là même que M. Préval s’attachent à fréquenter, les nouveaux amis de M. le Président. Entre temps aussi, M. Préval a multiplié les appels à isoler les « jusqu’au boutistes », les extrémistes. Pour ceux-là, on prépare la mitraille. La carotte et le bâton : le chef du gouvernement – à la fois secteur privé et secteur public – en avait parlé. Au nombre de ces extrémistes, sûrement ces jeunes de la Cité - aux corps troués de projectiles – qui, tout en crachant leur haine de ce qu’ils appellent la bourgeoisie [10], avaient exprimé en ces termes leur conscience de la dynamique politique à laquelle ils sont conscients de participer à titre de soldats :« Si Minustah pat la, nou t ap mache pran yo [les bourgeois] » Eux qui, suite à une question du journaliste sur les possibilités d’accorder l’opportunité à cette bourgeoisie de travailler à la réduction des fossés socio-économiques, avaient répondu « avec une certaine conviction que la bourgeoisie avait eu 200 ans pour le faire [11] » et qu’elle ne l’avait pas fait. Comme toujours dans ces genres de situation, vont-ils à nouveau se faire larguer par la fraction « petite bourgeoise » de leur avant-garde dont M. Préval est actuellement l’élément le plus en vue ? Tout semble concorder à montrer que c’est ce cas de figure tragique qui se dessine à nouveau. Pourtant M. Préval avait l’air d’être lucide quand il déclarait lors du lancement de sa campagne électorale à Jacmel que c’est l’exclusion qui est responsable de la situation de violence qui règne à Cité Soleil et quand il dénonçait des secteurs qui, par leur discours, contribuaient à faire perdurer la violence dans le pays [12]. C’est à croire que la lucidité et la compréhension ne suffisent pas ! Que l’intérêt de classe est – en ultime instance – l’élément le plus déterminant en matière des attitudes et comportements politiques à adopter.
Une chose qui devient de plus en plus claire : l’autre pouvoir de M. Préval c’est encore le même pouvoir. Et le nouveau pouvoir de M. Préval, comme tous les pouvoirs traditionnels, a ses règles propres : l’ordre, la responsabilité de ceux qui sont dans l’incapacité d’être responsables d’eux-mêmes, la répression au nom du bien commun et sur ce point particulier M. Préval donne déjà le ton du pouvoir qui vient. Il est clair également qu’il va, à nouveau, passer à côté de l’Histoire, et laisser indemne le fin fond de la chose.
Alors que M. Aristide disait « préférer échouer avec le peuple que de réussir sans lui », M. Préval lui se garde d’un tel dilemme. Le peuple, connaît pas ! Et en cela il voudrait travailler pour réussir là où ce dernier avait échoué. Aussi, a-t-il tenu à mettre à côté le peuple qui l’a soutenu et qui l’a imposé par la force des choses [13]. Ouvrant ainsi ses bras grands pour le rassemblement, le dialogue, la réconciliation. Le M. a de grands rêves… Dessalines et Pétion. L’Union de Dessalines et de Pétion, il en a fait mention dans son discours. A ce qu’il parait, il voudrait réitérer cette union pour la paix, la concorde, la sécurité nécessaires aux investissements qui viendront créer les emplois. Ah ! les fameux emplois que M. Baker souhaite créer pour « aider le peuple [14] » ! Il en avait longuement parlé lors de sa campagne électorale pourtant le peuple ne l’a pas élu. Ce serait à croire que le peuple n’a cure des emplois du Monsieur. Alors comment comprendre ce désir d’union pour les emplois ? Et puis, sans vouloir être pessimiste, étrange paradoxe, on se rappelle trop bien comment cette union a fini. Ne se rappelle-t-il pas par quoi s’était soldé cette stratégie de l’union ? Comment situer cette référence du président qui parlait de la paix et de l’union ? S’agit-il d’un acte manqué ou faut-il y lire le suicide planifié (donc conscient) d’un romantique petit bourgeois ? M. Préval pèse-t-il ses propos ? Et comment comprendre le retour de cette idée fixe de la paix (déjà chère à M. Aristide) ? La répétition de ce scénario tragique ?
