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Sur la pathologie dite morale de la politique haïtienne

Restaurer l’Etat contre les individus-états

Débat

Par Wilson Décembre [1]

Soumis à AlterPresse le 12 octobre 2006

Il y a peu, un article de la presse haïtienne faisait état de ce que l’auteur présentait comme une urgence vitale : la “moralisation” de la politique haïtienne. Ce s.o.s est évidemment légitime. Mais un éventuel projet de “moralisation” de notre politique nécessite que nous puissions penser préalablement les rapports que la morale entretient avec la politique, car si le terme de “morale” relève du langage le plus courant, ses implications politiques ne sont nullement évidentes.

Il y a environ cinq siècles que Nicolas Machiavel a inauguré l’ère du réalisme en politique. Il a définitivement séparé l’éthique de la politique dans le but hautement politique de permettre au souverain d’assurer non seulement la conservation du pouvoir, mais aussi ce qui à ses yeux fait la viabilité de la communauté politique : l’ordre et la sécurité. Tenant compte de la complexité de la nature humaine, Machiavel a voulu penser la politique dans sa réalité propre. Et pour lui, cette réalité spécifique exclut radicalement les considérations d’ordre moral. “La fin justifie les moyens”.Cette formule est chantée sur tous les tons. Les politicailleurs sous toutes les latitudes en ont fait leur credo et leur confiteor, oubliant que pour l’auteur de Le Prince, la seule fin véritablement justificatrice de la neutralisation éthique des moyens est la stabilisation et la santé de l’état, ce qui, manifestement, exclut la petite fin égoïste et mesquine qui motive l’acte du politicien véreux. Mais ce dernier porte le Florentin en effigie sur son coeur parce que confondant efficacité politique et petit profit individuel.

On affirme que Machiavel n’a fait que révéler au grand jour ce que les politiques font sans le dire, théoriser rétroactivement ce qui est la factualité même da la politique universelle. Adye ! En réalité, la pensée machiavélienne est plus profonde que ne le croient ceux qui n’en connaissent que le slogan trivialisé. Pour nous qui voulons réfléchir sur la gangrène dite morale qui ronge la politique haïtienne, la leçon du penseur florentin relativement à la nature de l’être qui seul fait de la politique, l’Homme, est indispensable. C’est le plus grand apport de l’auteur à la science politique. Mais cette prise en compte ne peut servir la fin de la politique moderne – le bien vivre ensemble par le gouvernement de soi – que si elle est effectuée en fonction d’un paramètre qui faisait défaut au champ de l’analyse de Machiavel –parce que ce dernier réfléchissait sur l’absolutisme – : les exigences de l’ordre démocratique. Nous comprendrons alors que si pour Machiavel, se plaçant dans la perspective du gouvernant, l’efficacité en politique doit faire l’économie de l’éthique, en démocratie l’appel à la morale dans le but de porter l’homme politique à la loyauté est non seulement inapproprié, mais de plus, il est complètement inefficace politiquement et ceci, non pas du point de vue du gouvernant (la perspective machiavélienne), mais au grand dam du peuple lui-même. Mais alors, comment ce qui vaut pour l’homme universel pourrait-il ne pas valoir pour l’homme haïtien ? Il nous restera à montrer par déduction que la solution aux maux “moraux” de la politique haïtienne n’est pas morale. Mais c’est pour des raisons qui sont très peu machiavéliennes.

Autonomie morale et hétéronomie politique

Que la morale soit définie comme relevant de l’ordre du sentiment ou de celui de la raison raisonnable (qui n’est pas la raison rationnelle calculatrice), elle se déploie dans le champ de l’intériorité du sujet. Certes, on peut toujours envisager que cette conscience morale qui éventuellement se pare du manteau royal de la ratio ne soit que l’effet d’une éducation (scolaire, religieuse, familiale, etc.), d’une enculturation ou d’une socialisation dont le sujet n’a pas toujours conscience de l’origine contingente. Mais même dans ce cas d’hétéronomie supposée, à l’heure de la décision éthique, le sujet se retrouve face à lui-même, dans une responsabilité envers l’autre qui ne renvoie qu’à lui-même comme autorité législatrice. Car au carrefour du rendez-vous du bien et du mal, il n’y a pas de programmation, ni de conditionnement qui tienne. Le bien et le mal ne se définissent ni ne s’assument par procuration. Le sujet, censé se donner ses propres lois (autonomie), est sommé d’allumer sa lampe intérieure et de choisir sa route par lui-même et pour lui-même. Car c’est la définition même de la responsabilité éthique. Chaque instant éthique fait de l’individu une tabula rasa, un nouveau commencement.

