Par Roland Belizaire, professeur à l’Université d’État d’Haiti [1]
Soumis à AlterPresse le 15 novembre 2006
Tout a commencé à Athènes sixième et cinquième siècles avant Jésus-Christ, se complique au dix-huitième siècle et se détériore davantage depuis la fin du vingtième siècle. En effet, l’expérience d’Athènes très loin d’être « démocratique », lègue à la postérité comme héritage que le pouvoir et la gestion de la cité doivent être entre les mains des sur-hommes et non des sous-hommes (esclaves, femmes, enfants et étrangers). Et les délices de cette société dite démocratique sont savourés par les premiers au détriment de la seconde catégorie. En ce sens, s’il peut être erroné ou relativisé de considérer Athènes comme la première démocratie, il peut être vrai de postuler qu’elle serait la première dictature instaurée par « une classe sur une autre classe ». C’est partant de cette dictature que les hommes de tous les coins de la terre qui vivaient comme à Athènes iront à la quête de la démocratie ou d’une vraie société démocratique.
Le contrat social athénien, tel qu’il était conçu par ses doctrinaires, établissait des liens volontaires et consentis entre les différents membres de la classe des sur-hommes et des liens d’appropriation (domination) entre cette classe et celle dite des sous-hommes. Les premiers étant également reconnus comme citoyens et les seconds non, n’ayant aucun droit de participer à la vie politique dominante de la cité. Quoique, « Athènes n’a connu de son temps ni révolte servile sérieuse, ni révolte féminine. La logique de la démocratie ne lui inspirait pas moins de très remarquables inquiétudes : Le dernier excès où atteint l’abus de la liberté dans un pareil gouvernement, c’est quand les hommes et les femmes qu’on achète ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetés […] » [2]
Toutefois, la lente et longue lutte de libération des esclaves de la chaîne dictatoriale en vue d’améliorer leurs conditions de bien-être va en élargissant le concept de peuple, de citoyens, de démocratie et des institutions y relatives [3]. Mais de génération en génération, les fils des anciennes oligarchies historiques et les nouveaux intellectuels du statu quo récupèrent à leur compte l’histoire et anticipèrent sur le futur.
En ce sens, le grand mérite des philosophes du siècle des Lumières est de formuler des théories, de jeter les bases « non scientifiques » mais idéologiques de la démocratie dite moderne. Ces philosophes par leur contribution ont permis une meilleure institutionnalisation de la démocratie et donc du politique. Hampson [4] a souligné que « […] des lettres persanes de 1721 à de l’Esprit des lois de 1748, dans son contexte historique, on a le droit de considérer que l’importance accordée dans ses premières œuvres aux valeurs naturelles universelles et le besoin de conserver l’ordre politique européen sont caractéristiques de la société dont ces idées venaient et à qui elles étaient destinées. »
Nous pouvons nous demander de façon objective, si ces écrivains ont apporté quelque chose de neuf. Hampson [5] soutient que « rien n’indique que l’ensemble des philosophes ait été conscient des forces sociales et économiques luttant pour briser les barrières traditionnelles, et inaugurer une période de transformation révolutionnaire. On pense au mieux que l’avenir sera un présent amélioré […] »
Hampson n’a pas peut-être raison, quand on se rappelle cette fameuse déclaration de John Stuart Mill [6], grand libéral et considéré parmi les pionniers de la défense des droits des femmes, : « Les difficultés qui s’opposent initialement au progrès spontanés sont si grandes que l’on peut rarement choisir entre différents moyens de les surmonter ; aussi un gouvernement animé d’intentions progressistes peut légitiment employer tous les moyens permettant de réaliser une fin qu’il serait impossible d’atteindre autrement. Le despotisme est une forme de gouvernement légitime lorsqu’on a à faire à des barbares, pourvu que la fin consiste à les faire progresser et que les moyens soient justifiés par leur application réelle. La liberté comme principe n’est pas applicable dans les situations qui précèdent le moment où les hommes sont devenus capables de s’améliorer grâce à la libre discussion entre égaux. Tant qu’on est pas là, il n’y a rien d’autre pour eux que l’obéissance absolue à un Agbar ou à un Charlemagne, s’ils ont la chance de le trouver. Une chose est claire, la liberté ne vaut que pour des être humains en plénitude de leurs facultés. »
La thèse de Mill se prête à mettre peut-être du vent au moulin des colonialistes et au renforcement des monarchies en Europe.
