Analyse et commentaires
Par Wooldy Edson Louidor
« Si on était vraiment des êtres humains…, vous croyez qu’on survivrait à cette famine, à tous ces tas d’immondices qu’on trouve à tous les coins de rue. »
Dany Laferrière, Pays sans chapeau
P-au-P., 29 nov. 06 [AlterPresse] --- Difficile et presque impossible à résoudre en Haïti, du moins dans la Capitale Port-au-Prince, l’insalubrité peut être vue comme un thermomètre politique. Durant les deux dernières décennies, l’histoire nous montre que, quand le peuple haïtien se décide à changer son pays, il commence tout d’abord par le nettoyer et l’embellir. Une fois frustré son espoir, il devient insouciant à l’égard de son pays et contribue même à le salir et à l’enlaidir. [1]
De toutes les villes d’Haïti, Port-au-Prince est le plus affecté par l’insalubrité puisque les immondices arrivent parfois à obstruer ses grandes artères, à embouteiller ses principales rues et à créer un environnement excessivement pollué et malsain pour ses 2 millions d’habitants.
Le problème de l’insalubrité ne fait que s’amplifier, en dépit des efforts apparents réalisés par le gouvernement actuel, les différentes mairies à travers le pays et, surtout, des initiatives des organisations internationales, non gouvernementales et locales, dont celle de la star haitiano- américaine Wyclef Jean, YELE HAITI, pour collecter les ordures. Plus on ramasse les ordures, plus les rues regorgent d’immondices.
Il semble que la participation d’un élément central manque pour résoudre l’insalubrité en Haïti : le peuple haïtien. Mais, qui peut le convaincre de coopérer à l’assainissement d’Haïti s’il ne croit non seulement à la politique, mais non plus au pays auquel il appartient ?
Insalubrité et politique
Haïti n’est pas née insalubre, mais elle l’est devenue. À la différence d’aujourd’hui où des citoyens se plaisent à jeter les ordures en pleines rues, il était une fois : des comités de quartier, composés de gens habitant généralement la même rue et soucieux de garder propre leur pays, nettoyaient et embellissaient le secteur de la ville où ils vivaient. Cette époque où les citoyens s’organisaient dans le but de contribuer à assainir le pays et rehausser son éclat ne remonte pas très loin dans l’histoire.
Il s’agit, en premier lieu, de l’intervalle de temps situé entre la fin de l’année 1990 –plus précisément après les résultats des élections présidentielles du 16 décembre de la même année, largement remportées par Jean-Bertrand Aristide- et avant le 30 septembre 1991, date du coup d’état sanglant réalisé par les putschistes militaires contre Aristide. Le second moment était encore plus conjoncturel : c’était dans le contexte du retour d’Aristide au pouvoir sous forte escorte des marines américains, de l’Organisation des Nations Unies et de la Communauté internationale, le 15 octobre 2004.
La cérémonie de ré- installation de Jean-Bertrand Aristide au pouvoir, après plus de 3 ans d’exil, s’était déroulée dans une Haïti vraiment belle, coquette, charmante, orgueilleuse et même impeccable. Cette image d’Haïti avait duré très peu, puisque les attentes du créateur de cette image, le peuple haïtien, s’étaient vues frustrer à cause d’une multitude de raisons. Certains secteurs dénonçaient Aristide qui, selon eux, ne défendait plus les intérêts du peuple sinon les siens et ceux de son entourage. Au contraire, d’autres pointaient du doigt la Communauté internationale, surtout les Etats-Unis et la France, qui, en complicité avec les forces rétrogrades du pays, se seraient attelés à tramer toutes sortes de manœuvres aux niveaux politique, social, diplomatique, financier et économique pour asphyxier le régime d’Aristide et ainsi mater les mouvements démocratiques et populaires qui appuyaient ce dernier.
Au-delà des explications mettant au banc des accusés Aristide ou la Communauté internationale, l’hygiène d’Haïti a été négligée, peu de temps après le 15 octobre 2004, par ses enfants dont la grande majorité ont cherché des prétextes et des boucs émissaires pour justifier cette attitude de rejet envers la patrie mère. Les conséquences sont très visibles : Haïti devient de plus en plus une poubelle.
Actuellement, la Capitale haïtienne fait pitié : des montagnes d’ordures envahissent non seulement les bidonvilles et le centre commercial de la zone métropolitaine, mais aussi des quartiers huppés, les alentours de quelques facultés de l’université publique, des universités privées, du Palais National et d’autres symboles forts de l’État haïtien.
Parallèlement, il y a lieu de noter une certaine indifférence de la population qui, loin de contribuer à lutter contre l’insalubrité, jette ça et là des déchets. Par exemple : quand il pleut, des gens en profitent pour sortir de leurs maisons des sacs d’ordures, remplis de tout ce qu’on peut imaginer, et les lancer dans les eaux de pluies qui descendent vers les égouts qui sont pour la plupart obstrués. Après les pluies, les égouts remplis sont ouverts et vomissent dans les rues toutes les immondices qu’ils avaient reçues.