A côté de cette conscience morale qui, dans sa vérité, quand elle existe, impose un rapport de soi à soi, peut se déployer une conscience civique. Les deux consciences ne peuvent en aucun cas se substituer l’une à l’autre, parce que tout simplement la conscience morale n’est pas la conscience civique. Cette dernière qui suppose la responsabilité du sujet envers toute une communauté - qui inclut le sujet lui-même- se génère et s’exerce sur fond d’hétéronomie quasi-complète. La citoyenneté s’acquiert, s’exerce, et se nourrit (dans le respect) des valeurs définies par l’Etat, alors que l’être moral décide en fonction de ses propres valeurs qui peuvent aller à l’encontre des valeurs publiques (la notion de morale civique est une absurdité). C’est la très vieille querelle entre Dieu (qu’on identifie souvent à la conscience) et César. S’il existe des rebelles politiques et des hors-la-loi, c’est en partie parce que la conscience morale et la conscience civique ne sont pas identiques malgré de nombreux airs de ressemblance.

Le sujet qui entre lui-même pour décider de ce qui est bien et de ce qui est mal se trouve inversement obligé de se tourner vers l’extériorité publique (ou ce qui en lui émane de l’extériorité publique) quand il s’agit de découvrir ou de se rappeler les critères du loyal et du déloyal, du légal et de l’illégal. Il est alors tiraillé entre deux exigences qui ne cohabitent pas toujours sans heurts : celle de sa liberté de conscience (la morale supposant la liberté) et celle de son appartenance à un Etat dont les lois sont censées garantir l’exercice de cette liberté. Le bien et le mal restent donc des déterminations de la subjectivité la plus personnelle en dépit des coups de génie de Rousseau, d’abord, et de Kant, ensuite, qui, respectivement, ont voulu absolutiser et universaliser la source de la morale dans une conscience-voix-de-Dieu ( “ô conscience, instinct divin”) et dans la raison pure pratique. Les règles régissant la cité ont au contraire une autorité qui leur confère une sorte de simili-objectivité.

Aujourd’hui, on admet, notamment après la lecture de Nietzsche et de Marx, que ces principes qui élisent domicile dans l’intériorité intime du sujet (les principes moraux) sont souvent des effets de la socialisation et de la culture intéressées qui sont transformés en ressources subjectives propres comme s’ils avaient germé ex nihilo de cette intériorité. Mais cette hétéronomie qui constitue cette fausse morale (la vraie morale suppose l’autonomie, i.e, le fait de se donner à soi-même ses propres lois) n’est pas la même que celle qui constitue la sphère publique. Car dans le champ public, tout écart significatif est susceptible d’être sanctionné d’une façon ou d’une autre par la loi, au point que ces principes civiques régisseurs qui ne sont au départ que le fruit d’une intersubjectivité fragile acquièrent finalement une positivité qui impose le respect sinon la peur aux gouvernés comme aux gouvernants. Contrairement à la croyance populaire, on peut toujours échapper impunément à sa conscience. Cette dernière peut toujours reprocher, mais c’est tout ce qu’elle sait faire. L’homme a en lui les ressources lui permettant de mentir à lui-même. N’est-ce pas ce que Sartre a appelé “la mauvaise foi” ? Mais la loi qui régit la cité ne permet d’autre échappatoire que le statut de hors-la-loi. Et ce dernier ne va pas sans danger. L’état a donc a priori des moyens plus efficaces que la morale pour résoudre ses problèmes… “moraux”.