Or, l’Europe des conquérants semblait méconnaître la structure d’organisation du pouvoir des autres civilisations orientales et amérindiennes antérieures à leur incursion dans ces continents. Paul Kennedy [7] rapporte paradoxalement un fait insolite montrant l’attitude inintelligible des Anglais face à certaines civilisations étrangères. Il relate que : « La rigidité absolue des tabous religieux de l’hindouisme milite contre toute forme de modernisation : comme il est interdit de tuer les rongeurs et les insectes, d’importantes quantités de denrées alimentaires sont perdues ; les habitudes sociales de traitement des ordures et des excréments entretiennent en permanence une situation sanitaire critique, et offrent un terrain de choix à la peste bubonique ; le système des castes étrangle l’initiative, incite au ritualisme et freine le marché, de plus l’influence des brahmanes sur les dirigeants indiens locaux rend cet obscurantisme actif au plus haut niveau. Ces obstacles sociaux s’opposent en profondeur à toute tentative de changement radical. Ce qui explique que, plus tard, les Anglais, qui après avoir commencé par piller l’Inde, ont essayé de la gouverner selon les principes de l’utilitarisme, ont fini par la quitter avec le sentiment que le mystère de ce pays leur restait entier. »
De même, lors du premier grand choc de civilisation entre les Européens et les résidents du continent américain, les premiers ne paraissaient pas plus étranges aux seconds que ces derniers aux premiers. Mais en fin de compte, aux dires de Engels [8], « la conquête espagnole brisa tout développement autonome antérieur’’. En outre, « la conquête et la colonisation de l’Amérique dont les conséquences allaient être fatales aux peuples qui y vivaient, ont été conditionnées par les processus sociaux et économiques alors en cours au sein de la société européenne ».
Cela dit, à l’instar des philosophes antiques, les libéraux du dix-huitième siècle ont occulté la réalité de la majorité et la maintiennent dans la misère de toutes sortes sous couvert de la démocratie. L’institutionnalisation de la démocratie arborant ou se reposant sur les notions d’égalité, de liberté, de justice, n’était pas conçue pour tous indistinctement. Les philosophes des Lumières ne remettaient nullement en question la domination économique de la classe capitaliste montante sur les ouvriers et les paysans, mais voulaient une meilleure gestion politique de cette domination.
Aristote [9], qui les précède, avait élucidé la portée du débat entre démocratie et oligarchie (dictature) en affirmant que « le raisonnement rend donc évident, semble-t-il, que la souveraineté d’une minorité ou d’une majorité n’est qu’un accident propre soit aux oligarchies soit aux démocraties, dû au fait que partout les riches sont en minorité et les pauvres en majorité. La différence réelle qui sépare entre elles démocratie et oligarchie, c’est la pauvreté et la richesse ; et nécessairement, un régime où les dirigeants qu’ils soient minoritaires ou majoritaires, exercent le pouvoir grâce à leur richesse est une oligarchie, et celui où les pauvres gouvernent, une démocratie ».