Les attitudes et comportements de la société face au problème de l’insalubrité en Haïti, durant les deux dernières décennies, sont, entre autres, l’expression de son accord ou désaccord avec la situation socio- politique du pays. Par exemple, quand le peuple croyait fermement à la possibilité d’un changement (démocratique) dans le pays au cours de la première version de la présidence d’Aristide, il nettoyait et embellissait tous les coins du pays : c’était sa propre contribution à ce changement. Mais une fois frustrées ses attentes, il est devenu indifférent et même irresponsable à l’égard de l’insalubrité : que le pays soit propre ou insalubre, qu’il soit beau ou laid, cela lui est égal.
D’où la situation actuelle d’insalubrité qui montre comment la société haïtienne dans son ensemble, toutes classes confondues, s’est installée par action ou par omission dans la déshumanisation parce que, comme l’a si bien dit un personnage du roman « Pays sans chapeau » de Dany Laferrière, « si on était vraiment des êtres humains…, vous croyez qu’on survivrait à cette famine, à tous ces tas d’immondices qu’on trouve à tous les coins de rue ».
Face à une telle situation, qu’est-ce que les dirigeants, les gouvernants et autres hommes politiques ont fait ?
Une politique insalubre
La grande majorité des hommes politiques, notamment les candidats à la présidence du pays, à la mairie de Port-au-Prince et aux mairies des communes avoisinantes de la Capitale, ont fait de la question de l’insalubrité leur cheval de bataille. Ils ont promis de lutter contre cette problématique de plusieurs manières : d’aucuns parlent de « politique » de ré- urbanisation, d’autres de « politique » de décentralisation, d’autres en plus de « politique » d’assainissement. Autant d’idées qui, quoique bonnes en soi, ne constituent très souvent que des « promesses », strictement liées aux campagnes électorales et rarement tenues.
Les différentes expériences malheureuses qu’a eues le peuple haïtien avec des hommes politiques l’ont amené à adopter une conception négative de la politique. En effet, la « politique », telle qu’elle est pratiquée en Haïti, est considérée par une grande partie de la population comme un instrument entre les mains des « politiciens », préoccupés à défendre leurs propres intérêts au détriment du peuple et du pays. Selon beaucoup de citoyens et de citoyennes, au lieu de chercher à organiser la Cité et gérer le bien public, la politique haïtienne détruit la Cité et convertit le bien public en bien privé des détenteurs du pouvoir. « Politik se bagay sal », expression créole qui signifie que la politique est quelque chose de sale : elle est insalubre.
Les conséquences de l’insalubrité de la politique haïtienne sont très visibles : à commencer par le problème des ordures jusqu’à la problématique de la violence qui fait rage dans le pays en passant par la question du chômage, de la corruption dans l’administration et les institutions étatiques, de l’inefficacité et, dans certains cas, de l’inexistence des services sociaux de base (éducation, santé, eau potable, infrastructures routières et de la communication) … Une politique si insalubre n’a pas pu résoudre le problème de l’insalubrité, qui est en soi très complexe ; au contraire, elle n’a fait que produire un pays insalubre à tous les niveaux : écologique, politique, social, culturel, économique.
Perspectives
La politique insalubre, qui se pratique en Haïti, n’arrive pas à convaincre la majorité des citoyens et citoyennes de participer au nettoyage, à l’embellissement et à la reconstruction de leur pays. Actuellement, la carrière politique en Haiti tend à être envahie par des gens incompétents et prêts à « tout faire » pour avoir le pouvoir.
En conséquence, la politique est de plus en plus liée à la drogue, à la violence, au viol, au kidnapping, au massacre, au sang, à la destruction. L’activité politique, comme le pays, devient de plus en plus insalubre, donc décourageante pour les citoyens et citoyennes qui, à leur tour, se désintéressent davantage de leur pays, de son environnement, de son image et de son organisation.
L’insalubrité, ainsi que d’autres problèmes sociaux, politiques, économiques, écologiques, culturels…, est abandonnée par la société exclusivement aux hommes politiques et des gouvernants, dont certains ne semblent avoir la volonté politique, la légitimité et la compétence nécessaires pour les aborder et les résoudre.
Il faut à la fois une nouvelle classe d’hommes et de femmes politiques, de citoyennes et de citoyennes qui soient amoureux d’Haïti, compétents, responsables, propres, avisés et engagés à assainir le pays et la politique afin de récupérer notre dignité d’êtres humains. [wel gp apr 29/11/2006 11:00]
[1] Bien entendu, ce problème pose aussi la question de
citoyenneté, de l’éducation à l’environnement, de la
mauvaise gestion des ressources financières et
techniques et des limites pratiques rencontrées dans
la mise en œuvre d’éventuelles solutions