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Haiti : Les hommes politiques se suivent et se ressemblent étrangement

Malheur à ceux qui se laissent mener par leurs poches, leur ventre et leur bas-ventre… !

Débat

Par Gary Olius

Soumis à AlterPresse le 20 novembre 2006

Une petite règle en vigueur en Haïti (peut-être, nulle part ailleurs) et qu´on inculque aux petits enfants qui apprennent à se tenir à table est que l´on ne parle pas avec la bouche pleine. Mine de rien, il semble que ce principe, a priori désintéressé, est en train d´être mis à profit dans les stratégies politiques haïtiennes et semble même être un ingrédient de prime importance dans la composition d´une arme redoutable servant à maîtriser des opposants en apparence indomptables et récalcitrants.

Au cours de la transition post-aristidienne, Gérard Latortue a mis sur pied un nombre considérable de commissions, les unes plus abracadabrantes que les autres. Les citoyens un tant soit peu préoccupés par l´utilisation efficace et efficiente des deniers publics n´arrêtaient pas de s´interroger sur l´utilité de ces structures improvisées dont les rôles se chevauchent et dans lesquelles une seule et même personne peut multiplier les fonctions et recevoir du trésor public plusieurs salaires. On a cru que le Premier Ministre d´alors était tellement un ennemi d´Aristide qu´il éprouvait un malin plaisir à créer des opportunités pour tous ceux qui se sont ventés publiquement de leur « anti-titidisme ». Loin de là, ce monsieur effectuait plutôt un calcul politique dont les éléments fondamentaux témoignent d´une certaine connaissance de la mentalité des hommes politiques impliqués dans le mouvement GNB.

Il a remarqué, de très tôt, qu´il ne devait pas se laisser prendre en sandwich entre l´Opération Bagdad des chimères lavalas et le feu dévorant des leaders GNBistes éventuellement déçus pour n´avoir rien gagné après avoir assumé des risques énormes dans la lutte contre Aristide. Il savait pertinemment que son gouvernement ne pourrait jouir d´aucun moment de répit s´il acceptait d´avoir à gérer d´un côté les cliquetis des mitrailleuses des bandits des bidonvilles et de l´autre le hennissement énervé du cheval du KID [1] ou le roulement tonitruant du tambour de l´OPL [2] (le tout sous le soleil brûlant du KONAKOM [3]). Il a vu venir ces entraves…, il les a anticipées. Et pour cause, il a pu épargner les critiques et les remontrances auxquelles il aurait droit si, au cours de son règne, il existait une opposition politique digne.

On peut lui reprocher tout ce qu´on veut ; depuis ses bisbilles et billevesées jusqu´à ses sautes d´humeur les plus avilissantes, mais au moins il faut lui reconnaître une « certaine originalité » dans sa façon de contenir l´agressivité et la pleurnicherie légendaire de certains de nos hommes politiques quand ils sont maintenus loin de ces lieux qui leur fait beaucoup fantasmer, la cour du Palais National et les ministères. Gérard Latortue a fait école et se fait même imiter. La preuve en est que notre actuel Chef d´Etat est en train d´utiliser la même méthode dans sa formule dite de gouvernement pluriel. Et ce texte est pour attirer l´attention de tous sur le caractère dangereux de ce procédé. A notre avis, c´est une stratégie purement individualiste qui fait « réussir » le politicien au pouvoir au détriment du pays.

A regarder ce qui s´est passé au cours des deux années de transition et ce qui se passe actuellement, on ne peut que sceller et ratifier la thèse de l´incroyable crétinisme politique d´Aristide, si vraiment on est en droit d´attribuer un brin d´intelligence en la matière au Président Préval. En fait, on peut dire sans crainte de se tromper que le dictateur en exil aurait pu terminer allègrement son mandat et même faciliter l´accès au fauteuil présidentiel à l´un de ses proches s´il avait accepté de mettre quelque chose sous les dents des affairistes politiques qui lui rendaient la vie difficile. En tant que maximisateur pathologique, il n´a juré que par le tout ou rien et a ainsi amorcé sa descente aux enfers dès sa prestation de serment.

Son alter-ego ou son jumeau politique, quant à lui, refuse de commettre la même erreur et choisit délibérément de marcher, dans une certaine mesure, sur les traces de Latortue. Ceci aussi est à plaindre pour deux raisons : d´abord, l´actuel Président peut se sentir politiquement confortable à un point tel qu´il pourra penser que tout ou presque lui est permis, un peu comme le CEP qui s´est arrogé le droit de commettre toutes les erreurs inimaginables pour la simple raison que ses membres savaient a priori qu´ils ne pouvaient pas être renvoyés. Ensuite, cette réalité peut être perçue, par ceux qui oeuvrent dans les couloirs du pouvoir, comme un blanc-seing leur octroyant les coudées franches pour se livrer à toutes sortes de manœuvres irrégulières. Ces préoccupations sont justifiables si l´on accepte pour vrai qu´une opposition qui joue correctement son rôle est, avant tout, une force de dissuasion. Sans elle la voie est libre et tous les débordements sont permis…

Pour comprendre le danger encouru par le pays, il suffit simplement de considérer deux éléments de l´actualité nationale. Le contentieux Saintil-Licius [4] et les menaces réitérées des bandits de mettre le pays à feu et à sang, si certaines de leurs revendications ne sont pas satisfaites avant le 3 novembre. Ce sont deux faits hautement corrélés dont l´examen peut être très riche en instruction et nous aider à percevoir une nouvelle dimension du cynisme de nos hommes politiques (tenants du pouvoir et opposition confondus).