Dans ce cas, les notions d’égalité et de liberté ressemblent plutôt avec de la carotte devant l’âne, car si « « l’égalité serait essentiellement d’ordre économique et social, alors que la liberté serait avant tout d’ordre juridico-politique » [10] comment les apprécier quand la majorité des nouveaux gens ‘’libres’’ et dits ‘’égaux’’ avec les anciens croupit dans la misère, l’analphabétisme, le chômage, et autres conditions infrahumaines. Disons mieux que c’est une pseudo-démocratie tant par rapport à certains citoyens vivant en ces prétendues sociétés démocratiques que par rapport à ceux des pays dominés et colonisés. Car, si d’un côté, dans les colonies la tension montait contre l’abus des dirigeants des puissances dominatrices et colonialistes et de leurs acolytes locaux, de l’autre côté, la lutte pour la défense des droits battait son plein chez ces mêmes pays. La liste d’émeute de faim, de révolte de paysans, d’ouvriers (les anciens mouvements sociaux) pendant les dix-septième et dix-huitième siècles, est longue.
Malheureusement, du dix-huitième siècle à nos jours, le monde, à bien des égards n’a pas si évolué. Le mythe se perpétue en s’amplifiant par les mécanismes d’une démocratie de plus en plus représentative. La démocratie moderne, d’un pays à l’autre, ne se différencie que artificiellement par les formes de gouvernement et non par les structures du pouvoir. Au Moyen orient et en Europe, il existe jusqu’à présent des royaumes, des principautés, des rois, des reines et des princes, formant des dynasties ‘’invincibles’’. Les pays dits d’outre mer ne sont que des colonies modernes. Des missions de l’ONU s’installent un peu partout en Afrique, des bases militaires américaines jalonnent presque tous les continents, des gouvernements satellites et fantoches dirigent dans la majeure partie des pays dits sous-développés contre les intérêts de leurs populations. Les violations des droits des citoyens du monde entier, particulièrement, ceux des classes appauvries, méprisées et exploitées, ne cessent d’augmenter. Pourtant, c’est de la démocratie. Enfin de compte, qu’est-ce qui n’est pas démocratique ? Ou paradoxalement pour répéter Jose Samarango [11], que reste-t-il de la démocratie ?
Pour les tenants de cette démocratie-type, pour ces champions de la démocratie, à l’est, il ne peut et il n’a existé que de la dictature, mais à l’ouest, il n’existe que des variantes de la démocratie - dont la dictature- dans la mesure que les différents régimes et/ou formes de représentation que prend le pouvoir ne lèsent pas les intérêts des nantis et des puissances du centre.
Ce comportement cache une mystification fondamentale, l’essence idéologique et philosophique de la pensée libérale : la démocratie et le développement ne sont que l’apanage du système capitaliste. Quoique quand le Parlement [12] anglais a été institué en 1265, ce fut 519 ans avant l’invention de James Watt, 549 avant celle de George Stephenson, cinq siècles avant Jenny et six siècles et pic avant la grande révolution industrielle et bourgeoise anglaise. L’Europe de Louis XIV n’a-t-elle pas été en pleine expansion économique bien avant la révolution bourgeoise française de 1789 ?
Ce constat peut entrer en contradiction avec certains dogmes sur l’évolution des formations socio-économiques ou des différents systèmes économiques ou encore sur la relation entre l’économie et la politique. Les institutions politiques seraient-elles plus vielles ou précèdent-elles celles économiques ? Ou, évoluent-elles ensemble mais tout en conservant chacune les spécificités autonomes de leur sphère et en entretenant entre elles des relations d’impacts réciproques ?
Les rapports économiques tout en se transformant vers des formes plus modernes, c’est-à-dire, en répondant aux nouveaux contextes historiques, aux intérêts des nouveaux acteurs, peuvent modifier ou maintenir en deçà de cette transformation les institutions et les pratiques politiques, pourvu qu’elles peuvent toujours servir les intérêts des classes dominantes. Cette dynamique de rupture et de continuité nécessaire et historique dans les relations entre les sphères économique et politique semble être une évidence au niveau national, mais également dans les relations entre le centre et la périphérie, entre les puissances mondiales et les pays dominés, occupés directement ou indirectement.
