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Haïti-Jusitice : Drôles de mœurs

Par Djems Olivier, pour Syfia Haiti

Repris par AlterPresse le 19 octobre 2006

(Syfia Haïti) Les tribunaux de paix haïtiens sont devenus des repaires de faux conseillers juridiques qui, contre espèces sonnantes et trébuchantes, délivrent à tous des certificats de bonnes mœurs. Même aux criminels.

Gisèle, 18 ans, vient de réussir son baccalauréat et cherche à s’inscrire à l’École nationale des infirmières. Elle a tous ses papiers : copie d’acte de naissance, diplôme de fin d’études secondaires, carte d’identité fiscale et nationale, photos, etc. Tout, sauf un certificat de bonne vie et mœurs, un document essentiel pour être admis dans une université en Haïti.

Originaire du sud du pays, elle se rend donc au Tribunal de paix de la section Sud, au centre-ville de Port-au-Prince, afin d’obtenir le précieux document, qui atteste du casier judiciaire et de la bonne réputation d’une personne. Son arrivée sur le parvis du tribunal, une ancienne maison coloniale rénovée, ne passe pas inaperçue parmi la petite foule d’hommes bien mis qui, debout ou accoudés paresseusement à la balustrade, tiennent des conciliabules dans la chaleur étouffante. Cartable à la main, chacun essaie d’attirer son attention, un sourire aux lèvres : "Je peux vous aider ?"

Les parasites de la Justice

Gisèle obtiendra son certificat, en quelques minutes et sans la moindre enquête. Il lui aura suffi de donner 100 gourdes (environ 2,50 dollars) à un certain Marc Arthur, comme se fait appeler l’un de ces racketè (racketteur, en créole), au lieu des 50 officiellement exigées par l’État. "Je pensais que le processus était beaucoup plus compliqué et qu’on enquêterait d’abord sur ma conduite citoyenne", dit-elle, en exhibant le document. "Tu as de la chance, ton certificat est signé par le juge", lui souffle doucereusement Marc Arthur, qui se dit beau-frère du juge en fonction dans ce tribunal et avoue garder tout l’argent pour lui. "Je joue le rôle d’huissier, mais l’État ne me paie pas", tente-t-il de se justifier.

Il n’est manifestement pas le seul. Partout dans le pays, les tribunaux de paix sont assiégés par des armées de conseillers sans formation juridique, qui jouent les intermédiaires moyennant finances. La cohue est telle certains jours que le magistrat est dans l’impossibilité de rendre tout verdict. "Le plus grand désordre règne à l’intérieur de ce tribunal, dit Marc Henri Siclait, jeune praticien en droit comme on nomme en Haïti les apprentis avocats. Lorsqu’un citoyen doit faire une requête, il est toujours pris pour cible par ces racketteurs sans foi ni loi."

"Pour inscrire mon association, j’ai simplement acheté une dizaine de formulaires signés par le juge de paix et je les ai remplis moi-même, raconte Jean Raymond, responsable de Solidarité des jeunes pour le développement, une Ong qu’il vient de mettre sur pied. Le juge de paix ou le maire de la ville sont pourtant seuls habilités à délivrer le certificat de bonne vie et mœurs", s’indigne Toussaint Bruno, un autre praticien en droit. Le problème, selon lui, c’est qu’il n’existe pas de casier judiciaire national en Haïti et qu’il est donc impossible de savoir à qui on a affaire. "Ce qui affecte gravement le travail des hommes de loi", dit-il.

Une réforme invisible

Le gouvernement de René Préval a beau claironner son intention de mettre fin au désordre généralisé qui perturbe la Justice, les autorités judiciaires ferment les yeux. L’Union européenne et le Canada ont bien annoncé qu’elles appuyaient à coups de millions un projet de réforme de la Justice, mais les progrès sont peu perceptibles sur le terrain. "Ce programme vise à renforcer l’État de droit en Haïti, mais ne concerne pas les certificats de bonne vie et mœurs", précise – sous couvert de l’anonymat – un fonctionnaire de l’Organisation internationale de la Francophonie, qui s’occupe du suivi.

"Le problème fondamental en Haïti est que les procédures ne sont pas suivies, estime quant à elle Danielle Saada, responsable de la section justice à la Mission de stabilisation des Nations unies en Haïti. Les procédures policières et judiciaires traînent en longueur. Résultat : impunité, détention abusive ou préventive prolongée, absence de moyens et de coordination entre les acteurs judiciaires, accusations de corruption du système tant policier que judiciaire, absence de moyens matériels et financiers. Les conditions de travail sont très difficiles pour tous."

Dans ce pays où les actes de banditisme s’intensifient, n’importe qui peut être déclaré de bonnes mœurs, même s’il vient de commettre le pire des crimes. Il n’est pas rare de voir des criminels relaxés mystérieusement solliciter – et obtenir sans problème – un certificat de bonnes moeurs. Une seule condition, la même pour tous : l’argent.