Dans le cas du conflit opposant Napela Saintil à Michael Licius, on a laissé pourrir la situation jusqu´à amener l´institution policière et une frange importante du système judiciaire au bord de l´explosion. Cette affaire prenait une allure rocambolesque et il semblait même que les observateurs de la société civile s´en étaient plus préoccupés que les responsables. Partout, ce sujet occupe avec l´insécurité l´essentiel des conversations de la majorité de la population haïtienne. Le commun des mortels a voulu même profiter des microtrottoirs réalisés par divers journalistes pour souffler des idées à nos décideurs qu´il jugeait en panne d´inspiration.

Et puis, un beau matin, la situation se dénoua. Comme par un coup de théâtre, Saintil annonça sa décision de se dessaisir du dossier impliquant Licius et ce dernier, lui-aussi, rendit publique sa démission du DCPJ [5]. Avant même que l´opinion publique ait eu le temps de s´interroger sur les sous-entendus de ce dénouement inattendu, le Premier Ministre [6]- tel un gardien de but affolé par la vue d´un attaquant courant à longue enjambée pour lui mettre un ballon dans les filets - sort en trombe pour annoncer à grand renfort médiatique que c´est lui qui a dicté aux deux concernés la décision à prendre. Cette personnalisation de ce semblant de solution d´une affaire qui intriguait plus d´un, par son opacité, est à son tour un nouveau sujet de préoccupation. Il l´est d´autant plus que le très courageux Mario Andrésol est sorti de ses gons pour déclarer que : « le départ forcé de Michael Licius du DCPJ est une victoire pour la mafia haïtienne… et il envoie un message de réconfort aux bandits » [7].
Après une telle déclaration, on pourrait s´attendre à ce que l´opposition politique anime ses représentants au Parlement en vue d´interroger ou d´interpeller « qui de droit » et de chercher à comprendre le fond de la question. Il n´en fut rien…, car depuis belle lurette les bouches et les esprits sont occupées à autre chose. Et, de plus, ce ne serait pas sage de mettre en péril son gagne-pain au sein du gouvernement pour si peu. En fin de compte, il n´y a que les observateurs isolés - portés au bord de la désolation par la déconfiture du pays et l´irresponsabilité de notre élite politique - qui murmurent impuissants : à quoi bon un Parlement dans un pays si les parlementaires ne songent qu´à s´émouvoir uniquement quand leurs petits intérêts mesquins sont en jeu ? A quoi bon d´avoir une opposition politique si cela ne sert que de vitrine aux politiciens égoïstes pour s´offrir au pouvoir en place et d´avoir sous leur contrôle un ministère qui leur permette de faire bombance avec leurs alliés ?

Pour ce qui est de l´arrogance affichée des bandits, l´approche utilisée par le gouvernement contribue énormément à aggraver la situation et, encore une fois, cette tendance à la détérioration accélérée risque d´être difficile à inverser à cause du mutisme complice des leaders des formations politiques de l´ancienne « opposition ».

On ne compte plus les centaines de milliers de dollars distribués à tort et à travers aux réseaux de criminels les mieux armés de Port-au-Prince. Malgré tout, les bandits ne chôment pas, ils continuent à tuer impunément et durcissent encore leurs méthodes de torture. Ils ouvrent d´autres succursales dans d´autres lieux, élargissent leurs réseaux pour mieux capter la manne que le gouvernement met à leur disposition. Ceux-là qui hier encore opéraient dans l´anonymat, se font aujourd´hui connaître à grand renfort de publicité en vue d´attirer l´attention des négociateurs commissionnés par les hautes autorités de l´Etat. L´effet boomerang de la mauvaise pratique du régime en place tend à contaminer tout le pays.

Au départ, on négociait avec les hommes forts du Bel-Air, de Solino et de Cité Soleil. Et, ceux-là qui opéraient à Cité Militaire, à Simon, à Grand-Ravine ont vite compris qu´il fallait entrer dans la danse pour tirer leur part de ce précieux pactole. C´en était fait, ils ont gagné. Maintenant c´est le tour des brigands de Soray, de Fontamara et des zones avoisinantes d´entrer sur ce marché juteux. Logique de la carotte oblige, il faudra leur octroyer leur « juste » part. Et après, ce sera peut-être le tour de Bizoton, de Waney, de Wout-Ray, de Mariani (dans l´axe sud) et de Santo, de Croix-des-Bouquets, de Bon Repos (dans l´axe nord) et ainsi de suite. Le jeu des bandits, tout le monde le voit et le comprend, sauf les responsables du gouvernement. C´est peut-être cette cécité simulée qui a poussé M. Edmond Mulet à déclarer haut et fort que : « L´Etat c´est la carotte, la MINUSTAH c´est le bâton [8] ».