Du point de vue économique, Ernest Mandel [13], en fait par exemple remarquer ceci : « Plus généralement le marché mondial capitaliste a ceci de particulier qu’il faut parfaitement unifier pour une certaine période dans un même et seul circuit mondial de marchandises, les produits de mode de production les plus divers : produits du travail salarié et du travail d’esclave, produits du travail de métayers mi-serviles et produits de paysans parcellaires indépendants et libres, maîtres de leurs propres moyens de production. Aujourd’hui circulent d’ailleurs sur ce même marché mondial des produits de rapports de production post-capitalistes en provenance des pays socialistes ».
Et au niveau politique, les décennies 60 et 70 ont vu dans la quasi totalité de pays de l’Amérique latine des gouvernements militaires ou dictatoriaux soutenus par les Etats-Unis, de même que ceux en Afrique étaient soutenus par la France et dépendamment des liens historiques par les Etats-Unis et/ou l’Angleterre. Ces puissances coloniales ne se sentaient jamais dérangées et inconfortables à défendre de tels régimes, alors que chez elles, elles parlaient de démocratie. Et même à l’heure de la démocratisation de ces pays périphériques, les dominations des pays puissants sous couvert de la bonne gouvernance et par l’intermédiaire des institutions internationales, restent omniprésentes.
Alors, n’étant jamais réelle, n’étant jamais effective pour tous les citoyens, des sociétés esclavagistes aux sociétés féodales pour atteindre les civilisations capitalistes, la démocratie a toujours été un défi, une quête, un objectif non défini dans le temps, un rêve intergénérationnel.
En effet, l’illusion démocratique amène la majorité des penseurs inconsciemment ou consciemment à abonder davantage sur la question de la démocratie que sur celle de la dictature. Car les philosophes, sans le vouloir cherchent toujours une utopie, un rêve, veulent toujours voir les limitations, les vicissitudes du présent, les transcender et projeter sans être toujours précis, le futur ou les éléments du futur.
Ce qui précède atteste des difficultés éprouvées par plus d’un en vue de trouver, outre la définition originelle grecque, une définition de la démocratie. Le respect des droits de l’homme [14] et du citoyen, la liberté, l’égalité et la justice, la bonne gouvernance dans la gestion économique et politique de la res publica, la participation des citoyens dans la gestion publique, le respect des droits imprescriptibles des hommes et des femmes, la construction d’un Etat de droit ?
La liberté et l’égalité semblent être parmi tous ces indices de démocraties, les plus importants. Mais, les hommes naissent-ils réellement libres et égaux et le demeurent-ils, quels que soient leur couleur, leur sexe, leur race, leur religion, leur degré de fortune, leur nationalité, leurs idéologies ? Cela sous-entend-il au temps des esclaves, que les fils des esclaves étaient nés autant libres que ceux des maîtres ? Existe-t-il une égalité (de chance) entre un enfant né dans un pays du tiers monde et celui qui a pris naissance dans un pays riche du monde capitaliste ? De quelle liberté, de quelle égalité s’agit-il ?
La démocratie parait d’abord être un principe, une norme d’existence humaine, une revendication, mais sa matérialisation dépend des conditions historiques présentes confrontées par la société en question. Voilà pourquoi, pour de multiples citoyens et populations du monde, la démocratie reste un vœu, un désir brûlant, une lutte, un espace de liberté qui se conquière mètre par mètre, mais non une réalité totale.
Problématique de la démocratie en Haïti
De la ‘’démocratie’’ des Indiens, les premiers peuples qui habitaient Ayiti, l’île est passée à la dictature des colons européens, puis à celle des anciens commandeurs-libérateurs des esclaves toujours guidés par les anciens colons ; ainsi la masse des anciens esclaves ajoutée aux nouveaux esclaves modernes des périodes post indépendance, est toujours à la quête de la démocratie. Voilà en peu de mots, comment se pose à première vue et de façon historique, le nœud gordien de la démocratie en Haïti.