Circonstances aggravantes de la classe intermédiaire ou Critique d’un pseudo manière d’être frontal
D’un point de vue métaphorique et d’une manière abrupte, on peut dire que la petite ou moyenne bourgeoisie n’existe pas, autant que la classe moyenne. Son caractère spécifique étant l’inconsistance spectrale d’un point de vue purement statutaire, on peut dire qu’il n’y a pas d’être du petit bourgeois. Oscillant toujours entre la hantise du retour à la condition originaire d’exclu du système – soit la pauvreté – et le fantasme de l’accession à la condition de privilégié absolu du système social – de bourgeois – sa dynamique est spéculaire. Il se construit toujours dans un miroir : ce qui le conduit à avoir une sorte de conscience désincarnée de la réalité. Et pouvant éventuellement s’installer – et se contenter de – dans sa situation intermédiaire, il est par défaut l’élément le plus conservateur de la société. Étant par essence du domaine de l’inadvertance, l’avenir ne saurait se savoir à l’avance. Il est évènementiel. Il vient de ce qui n’existe pas dans le présent, dans l’actuel. Or, dans le cas de l’élément petit bourgeois, son avenir est déjà présent, son idéal déjà là dans la figure du bourgeois actuel que il contemple tous les jours, en référence auquel il se construit et auquel il souhaite ressembler. Sans création ni créativité, son devenir est pseudo, il se condamne à répéter. En politique, on imagine l’apocalypse que cela peut donner.
Engagé à titre de dirigeant ou comme avant-garde – comme l’illustrent différents épisodes majeurs de notre histoire récente – l’élément petit ou moyen bourgeois se présente toujours in fine comme l’ennemi public numéro un de la cause du peuple, de la cause prolétarienne, de la cause des pauvres. Chez tout petit bourgeois [même forgé aux idéaux progressistes ou au communisme [15].], il y a toujours un côté présomptueux, faussement modeste, fondement d’une espèce de surestime de soi, de son intelligence, de sa conscience et de sa condition, une sorte d’exacerbation du caractère majestueux de son rôle assimilable au complexe du sauveur qui fait que celui-ci exige toujours d’être pris au sérieux. Le style dominateur [faussement grave] et le ton grand seigneur qui lui font perdre le sens du tragique du monde, des gens et des choses tout en exagérant son rôle. Égocentrique par position, la faille majeure de cet élément consiste à vivre dans un ordonnancement virtuel du réel. Le monde est vécu sous le mode du fantasme. Se considérant toujours comme un élu, son complexe du sauveur né le met au défi d’apprécier la réalité, de l’appréhender dans ses dimensions propres. D’ailleurs pour le petit bourgeois, l’attitude est tout et « avoir l’air » seul compte. Il est clair qu’une politique du peuple, une démocratie comme telle ne saurait prendre appui sur un élément aussi peu certain. Pourtant, dans le cas de Lespwa c’est exactement ce qui se produit.
Anabase [16] : dans la perspective de la politique à venir du peuple
Si tant est que la nation existe et si, comme on nous le dit, elle a besoin de se réconcilier avec elle-même, c’est certainement qu’elle est déchirée. Et si elle est déchirée, en toute lucidité, il convient de s’interroger sur la déchirure elle-même, sur ses manifestations autant que sur ses causes, sur ses causes profondes autant qu’occasionnelles. In fine, il s’agirait peut être d’envisager comment (à quelles conditions) une remontée réelle serait possible, une anabase. S’il se trouve que la nation a vraiment besoin de se réconcilier avec elle-même, à quelles conditions cette réconciliation doit-elle se faire ? Donc penser la déchirure. Non pas la panser comme on voudrait le faire maintenant mais la penser. Étant entendu que, comme le dit Alain Badiou dans son ouvrage monumental Le siècle, ce qui n’est pas pensé reste impensé et il peut, pour n’avoir pas été préalablement pensé, ressurgir à n’importe quel moment. La solution reste dans la pensée active dans sa confrontation quotidienne au réel. Pour notre part, comme nous l’avons dit d’entrée de jeu, il nous semble que tous les discours actuels de l’unité et de la réconciliation nationale ont pour lieu commun de laisser de côté l’essentiel : la réconciliation nationale ne pourra réellement exister que si justice est rendue à la majorité de la société qui a été pendant trop longtemps tenu dans les marges, dans les limbes. Justice dans son sens total. Les manifestations d’incapacité en matière de justice sont nombreuses.