Rousseau a tout tenté en vue de transposer le principe de l’autonomie morale dans la politique. Nul autre penseur n’a, mieux que lui, fondé la vie démocratique en raison. Si vous voulez comprendre l’idée qui exprime l’essence même de la démocratie, celle du gouvernement du peuple par lui-même, apprenez par coeur Le Contrat social. Mais contrairement à ce que laisse croire une certaine vulgate de la philosophie politique, la double notion de demos kratos (peuple, pouvoir) ne suffit pas à rendre avec précision cette idée qui semble aujourd’hui l’absolu de la politique. Elle doit nécessairement être adjointe à celle d’autos nomos( soi-même, loi ). Le pouvoir qu’a le peuple de se donner à soi-même ses propres lois instaure l’ordre démocratique. Que c’est beau ! Mais hélas, ce soi-même de l’individu, qui n’est pas identique au soi-même du peuple, fait l’expérience quotidienne des entraves drastiques et frustrantes que la volonté générale (censée synthétiser les volontés individuelles) impose, selon les nécessités mêmes de la démocratie, à sa volonté particulière hic et nunc. Alors, tricheur minable, il décide d’outrepasser les desiderata de la volonté générale pour se substituer à l’Etat. Refusant de consentir au sacrifice qu’implique l’aliénation volontaire qui fonde le contrat social, il détruit mentalement l’Etat à travers la volonté générale, niant la valeur même de l’intérêt général. De même que l’autonomie morale n’est en aucune façon garante d’actions “bonnes” ou “raisonnables”, de même que l’autonomie politique abstraite qui fonde la démocratie n’est garante de respect envers les lois qui régissent la cité. En réalité, l’autonomie politique échoue souvent sur l’écueil de l’égoïsme - quand ce n’est pas sur celui de la mégalomanie tyrannique. C’est alors que, par la force des choses, le recours à la force qui actualise la loi est complètement justifié. (Dans le cas de la tyrannie, ce recours à la force est fondé par le droit naturel). L’état dispose donc de la loi et de(servie par) la force qui sont des moyens plus efficaces que la morale pour résoudre ses problèmes…”moraux”.

La morale existe parce que de temps en temps, l’homme a le sentiment fugace qu’il est capable de dépassement de soi, qu’il peut donc prétendre à une certaine noblesse. La loi existe parce que l’homme fait en permanence l’expérience tragique de sa petitesse, de son humanité trop humaine. L’obligation morale est non seulement aléatoire (qu’est-ce que le bien ? qu’est-ce que le mal ?), elle n’est non plus nullement fonctionnelle en politique. Il est du devoir d’un peuple de supposer a priori qu’aucun homme politique n’incarne et ne peut incarner la moralité. Appelons cette hypothèse nécessaire le principe opératoire de l’immoralisme en politique. Elle devrait permettre au gouverné de concentrer son énergie vigilante sur l’état des dispositions et des actualisations légales au lieu de se laisser fourvoyer dans un culte « angéliste » quelconque de la personnalité. Car seules les dispositions légales peuvent être efficaces en politique ; d’autant qu’à cause de la vertu corruptrice du pouvoir, on doit toujours s’attendre à une extinction plus que possible de la conscience morale éventuelle du fonctionnaire de l’Etat. En ce sens, en ce qui concerne les affaires de la cité, il faut toujours se rappeler qu’il ne sert à rien d’invoquer des saints ou des loas qui auraient le pouvoir surnaturel de changer les choses et les âmes. La loi est efficace parce que, secondée par la force, loin de viser la conscience, elle choisit d’opérer au niveau de ce qui pour l’animal humain constitue sa réalité véritable : sa matérialité. “Dura lex, sed lex” (la loi est dure, mais c’est la loi). Cela ne pourrait en aucun cas être des propos de la conscience morale. Car l’homme est par nature un animal qui a toujours besoin d’une autorité extérieure pouvant le forcer matériellement à obéir à la loi , même quand il est censé avoir donné cette loi à lui-même.

Restaurer l’Etat haïtien contre les individus-états

Si certains compatriotes ont voulu attirer l’attention sur l’urgence d’une moralisation de la politique haïtienne, c’est parce qu’ils ont compris que la corruption, les abus et exactions de toutes sortes constituent une constante triste et progressive de notre politique et que les changements de gouvernement et les bonnes intentions affichées n’ont nullement réussi à l’endiguer. Mais il faut aussi comprendre que ces pratiques ont la valeur de la négation de l’Etat dans un sens qui n’est pas métaphorique et que cet ethos s’enracine tellement dans la culture politique de l’homme haïtien que le gouverné lui-même le corrobore.

La fonction d’homme politique est prestigieuse en Haïti non pas parce que gérer la res publica serait une activité jugée noble, mais parce que le statut officiel de fonctionnaire de l’Etat est synonyme d’ascension socio-économique ou d’enrichissement pur et simple. Ayons le courage de le dire, l’Haïtien moyen n’a nullement le sens civique lui permettant de s’offusquer sincèrement du fait qu’un serviteur de l’Etat s’accapare des biens de l’Etat (sinon par jalousie). C’est pour lui dans le cours des choses et le contraire serait à ses yeux signe d’inintelligence de la part du fonctionnaire en question. Car ce dernier est devenu l’Etat. Il a accompli le rêve qui bouillonne dans le coeur de l’Haïtien moyen : Etre l’Etat.