L’érection d’une société, d’une organisation sociale démocratique après la destruction d’une société aussi anti-démocratique que la société colonialiste-esclavagiste imposée par les Européens notamment en Ayiti, ne pouvait être opérée que dans une logique d’une radicalisation à une autre. Car, plus les espaces de liberté sont réduits, plus les inégalités sociales, économiques, géographiques et politiques sont fortes, plus les frustrations, les violations et les oppressions sont denses, plus l’élan démocratique est fort. Liberté, égalité, souveraineté, — si tels sont les fondements de toute démocratie réelle – avant d’être normatives, légales, codifiées, effectives dans la réalité, sont d’abord éprouvées, senties, désirées, voulues par les demandeurs-victimes.
Cet aspect subjectif, personnel et collectif de la démocratie et de ses constituants ne relève pas seulement de la psychologie, mais de la psychosomatique. La crise de la liberté et le soulèvement qui en résulte est d’abord une crise et un soulèvement de l’esprit, de l’intelligence, de la raison des hommes, le tout transféré au corps physique-individuel et au corps social, se manifestant par des réactions violentes, le déchoukage, la destruction des barrières contre la liberté, l’égalité, la souveraineté et la justice.
Au lendemain de l’indépendance, la poursuite des pratiques antidémocratiques allait donner cours proportionnellement à la poursuite de cette crise de liberté, qui est celle de l’existence de l’homme Haïtien. En témoigne entre autres faits, l’existence des mouvements armés des paysans (Goman et Acaau) bien avant l’institution du néocolonialisme français à partir de 1825. Ce mouvement pour la démocratie ne s’estompera depuis lors en passant par la lutte contre l’occupation américaine, par les différents soulèvements certes spontanés, par le repli et l’auto-organisation des paysans dans les campagnes et dans les quartiers populaires des villes, par le rejet des projets politiques antidémocratiques et de leurs leaders.
Comme au temps de la colonie et de la traite négrière, il parait toujours nécessaire aux masses de victimes de construire leurs propres espaces de liberté, leurs propres refuges, leurs propres forteresses souveraines, leurs propres repères. Ces espaces ne sont pas seulement physiques mais aussi et d’abord, culturel, social et politique. Le voudou, les sociétés secrètes, le créole, l’habitation (le lakou), la mise en place de relations de travail originales et l’édification des organisations socio-politiques, tout ce qui peut servir comme instrument d’organisation et de résistance en vue d’une véritable émancipation.
Cependant, du côté formel, du côté du pouvoir, la lutte pour réprimer certaines libertés et droits individuels prend la forme la plus institutionnalisée, prend une forme organique impressionnante. L’expérience haïtienne avec les Duvalier, père et fils, en est un parfait exemple. Les Duvalier avaient droit de vie et de mort sur tous leurs ‘’sujets’’. Le pouvoir contrôlait les moindres mouvements de la population avec la milice et l’armée. La propagande duvaliériste en tant qu’outil de la communication politique n’a jamais eu d’égal en terme d’efficacité et elle peut même être considérée comme un fait inédit dans le pays. Le pouvoir dictatorial de Duvalier correspond excellemment bien avec les caractéristiques faites par Carl J. Friedrich [15] au cours des années 50, du pouvoir totalitaire. Friedrich a mis en évidence les cinq monopoles que possède le pouvoir et qui font disparaître les libertés individuelles, à savoir : policier - l’ordre règne par la terreur ; idéologique – l’idéologie officielle est dominatrice ; médiatique – la presse est totalement contrôlée et la communication n’est que propagande ; militaire – l’Etat contrôle la force armée dans une volonté de puissance ; économique - la production est placée sous le contrôle de l’Etat. Ces cinq monopoles sont entre les mains d’un parti unique qui concentre tous les pouvoirs. Le système, entièrement centralisé, est dirigé par un chef dictatorial, appuyé sur une élite restreinte.
L’expérience duvaliérienne [16] nous a édifié sur la capacité d’un pouvoir de perversion, de répression des droits et des libertés les plus élémentaires et de démagogie machiavélique.