Ainsi, dans la perspective de la politique du peuple, le peuple est à la fois au début et à la fin, au départ et à l’arrivée de la politique. Il en est à la fois le sujet agissant, l’acteur et l’objet. Il est le centre même de la politique. La politique ne se fait pas à son détriment car c’est lui qui directement la fait. Ici c’est lui qui est le tout de la politique. En dehors de lui pas de politique. Ainsi, le garant véritable du procès de démocratie dans toute société c’est lui, le peuple des rien du tout, le peuple des laissés pour compte. Dès qu’il est mis hors jeu, ou renvoyé au rancart, on est sûr de n’être que dans une parodie de démocratie, une fiction de la politique ; mais jamais dans la politique elle-même. Aussi, sous quelque prétexte que ce soit, le peuple ne peut pas et ne doit pas donner de chèque en blanc à M. Préval. Il lui faut continuer le travail d’agitation et d’incitation à la haine des privilégiés du système qu’il avait commencé et qu’il a mené, envers et contre tous, pendant les deux années de la « transition ». De même que le reproche fait aux "pauvres" des bidonvilles en 2004, ce n’était pas d’avoir porté Aristide au pouvoir mais d’avoir cru pouvoir l’y maintenir par leurs propres moyens alors que la bourgeoisie et la petite bourgeoisie l’avaient lâché, de même aujourd’hui certains secteurs traditionnels de la société et de vieux routiers de la domination se sont chargés de récupérer – le récupérable – Préval. Car M. Préval est un héritier [17]. Afin, une fois de plus, de désespérer ce peuple qui avait osé et qui ose toujours souhaiter gagner même avec des dés pipés d’avance [18]. Il ne faut pas que le peuple ait confiance en lui. Il peut devenir dangereux si cela se produit. Il peut devenir autonome. Dans ce qui est en train de se produire ici, il s’agit d’un simple règlement de compte entre les partisans de l’ordre traditionnel d’apartheid et le peuple des pauvres qui aspire à plus de dignité, plus de droits, plus de liberté, plus de bien être. Malheureusement, les enjeux de cette lutte ne sont pas toujours pernicieusement perçus. Aussi, c’est sous contrôle populaire que M. Préval doit agir. Un marquage à la culotte doit être exercé sur lui afin de réduire à néant ses marges de manœuvres louches et de trahison. Comme le dit le dicton : « Qui veut la paix prépare la guerre. » L’heure aujourd’hui est à la guerre. Or, M. Préval ne veut pas – n’est pas prêt à – faire la guerre. Il a clairement et doctement opté pour la collaboration de classes avec les ennemis du peuple mais pas ses amis. Le peuple est donc tenu de le surveiller s’il ne veut pas que son café coule à nouveau avec le marc. Pour cela, il est impératif qu’il (le peuple) investisse le maximum d’espace de pouvoir que possible. Et puisque le contre-pouvoir c’est aussi du pouvoir, il se doit aussi d’investir au maximum les lieux de contre-pouvoir. Aucun espace ne doit être laissé aux farfelus, aux arrivistes et aux resquilleurs. Les « parias » doivent être partout. Et de ces lieux étant, il devra procéder à la destruction fatale de toutes ces structures de reproduction du tort social et de mis au ban. Ce sera bien entendu cela la démocratie.
Conclusion partielle
Aujourd’hui, les couches dominantes sont incapables d’assurer ni le pain ni la paix au peuple. Du point de vue du processus démocratique actuel et de la démocratie réelle à venir, M. Préval et ses alliés - qui parlent à tout bout de champ de réconciliation nationale et de partage du pouvoir - font figure de fossiles anticipés, témoins déjà ridicules d’un âge politique périmé, cependant que pointe l’aurore de l’ère de la politique du peuple, qui bientôt régira irrésistiblement le progrès de la société haïtienne. Car il n’y a pas acteur plus lucide, plus cohérent et plus conséquent que le peuple. Il sait ce qu’il veut. Il partage mais ne fait pas cadeau. Il s’allie mais ne se livre jamais. Il sait à quoi s’attendre de tous. Il ne sera jamais dupe des sycophantes de la bourgeoisie. Ainsi, derrière une logique simple, une double stratégie doit se dégager.
