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Haiti : Vertières ou la nécessité du devoir de mémoire

Par Guy-Robert Saint-Cyr [1]

Soumis à AlterPresse le 7 novembre 2006

« Rappelle à ton souvenir les anciens jours,
passe en revue les années, génération par génération. »

Deutéronome, 32, 7

Depuis le début de ce troisième millénaire, le souci du passé, dans ses manifestations variées occupe une place de choix dans l’espace public haïtien — qu’il s’agisse du bicentenaire de la Constitution de 1801 de Toussaint Louverture, de la célébration du bicentenaire de la Proclamation de l’indépendance d’Haïti ou encore tout récemment du bicentenaire de l’assassinat de l’Empereur Jean-Jacques Dessalines, le fondateur de la patrie. Cet intérêt soudain pour l’histoire, et tout particulièrement pour les hauts-faits d’arme, s’accompagne d’une invocation des souvenirs, d’un appel à ce qu’il est convenu d’appeler un « devoir de mémoire ».

Ce 18 novembre 2006 marque le deux cent troisième anniversaire de la dernière des grandes batailles pour l’indépendance nationale : celle de Vertières. En effet, le 18 novembre 1803, l’Armée indigène composée essentiellement d’anciens esclaves a remporté une victoire éclatante contre l’armée esclavagiste de Napoléon qui voulait rétablir l’esclavage sur l’île. Au-delà d’une simple victoire militaire, il faut y voir la victoire du Bien sur le Mal, de la dignité humaine sur l’obscurantisme européen de l’époque. Mais en ce début du troisième millénaire, que représentent pour nous les idéaux de nos ancêtres, idéaux pour lesquels, rappelons-le, ils ont donné leur sang ? Sommes-nous fiers de l’héritage qu’ils nous ont légué ? Qu’avons-nous fait de cette terre d’Haïti où la négritude s’est mise debout pour la première fois (pour utiliser les termes de Senghor) ? Que nous est-il permis d’espérer ?

Par rapport à 1803, le 18 novembre 2006 devrait être l’occasion pour tous les Haïtiens de réfléchir et de méditer sur les questions posées ci-dessus. On doit chercher la place de la mémoire, la place du passé dans la conscience collective. Un devoir de mémoire signifie qu’au-delà de la conservation du passé, nous devons assumer les significations dont le passé est porteur, nous devons en ressaisir les idéaux et prendre acte des appels à la vigilance qu’il nous lance.

L’occupation du territoire par les forces onusiennes nous fournit un excellent prétexte pour méditer sur notre passé, et sur la Bataille de Vertières en particulier. En effet, le souvenir d’un événement historique tel que la Bataille de Vertières n’implique-t-il pas, au-delà de la connaissance des faits historiques, la reconnaissance d’idéaux grâce auxquels chaque citoyen haïtien se définit et qui contribuent à modeler sa vie ?

Avec l’humiliation qu’entraîne l’occupation du pays, avec la perte des repères que connaît la jeunesse du pays, il est impératif que l’on se souvienne de nos héros, de leurs actions, de leur mode de vie. Selon Nietzsche, ce n’est pas avant tout à conserver le passé que doit s’employer l’homme, mais à y rechercher des modèles qui instruisent, consolent et mettent en garde la postérité. On peut se demander objectivement si on s’est suffisamment inspiré du passé pour comprendre la complexité de notre présent. On doit interroger le passé. La commémoration de la bataille de Vertières en cette année 2006 est une bonne occasion de le faire. Cela dit, le passé ne doit pas simplement être connu, on ne doit pas se contenter de mémoriser les faits qui constituent une histoire. La reconnaissance du passé exige bien plutôt qu’il soit intériorisé, qu’il s’inscrive dans le vif des individus ou de la communauté.

On accomplira le travail de mémoire nécessaire lorsque l’on concevra le passé comme le fondement sur lequel se construit notre avenir, lorsque l’on rétablira les forces armées haïtiennes, lorsque l’on rendra le pays indépendant de l’aide externe. De toute façon, le véritable sens du devoir de mémoire est à rechercher dans un souci de transmission du passé, dans l’effort par lequel un individu ou un groupe se recueille dans son histoire pour en élaborer l’unité. La reconnaissance du devoir de mémoire implique que nous soyons prêts, en tant qu’individu et comme collectivité, à assumer l’héritage qui nous a été légué. Soyons fiers de nos ancêtres ! Soyons dignes des sacrifices de Vertières. Transmettons cet amour de la patrie et la dignité nationale qui en découle aux générations futures. C’est la seule façon de perpétuer la mémoire, de réaliser le devoir de mémoire nécessaire à toute société se voulant responsable.

Port-au-Prince, Haïti,
Octobre 2006


[1Professeur à l’Université Quisqueya