Pourtant sous la pression de l’International, au début des années 80, le gouvernement de Duvalier avait pris un tas de mesures de cosmétologie démocratique : la mise en place d’une nouvelle constitution celle de 1983, lui consacrant toujours certes sa dynastie, la formation d’une Commission des Droits de l’Homme au Ministère des Affaires Etrangères, prohibition officielle aux policiers et militaires de torturer les accusés, etc. Toutes ces mesures n’étaient que des trompe-l’œil, puisque la révolution politique continuait de plus belle.
Il est courant d’entendre que le gouvernement des Duvalier n’a fait aucun effort pour instaurer un Etat de droit dans le pays. Ce concept, semble-t-il dans le contexte des années 70 n’était pas du tout de mise. Car l’Etat de droit sous-tend, implique la démocratie, non la dictature, non l’autoritarisme. André Corten [17] attire l’attention sur le fait que « Dans l’Etat de droit, les droits ne sont plus affirmés dans toute leur pureté, ils sont négociés. La violence physique est résiduelle mais les droits négociés sont empreints de la violence des inégalités de base. »
Néanmoins, nous accordons volontiers à l’instar de A.Tosel [18] que le gouvernement des Duvalier était un pouvoir d’Etat de droit. Car « la première forme historique de l’Etat de droit est celle de l’Etat d’absolutisme de droit ». L’Etat de droit libéral, donc celui basé sur une relative démocratie, n’est qu’une forme de despotisme avancé, éclairé historiquement (encore comme le dit Aristote, qu’il soit minoritaire ou majoritaire, si le gouvernement au pouvoir provient des riches, c’est une oligarchie).
Pour ainsi dire la question des droits ou la mise en place d’un Etat de droit (considéré comme la construction de la démocratie) restera ouverte après Duvalier.
En fait, après le 7 février 1986, la chute de Duvalier, la rupture tardait et tarde encore à être effective. L’ouverture démocratique de 1986 jusqu’à nos jours, s’est accompagnée plus tacitement presque des mêmes pratiques anciennes, sinon, que ces pratiques sont mal réhabilitées. Certes la population a conquis et maintenu beaucoup plus d’espaces de liberté et de jouissances de certains droits civils et politiques.
Néanmoins, fondamentalement, le processus démocratique haïtien se trouve contrarié par plusieurs problèmes :
a) La conception libérale des droits humains (OEA/ONU) se trouve en contradiction ave la conception (ethnologique) sociale et historique, séculaire des haïtiens de la liberté et de leurs droits. La liberté pour les libéraux implique principalement la jouissance des droits civils et politiques et le respect de l’état de droit manifesté entre autres par l’exercice des trois pouvoirs et par le constitutionnalisme, la liberté de voter. Pour ce faire, le peuple doit déléguer sa souveraineté à ses représentants (les parlementaires) et sous une forme non impérative mais plutôt simplement représentative. Si la fréquence des élections est respectée, aux yeux des libéraux et des constitutionnalistes, la démocratie est atteinte, c’est-à-dire, elle est définitivement instaurée dans le pays.
Or d’un côté, l’origine servile de la société haïtienne implique pour la masse de paysans, la masse d’anciens esclaves, que la liberté se confond avec la possession de la terre, mais surtout être bénéficiaire du fruit de son travail libre. Les esclaves ne spéculaient pas comme nous le faisons sur le concept de liberté. La liberté comportait pour eux une substance, un contenu matériel, social et politique concret. Le slogan ‘’vivre libre ou mourir’’ des différents chefs insurgés et des masses d’esclaves sous-entendait clairement au lieu de continuer à vivre sous la torture des fouets et de la roue, au lieu de continuer à travailler dans des conditions infrahumaines, au lieu de continuer à être esclaves, il vaut mieux de mourir et de mourir dignement en bravant l’ennemi, le colon. La mort devient source de liberté, tout comme la lutte pour la liberté alimente la mort à Saint-Domingue.