La logique qui est simple : face aux ennemis bi-séculaires du peuple et à tous ceux qui attaquent M. Préval à cause de son air affiché de sympathie à la cause du peuple, il faut défendre le vote du peuple, en l’occurrence M. Préval. Car, s’il est clair que cette élection ne le rendra pas aussi heureux qu’il le peut être mais elle peut lui fournir des armes nouvelles dans la lutte vers son émancipation pleine et entière.
Par ailleurs, il faut prendre sur son compte à chaque fois que l’occasion se présente – et les occasions ne seront pas rares – de faire la démonstration au peuple qu’il ne peut et ne doit compter que sur ses propres forces, qu’il ne peut et ne doit faire confiance à quiconque. Il lui faut continuer à se mobiliser car le moindre relâchement lui coûtera cher. On veut lui faire payer au prix fort ce vouloir de toujours relever la tête. On voudrait bien le désespérer. Et « nous n’avons pas fini de désepérer, si nous commençons. » Mais comme le dit la sagesse populaire haïtienne : « se mèt kò ki veye kò ! » Preval ap veye kò l, nou menm nou ap veye kò pa nou. C’est au peuple de ne pas se laisser faire. La vigilance active doit être de rigueur. En ce sens, il me semble que l’on pourrait conclure avec pertinence sur cette formule d’Hannah Arendt : « A supposer que la politique puisse être comparée au lent forage d’une planche très dure (Max Weber) la patience en politique représenterait la persévérance et l’assiduité et non l’attente d’un miracle. Le miracle n’est pas de ce monde, mais mêmes les planches les plus dures peuvent être transpercées [19]. »
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* Depuis la fin des années 1990, « Oganizasyon van vire / Organisation le vent tourne » est le nom d’une plateforme d’organisations populaires de bases localisées (et évoluant) dans la région de Delmas 2/4 – Carrefour Aviation – Pont-rouge – Chancerelles. Reprise et popularisée par la méringue carnavalesque de de Black Alex et Wyclef Jean, cette expression [van vire / le vent tourne] a servi de leitmotiv pendant la période de campagne électorale à la plateforme politique LESPWA. Au départ ce texte n’était pas destiné à la publication. La réflexion dont il est le produit a été entamée depuis le mois de février. La décision de le rendre public a été prise suite aux déclarations du premier ministre Jacques E. Alexis (relayées par les ondes de radio métropole) lors d’une rencontre chez l’ambassadeur canadien en Haiti. (Quelles déclarations et date ?)
[1] Militant, chercheur en philosophie, collaborateur à la revue Recherches Haitiano-Antillaises.
[2] Voir la première partie de cet article à l’adresse http://www.alterpresse.org/spip.php?article5471.
[3] Aux yeux de beaucoup le peuple n’est pas – et ne sera jamais – présentable et c’est le sens de la formule de Jacques Roumain en exergue au début de ce texte. Le peuple est bon à donner le pouvoir à quelqu’un de plus présentable susceptible à le représenter mais jamais à se présenter soi-même.
[4] « Qui saura plonger les yeux dans tes prunelles »
[5] Alain Badiou, Le siècle , Ed. du Seuil, 2005.
[6] Cf. Parodie, Parodie , M. Lyonel Trouillot, Le Matin (journal du secteur privé haïtien)
[7] Paul Laraque, Linyon, in Lespwa , Éditions Mémoire, Port-au-Prince, 2001.
[8] M. Charles Henry Baker, candidat malheureux des dernières élections et potentat du secteur de sous-traitance, non content de se reconnaître dans le discours du président a affirmé haut et fort que c’est un discours qu’il aurait pu lui-même faire. Si M. Baker affirme qu’il aurait pu dire la même chose c’est certainement que du point de vue des intérêts du peuple, il y a quelque chose qui cloche dans ce discours.
