Seconde partie et conclusion d’un texte de Tony Cantave, coordonnateur Groupe de Recherche et d’Intervention en Éducation Alternative (GRIEAL), titré « Le projet constitutionnel de Décentralisation :
une co-administration et une co-gestion de la République »
Document soumis à AlterPresse le 18 octobre 2006
La décentralisation, partage du pouvoir de l’Etat entre l’Administration Centrale et les Institutions Territoriales Décentralisées (Conseil Inter Départemental, et Collectivités Territoriales), vise avant tout la satisfaction des besoins de base des populations locales – respect des Droits Humains – en mettant en oeuvre un plan de développement conçu de manière autonome et concerté, maîtrisé par des acteurs locaux mais intégré dans un plan national. Axée sur les Collectivités Territoriales et centrée sur le Développement Local et Régional, la Décentralisation met l’accent sur les initiatives de la population et des acteurs locaux en partant du principe qu’une communauté est pauvre parce qu’elle n’a pas le contrôle de ses ressources naturelles, financières, humaines et matérielles.
En réalité, il s’agit d’un renversement de la vision traditionnelle qui plaçait le pouvoir central comme seul maître d’oeuvre du développement économique et social du pays. La décentralisation se veut donc un processus par lequel une communauté obtient par l’intermédiaire de ses institutions un véritable contrôle sur ses ressources et en assure la gestion dans une concertation entre partenaires du développement.
Le déclenchement du processus de décentralisation requiert la mise en place de cinq (5) réformes fondamentales :
Une reforme dans l’organisation et l’administration du territoire national en circonscriptions administratives et Collectivités Territoriales viables, pour implémenter adéquatement le couple décentralisation/déconcentration et améliorer le cadre et les conditions de vie.
Une institutionnalisation des Collectivités Territoriales pour assurer la bonne gouvernance au niveau local et la participation citoyenne dans les prises de décision pour établir les conditions de création de richesse.
Une réforme politico-administrative, soit le partage des pouvoirs de décision entre l’administration centrale assumée par le Pouvoir Exécutif dans sa branche gouvernementale, d’une part, et les Institutions Territoriales Décentralisées, pour assurer la co-administration et la co-gestion de la république, d’autre part.
Une réforme budgétaire, soit un nouveau système fiscal pour assurer le financement des activités du pouvoir central et ses structures déconcentrées, et celles des Institutions Territoriales Décentralisées.
Une réforme politique, soit un nouveau système de représentation politique et une plus grande participation de la société civile organisée (secteur associatif) à tous les niveaux de prise de décision pour l’implantation de l’État de droit démocratique.
Mesures pour une Décentralisation véritable et efficace
Le peuple haïtien proclame la présente Constitution :
Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des ville et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de cultures, et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens. (Préambule # 5)
Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation (c’est nous qui soulignons) de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective (c’est nous qui soulignons). (Préambule # 7)
Outre ces préambules mettant l’emphase sur la fortification de l’unité nationale par la lutte contre toutes discriminations d’une part, la concertation et la participation, par une décentralisation effective, d’autre part, il n’est pas superflu de rappeler les trois (3) principes-clés évoqués, déjà depuis 1996 [1], devant guider toute action de l’État Haïtien dans le processus de construction de l’État Unitaire Décentralisé selon les prescrits constitutionnels.
Premier Principe-clé : une vision cohérente, claire et précise de la décentralisation partagée par la Société Politique et la Société Civile Organisée pour une reprise en main de la souveraineté nationale.
Deuxième principe-clé : l’acceptation et l’association de la Société Civile Organisée comme partenaire à part entière dans l’édification de la nouvelle organisation de l’État.
Troisième principe-clé : des structures institutionnelles nouvelles dans l’administration centrale pour accompagner les Collectivités Territoriales.
Voir en cliquant ci-dessous le schéma de présentation de l’État unitaire décentralisé d’Haïti, mettant en exergue la participation
Partant de ces considérations, il parait impossible à « L’État duvaliérien » selon l’expression du Professeur Rolph Trouillot ni d’inventer, ni d’accoucher l’État Unitaire Décentralisé prescrit par la Constitution de 1987. Une réforme en profondeur de l’Administration Publique – du Pouvoir Exécutif dans sa branche gouvernementale – s’impose en tout premier lieu [2]. En effet, l’agencement actuel des ministères prend sa source dans le premier acte juridique de François DUVALIER soit la Loi du 31 octobre 1957 (Moniteur # 119 du jeudi 31 octobre 1957) ; loi « adaptant les Cadres de l’Administration Publique aux exigences du Développement économique et aux obligations qui en résultent pour l’État donnant à certain Départements Ministérielles des dénominations plus appropriées à leurs nouvelles attributions » in Ertha Pascal Trouillot & Ernst Trouillot : Code de Lois Usuelles. H. Deschamps, 1989.
Avec cette Loi, le Département des Finances devient Département des Finances et des Affaires Economiques, celui du Travail, Département du Travail et du Bien-Être Social, celui de la Santé Publique, Département de la Santé Publique et de la Population ; celui des Relations Extérieures, Département des Affaires Etrangères ; celui de l’Agriculture, Département de l’Agriculture, des Ressources Naturelles et du Développement Rural ; celui des Travaux Publics, Département des Travaux Publics, Transports et Communications, le Département du Commerce et de l’Économie Nationale devient Département du Commerce et de l’Industrie. Avec ses ministères four touts, monstrueux, gigantesques, dysfonctionnels et budgétivores – non rivés sur leurs missions essentielles – il est illusoire, voire hasardeux de penser un « partage de pouvoir de l’État avec les Collectivités Territoriales » cohérent, pertinent et efficace pour l’amélioration du cadre et des conditions de vie des populations habitant le territoire national.