Car qu’est-ce que l’Etat pour nous ? Si pour la philosophie politique, l’Etat est une idée, une entité conceptuelle qui, par décision, est réalisée et maintenue sous formes de règles et d’institutions permettant à des hommes de vivre en commun, pour l’Haïtien moyen, cet Etat-abstraction n’est qu’élucubrations risibles de nèg save. L’Etat, ce sont des hommes avec des mains, des pieds, des armes, des biens et beaucoup de pouvoir. Et nous nous prenons, chacun, à rêver d’être l’un de ces hommes. D’où une inférence en quatre mouvements qui pourraient parfaitement schématiser le devenir politique du politicien haïtien lambda : 1) Je veux être l’Etat ; 2) Je peux être l’Etat ; 3) Je dois être l’Etat ; 4) L’Etat, c’est moi.

Le renversement d’une telle mentalité qui cause la gangrène “morale” de la politique ne peut en aucun cas provenir d’un quelconque sursaut moral - pour les raisons que nous avons analysées. La moindre des choses serait que ceux qui décident de la politique éducationnelle du peuple haïtien instaure l’instruction civique comme matière obligatoire dès l’école primaire en espérant que ce façonnage précoce se révèlera un conditionnement positif qui, reposant sur l’effet habitus, engendrera dans la personnalité des prochaines générations des réflexes rédempteurs en politique. Alors nous pouvons espérer que nos enfants et les enfants de nos enfants vivront dans une société où les notions démocratiques principielles de “responsabilité”,d’ “appartenance civique”, de “contrat social”… en un mot, de “citoyenneté” auront une valeur charnelle.

Mais si l’éducation civique est une disposition nécessaire au renversement de la mentalité politicienne que nous stigmatisons, elle n’est pas pour autant suffisante. Car les intérêts personnels qui génèrent l’attitude déloyale relèvent en fait de pulsions qui sont capables de réduire à l’impuissance l’éducation la plus solide. Des trois régions de l’âme, nous dit Platon, l’epithumia (le siège des appétits et des pulsions) est la plus forte. Elle est la part de barbarie qui, quelle que soit la forme subtile qu’elle peut prendre pour se satisfaire, témoigne en réalité, de l’irréductibilité de la matérialité dans l’homme. L’éducation civique –et encore moins la morale- ne suffit pas à brimer ces tandances qui sont plus fortes que les principes. La solution a été esquissée par Montesquieu dès le XVIIIème siècle. Elle consiste dans des institutions qui soient autant de pouvoirs solides et indépendants entre eux.

Séparation des pouvoirs législatif, exécutif et juridique, enseignait Montesquieu. Mais, le penseur français avait avant tout à l’esprit la sécurité et la liberté des citoyens. “Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, écrit-il dans L’Esprit des Lois, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice il n’y a point de liberté, parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.” Mais en plus de cette liberté qui est le sine qua non de la démocratie, ce qui nous concerne particulièrement aujourd’hui en Haïti, c’est le respect des biens publics et l’usage régulier de la position de pouvoir. A cet égard, une justice professionnelle, équipée et indépendante accouplée à une police professionnelle et équipée en tant qu’auxiliaire et surveillée par une presse professionnelle, équipée et indépendante sont les visages de la solution ultime au problème de la corruption qui gangrène la politique haïtienne.

Cette indépendance des appareils de l’Etat (justice, police, experts en investigation, etc.) ainsi que la transparence qu’ils doivent au peuple supposent une politique officielle de rémunération qui puisse tenir compte des conditions de vie et de travail du fonctionnaire en question. Car, il est évident que l’indépendance et la probité ne seront qu’un voeu pieux tant qu’on ne garantira au fonctionnaire en question un niveau de vie dissuasif relativement aux manquements professionnels.

Parce que la morale n’a aucune efficacité politique (dans le sens noble de ce qui est relatif à la gestion des affaires de la cité), ni en fonction de la perspective des serviteurs de l’Etat, ni en fonction de celle du peuple, la solution au problème dit moral de la politique haïtienne n’est pas morale. Elle est dans la restauration de l’Etat contre les individus-états. Pour cela, il est nécessaire d’éduquer le peuple dès l’enfance, mais aussi de professionnaliser, de renforcer, d’équiper et de libérer les appareils de l’Etat qui alors auront la vertu, selon leur fonction propre, de mettre la loi au dessus des individus. Alors le politicien haïtien comprendra que sa vocation est de servir et non d’asservir ; que la noblesse est dans le survol de ses petitesses et non dans le vol. Car mes frères, si nous sommes chacun une raison d’être de l’Etat, nous ne sommes pas l’Etat.

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[1Détenteur d’une Maîtrise en philosophie de l’université Paris-Sorbonne, enseigne au Dyson College of Arts and Sciences de Pace University à New York