[9] Day Roberto Isaac, « Cité soleil : Bienvenue en enfer », in Le Nouvelliste , # 37293, du 14 novembre 2005. cf. également pour une sorte de contre description [plus sociale et plus sensible] l’article de Maurizio Matteuzi, « Un jour ordinaire à Cité Soleil, l’enfer des vivants », Haïti Progrès , Volume 23 # 50, 22 au 28 février 2006, p.14.
[10] Roberson Alphonse, « Une situation de guerre larvée », in Le Nouvelliste , # 37320, 24 janvier 2006, pp. 1-3.
[11] L’entrevue a été réalisée par le journaliste avec deux jeunes. L’un âgé de 19 ans et l’autre de 24 ans (un soldat) qu’il avait rencontrés à Cité soleil, à l’Hôpital Sainte Catherine. Voici comment l’auteur conclut cet article : « Elle [cette situation de guerre larvée] conforte certains jeunes dans leur radicalisme. Des jeunes qui se considèrent comme des soldats, comme des combattants d’un système qui les a ignorés. » pp. 2-3.
[12] « Préval rend l’exclusion responsable des violences à Cité Soleil », in Le Nouvelliste, # 37293, du 14 novembre 2005. cf. : « L’ex-président a dénoncé, sans les nommer, des secteurs dont le discours contribuait à faire perdurer la violence dan ces bidonvilles » p. 40, également « René Préval qui répondait aux questions des journalistes sur la violence qui règne à Cité Soleil, a indiqué qu’il s’agissait d’une conséquence de l’exclusion et tant que celle-ci durera les choses ne vont pas s’arranger. » p. 40
[13] Les récentes déclarations autour des projets de privatisation de la Téléco ou d’autres entreprises d’État pour empêcher aux malheureux de venir y révendiquer leur ré-intégration ou embauche sont par delà tout plus explicites. cf. Le Nouvelliste
[14] Ces emplois qui, en réalité, plutôt que d’aider le peuple n’aident que – ne profite qu’aux – M. Baker. La décapitalisation récente du travail, sa dérentabilisation qui d’ailleurs explique que beaucoup des jeunes chômeurs des quartiers défavorisés actuellement refusent l’embauche et préfèrent circuler avec une « manche dans la main » ne sauraient profiter qu’aux M. Baker qui font leur beurre à même la misère du monde.
[15] Voir sur ce point, dans la série « Pourquoi les communistes haïtiens restent-ils des subalternes sur l’échiquier politique ? » de Jean Anil Louis Juste, la première partie Des ancêtres du communisme en Haïti , 20 décembre 2004, www. alterpresse.org
[16] (du grec anabasis, l’ascension, la montée dans le Haut Pays). En 401 avant notre ère, Cyrus le Jeune, le second fils de Darius II se soulève contre son frère aîné afin de lui ravir le trône. Fort de plus de 10 000 mercenaires grecs recrutés par ses hôtes hellènes, il affronte Artaxerxés II à Cunaxa, en Mésopotamie en 401. Cyrus y trouve la mort, son armée est vaincue. Désormais seuls en pays hostile, les Dix Mille tentent de négocier avec le satrape Tissapherne, qui fait assassiner les chefs des mercenaires. Conduits par Xénophon, ils fuient les troupes royales en direction de l’Hellespont, en passant par l’Arménie, les côtes méridionales du Pont-Euxin. Arrivé dans la région des détroits, ils s’engagent dans des luttes intestines entre Thraces.
[17] Au sens bourdieusien de ce terme. Et c’est d’ailleurs ce qui fait que M. Préval semble politiquement plus acceptable [que M. Aristide] aux yeux de beaucoup. M. Préval a un nom et il a une famille et sa famille appartient à la petite bourgeoisie port-au-princienne. Alors que M. Aristide, pour reprendre l’expression d’un ami, c’est Attila qui rentre à Rome.
[18] « S’il est vrai que les dés, même pipés d’avance, n’ont pas pu freiner le peuple dans son parcours », Mozart Longuefosse, « Honteuse mise en déroute de la communauté internationale », Haïti Progrès , Volume 23 # 50, 22 au 28 février 2006, p.15.
[19] Hannah Arendt, Une patience active, in La tradition cachée , Christian Bourgois Editeur, 1987, pp. 50-54.