La tentative de greffe de « modernisation de la dictature » effectuée au début des années 1980 avec la promulgations de maintes dispositions légales comme :
la Loi du 6 septembre 1982 définissant l’Administration Publique ;
la Loi du 19 septembre 1982 établissant le statut général de la fonction publique ;
la loi du 19 septembre 1982 sur la Régionalisation et l’Aménagement du Territoire ;
le décret du 22 octobre 1982 sur le statut de la commune ;
l’Arrêté du 13 octobre 1983 fixant les procédures et les modalités de nomination des agents de la fonction publique portant ;
– le décret du 4 novembre 1983 portant organisation et fonctionnement de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif ;
n’a pas permis à l’administration publique haïtienne de sortir de l’ornière de l’Etat post-colonial, digne héritier du système ségrégatif de la période esclavagiste. Elaborées, de surcroît, au moment même ou l’État duvaliérien entrait dans sa phase ultime de crise structurelle – « Crise Interrompue – G. Pierre Charles, 1971 » « Crise Multidimensionnelle – C. Cadet, 1992 » « Crise de dépérissement, puis de pourrissement et de décomposition généralisée – L. F. Manigat, 1995 » toutes ces dispositions légales n’ont pas pu répondre aux attentes de l’heure. Elles se sont englouties avec le chapelet de misère qui caractérise encore aujourd’hui, si ce n’est davantage, la société haïtienne : effondrement de la souveraineté nationale, déresponsabilisation et démission de l’Etat, enfermement dans la spirale de l’endettement et de la dépendance avec son corollaire oblige l’émergence de la « république des ONGs ».
"Chanje Leta", est une revendication prioritaire de toute la lutte historique du peuple haïtien. Porteurs de la conscience du changement et mus par la volonté politique de donner à la population les moyens de ce changement, les dirigeants du grand mouvement populaire victorieux de la dictature en février 1986 et qui ont appuyé de tout leurs poids le vote massif de la Constitution de mars 1987, ont pour devoir de structurer et d’institutionnaliser le nouvel État. Le Constitution de 1987 définit le cadre et détermine l’outil fondamental pour changer la nature de cet État traditionnel, oligarchique, centralisateur et distant des besoins de la population, à travers les prescriptions de la décentralisation.
La décentralisation implique, une nouvelle organisation sociétale tournée vers la participation réelle de toute la population dans le processus de prise de décision engageant le pays et l’avenir de la nation. L’une des premières tâches des gouvernants haïtiens aujourd’hui est d’établir les bases de la nouvelle société haïtienne en dotant la nation de moyens structurels capables de lui permettre de prendre en charge son destin. La construction du nouvel Etat conscient de cette mission est une exigence de premier ordre.
La mobilisation des forces réelles émanant de la volonté de changement est la vraie alternative face à la misère, à la dégradation et la désarticulation sociales. Les fondements de la patrie doivent être consolidés avec le ciment de la solidarité sociale dans la perspective immédiate de la reconstruction nationale et du recouvrement de notre souveraineté perdue. Notre dignité de peuple libre se retrouve dans notre capacité à nous tous de visualiser notre chemin de développement à travers l’amélioration immédiate et permanente des conditions de vies des plus pauvres, tout en mettant en place les structures nécessaires pour affronter les défis de cette nouvelle ère planétaire. En ce sens, la Constitution de 1987, massivement votée, reste notre seul guide dans notre participation à l’intégration mondiale.
La lutte historique du peuple haïtien contre la dictature, l’injustice, la misère, l’ignorance et la dégradation de notre environnement doit aboutir à la mise en place des piliers de la nouvelle Haïti : les institutions démocratiques . Celles-ci, dans leur mouvement propre, doivent canaliser les énergies disponibles vers la transformation permanente de notre environnement physique, social et économique. [3]
Le Projet Constitutionnel de Décentralisation demeure encore aujourd’hui, durant la période de « transition qui n’en finit pas » l’une des solutions possibles pour re-fonder la nation, construire l’Etat et engager le pays sur les rails du développement social et économique. L’émergence d’une société civile dynamique et vigilante, consciente du devoir à accomplir et prenant à bras le corps les avancées de la charte-mère dans sa nouvelle vision de « vivre ensemble » en mettant en place toutes les Institutions Territoriales Décentralisées et instrumentalisant la démocratie participative comme axe majeur de gestion de la chose publique constitue la planche de salut pour finir avec l’Etat post colonial distant des réels besoins de la population.
[1] CANTAVE Tony : Des Principes-clés pour l’élaboration d’une loi-cadre sur les Collectivités Territoriales, in État de Droit, Décentralisation, Haïti Solidarité Internationale. P-au-P 1996
[2] T. CANTAVE, R. DENIZE : Problématique de la Décentralisation et réalité des Collectivités Territoriales, in RENCONTRE # 15 – 16, décembre 2002
[3] BPM – PME, T. CANTAVE, W. KENEL PIERRE, Élément de Politique de Décentralisation - Aspect Juridique, octobre 1997.