De nos jours ce comportement métaphorique des masses haïtiennes se traduit par la fuite des paysans et des ouvriers haïtiens vers la République Dominicaine, les Bahamas et les Etats-Unis, malgré tous les dangers qu’ils courent, en dépit du fait qu’ils savent que les conditions de vie là-bas sont difficiles. Ils partent vers une certaine liberté conditionnée matériellement par un mieux-être ou par la mort imminente. La mort semble devenir la dernière soupape de liberté pour ces victimes.
D’un autre côté, la composition obscurantiste, servo-féodale et ‘’semi capitaliste’’ de l’organisation socio-économique haïtienne depuis sa fondation au début du dix-neuvième siècle cause que cette culture libérale de la démocratie fondée sur les élections et ‘’le respect des droits négociés’’ est loin d’être acquise. Pour preuve la seule élection qui a vu une participation importante fut l’exploit du 16 décembre 1990. Pourtant, l’expérience n’était que très éphémère, estompée par le coup d’Etat militaire du 30 septembre 1991.
b) Le degré d’inégalités au sein de la société haïtienne entre les divers groupes, classes et catégories sociales ne peut être qu’un élément déstabilisateur du processus démocratique. Comment parler de liberté, d’égalité, de justice ou de souveraineté ; comment parler de droits humains ou de respect des droits humains quand la majorité de la population vit dans l’indigence quasi-totale et dans l’indifférence autant des autorités de l’Etat. Les masses ne sont pas dupes. Elles ne connaissent pas les concepts et les théories relatifs à ces questions, elles les vivent quotidiennement dans leurs entrailles, elles les ressentent et désirent les voir réels.
André Corten [19] classifie cette situation désolante parmi les quatre grandes violences qui rongent la société haïtienne. « La désolation est la condition de la personne qui,vivant dans la promiscuité, la peur, la saleté, la maladie et la sous-alimentation, perd tout contact avec elle-même, n’a plus de vie privée et vit l’expérience de non appartenance au monde », argumente-t-il.
Les différents secteurs politiques, profitant de cette désolation des masses, cherchent à s’en servir comme instrument électoral, de marchandage politique, comme base malléable et corvéable et comme gage de popularité suivant les moyens dont chacun dispose et les rapports de force.
N’aurait-il pas été surprenant, n’aurait-il pas été paradoxal que le seul pays PMA de l’hémisphère américain, que le seul pays de l’hémisphère classé comme pays à faible revenu et ayant les indices de développement humain les plus faibles, fut le pays le plus démocratique de l’hémisphère ? Il est révolu le temps où la démocratie même occidentale ou libérale qu’elle soit, se mesure par la fréquence des élections ou par la jouissance de quelques droits civils et politiques. Les experts du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) ne peuvent que laisser transpirer leurs inquiétudes devant la vague d’élections sans démocratie en formulant un nouveau concept ‘’déficit démocratique’’. « A l’heure du bilan, ne nous leurrons pas, ne soyons pas complaisants. L’alternance politique réglée par les élections est insuffisante », reconnaît un expert [20] en droits humains ».
c) L’ingérence étrangère représente un autre problème majeur qui contrarie, atrophie le processus démocratique et de développement dans le pays. Les diktats de politiques économiques à travers les institutions internationales et les ambassades qui ne correspondent pas du tout avec les réalités locales et nationales, l’imposition de certaines règles universelles de démocratie, le piétinement de la souveraineté et du droit à l’autodétermination - du droit du peuple à choisir son propre système économique et politique-, constituent à maints égards le principal handicap au développement et à l’établissement de la démocratie dans le pays. Après l’ordonnance de 1825 du roi Charles X scellant le retour de l’empire français dans les affaires haïtiennes, l’occupation étasunienne de 1915-1934, depuis 1994 à nos jours, Haïti connaît près de 18 missions militaires et civiles de l’Organisation des Nations Unies – certaines sont des forces multinationales ou des troupes américaines-. Niant entre autres choses, l’histoire de ce peuple, leur présence ne peut être considérée que comme un affront et ne saurait qu’aggraver psychologiquement voire politiquement la situation au lieu d’y remédier.