Par « l´Etat », il faut comprendre « le gouvernement », car le diplomate a su nuancer ses propos pour ne pas s´attirer des ennuis inutiles et il sait pertinemment que tous les pouvoirs de l´Etat ne sont pas directement impliqués dans le marchandage avec les bandits. Ce qui paraissait hier une hypothèse farfelue est devenue aujourd´hui une vérité de la palisse qui saute aux yeux de tous : le gouvernement entretient l´insécurité par sa distribution inconsidérée de « carottes » à tous les groupes de bandits ayant fait une démonstration de force. Mais la grande question reste et demeure : quelle est la finalité de cette attitude téméraire ? Les objectifs, à cet égard, peuvent être pluriels, mais le dénominateur commun n´est rien d´autre que la conservation du pouvoir politique, lequel est chez nous une source intarissable de gloire, de privilèges et de richesse illicite.

Le désarroi continue de frapper impitoyablement Haïti, comme par un coup du destin, justement parce que les plus influents de ses fils s´imaginent qu´ils peuvent offrir leur pays en holocauste pour leur salut personnel. Il est patent pour tout le monde que la dure réalité de ce pays garde la même tendance depuis un bon bout de temps, mais bien peu de gens comprennent que la principale cause en est que nos dirigeants politiques n´ont pas beaucoup changé, en dépit de tous les faux débats de positionnement idéologique des uns et des autres.

Dans ce pays où les sortants aux dents dures ne sortent jamais, il n´est pas nécessaire d´être une virtuose de la réflexion pour se rendre compte de la grande similitude qui existe, par exemple, entre les pratiques politiques duvaliéristes et celles du tandem Aristide-Préval. Jean Claude comme son père utilisait une violence à support institutionnel pour conserver le pouvoir. Il s´appuyait sur une frange de l´Armée et le redoutable corps des Tonton-Makout pour assassiner et torturer tous ceux qu´il considérait comme les ennemis du régime. Aristide et Préval, deux illustres figures de la dés-intitutionalisation du pays, s´appuient eux sur la violence des rues tant pour se faire proclamer Président (en faisant l´économie d´un second tour de scrutin) que pour assurer leur succession, i.e passer le pouvoir à quelqu´un de leurs entourages.

Les Duvalier ont passé 29 ans au pouvoir et le duo Aristide-Préval aura à eux-deux quatre (4) mandats de cinq (5) ans. En tout, près d´un demi-siècle de pouvoir où la violence a été l´arme politique préférée de ces deux formes de populisme (l´un de droite, l´autre de gauche). Ainsi on est venu à comprendre que le régime lavalas n´est que le succédané du régime duvalieriste dans un contexte de prolifération d´organismes de droits humains ou, réciproquement, le duvaliérisme n´est qu´une variante du « populisme lavalas » en absence de la pression de ces dits organismes. Deux régimes anthropophages dans deux contextes différents, rien de plus !

Ils ont chacun d´eux leur façon de museler leurs opposants et de couper court à toute possibilité de débat sur leur prise de décision. Les Duvalier exilent, torturent ou tuent ; mais Aristide et Préval, exilent les gens à leur manière en entretenant une situation « d´invivabilité » dans le pays (et les haïtiens par centaine de milliers se réfugient en Amérique du Nord ou en Europe), ils ferment la gueule des politiciens soit à coup de millions [9] soit en les domestiquant dans un soi-disant gouvernement d´union nationale.

Bref, Duvaliérisme et Lavalas ne sont en réalité que deux traductions différentes d´un seul et même désir : celui de la maximisation ou de l´appropriation de longue durée du contrôle du pouvoir politique. C´est un constat qui risque de faire des gorges chaudes ; mais ceux qui ne partagent pas notre avis doivent pouvoir nous expliquer, rationnellement, le pourquoi de cette marche obstinée du pays dans la même direction depuis près de 50 ans. Car, en vérité, si transition ou changement, il y en a eu, il devrait y avoir une rupture radicale avec les anciennes pratiques. Et, le pays comme l´espace politique en porterait les traces visibles.

Contact : golius@excite.com


[1Confédération Unité Démocratique

[2Organisation du Peuple en Lutte

[3Congrès National des Mouvements Démocratiques

[4Le juge Napela Saintil et l’ex directeur central de la policie judiciaire, Michael Licius

[5Direction Centrale de la Police Judiciaire

[6Jacques Édouard Alexis

[7R. Alphonse, Quotidien « Le Nouvelliste », 17 novembre 2006.

[8C. Moise et S. Manigat, Quotidien « Le Matin » du 17 Novembre 2006.

[9Une des méthodes utilisée est le financement généreux des partis politiques, lequel a été fait pour la première fois par Gérard Latortue.