Cette ingérence trouvant des bases de relais du côté de certains dirigeants de l’Etat haïtien et du côté de la bourgeoisie, ne fait que bloquer tout apport local, tout dynamisme, toute solution durable interne. Elle renforce la tendance parasitaire et dépendante de l’Etat et de certaines catégories sociales. Tout cela complique donc davantage la situation socio-économique et politique du pays et engendre ainsi une véritable crise de démocratie et de développement.
……………………………
[1] Extrait de la communication : Démocratie, dictature et développement : ruptures et continuités (le cas d’Haïti 1970-2004), présentée le mardi 14 novembre 2006 au Colloque international tenu à Port-au-Prince du 14 au 17 novembre 2006, organisé par le Réseau « état de droit saisi par la philosophie » de l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) dont le thème général est : « La démocratie du dehors »
[2] Moses I. Finley, démocratie antique et moderne, p.10
[3] L’article de www.apple.com/quicktime/products/qt retrace de façon très synthétique l’évolution à juste titre des concepts peuple, démocraties et des institutions. Il souligne entre autres faits que En 509 av. Jésus-Christ, le peuple romain chasse les derniers rois, les Tarquins, et fonde la République. Le pouvoir souverain est attribué au Peuple (populus) c’est à dire, en fait, aux patriciens, aux familles nobles, les gentes. Groupées par dix, les gentes forment des curies. En tout, trente curies forment l’assemblée du Peuple dite assemblée curiate, qui, par son vote, décide de tout. A ses côtés, se tient le Sénat, composé des chefs des gentes. Les plébéiens, la plèbe, forment le nombre. Mais ils ne font pas partie du Peuple, n’ont pas de droits et ne peuvent devenir magistrats. Ce sont des réfugiés, des vaincus, d’anciens esclaves affranchis, des aventuriers.
[4] Norman Hampson, Histoire de la pensée européenne, 4. Le siècle des lumières, éd. du Seuil, p.93
[5] op.cit. p.126
[6] Actuel Marx, Libéralisme, Société civile, Etat de droit, PUF, No.5, Premier semestre 1989, p26
[7] Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, 2004 éditions Payot & Rivages, pp.50-51
[8] A. Manfred, op.cit., p234
[9] Moses I. Finley, op.cit, pp.59-60
[10] Etienne Balibar, Les nouvelles frontières de la démocratie, p.125
[11] Jose Samarango, que reste-t-il de la démocratie, Le monde diplomatique, Août 2004
[12] A. Manfred (sous la direction de), Abrégé d’Histoire universelle, Livre premier, éditions du Progrès, pp. 293-294. Il faut se rappeler que James Watt est celui qui a conçu la machine à vapeur à double effet, George Stephenson, quant à lui inventa la locomotive à vapeur, et Jenny fut la première machine à tisser de l’industrie cotonnière.
[13] Ernest Mandel, Classes sociales et crise politique en Amérique latine, disponible sur Internet
[14] Voir Mission Civile Internationale en Haïti, OEA/ONU, Haïti : la constitution de 1987 et les droits de l’homme (synthèse d’un colloque où M. Jean-Claude William, professeur des Sciences politiques et président de l’université des Antilles et de la Guyane soutenait que les droits de l’homme peuvent exister sans démocratie, mais non l’inverse).
[15] Car Friedrich, www.apple.com/quicktime/products/qt
[16] Voir le rapport de l’Amnesty international, Haïti : les visages de la répression, mars 1985
[17] Chemins critiques, Vol. V, No.2, octobre 2004, De la violence, p.27
[18] Actuel Marx, op.cit, (André Tosel, l’Etat de droit, figures et Problèmes. Les avatars de la maîtrise) p.34
[19] Chemins critiques, op.cit., p.30
[20] Office de la Protection du Citoyen, Etat de droit en Haïti : bilan des 50 dernières années, p.45