Par Jn Anil Louis-Juste, professeur à l’Université d’Etat d’Haiti
1er juin 2004
Penser l’université publique haïtienne aujourd’hui, c’est agir contre la culture de plantation qui tend à se reproduire, de nos jours, à travers la politique économique d’implantation de zone franche dans le pays. Le projet d’une université publique haïtienne doit poser le problème de la nouvelle globalisation du capital, en connexion avec l’histoire de la plantation comme forme économique d’exploitation servile de la force de travail des esclaves à St Domingue. La problématique n’acquiert tout son sens que dans la lutte contre les survivances mentales de notre passé colonial.
Notre formation sociale s’est constituée autour des exigences de l’ordre de la plantation qui n’était, selon Jean Casimir, qu’ « un établissement au sein d’une entreprise coloniales » (p. 29).
Toutes les institutions nationales portent le signe de cette hétéronomie. Notre éducation scolaire est fondée sur l’assimilation de contenus étrangers à notre propre réalité ; notre économie a toujours été extravertie ; les connaissances médicales populaires tardent encore à franchir la barrière universitaire. Bref, l’existence de la nation haïtienne est donc conditionnée aux impératifs de développement du capital qui a castré notre développement, par la dette de l’Indépendance ( Réf. Benoît Joachim, in Les Racines du Sous-développement en Haïti).
La quête de l’autonomie ne peut être dans ces conditions, qu’une des finalités de l’université publique haïtienne. C’est dans cette perspective que l’émancipation sociale prend toute sa signification en Haïti. Nous sommes nés de l’exploitation et de la domination d’Africains transplantés en captivité sur des plantations coloniales ; le travail de nos ancêtres a fait le bonheur de la bourgeoisie et de la noblesse financière françaises. Aujourd’hui, notre quête de félicité ne peut être obtenue qu’à la suite de luttes pour la réhabilitation de travailleurs.
La prise en compte de l’unité et de la diversité sociales haïtiennes, reste le point de départ pour la construction d’une université publique en Haïti. Le pays actuel est dominé par l’impérialisme américain, mais toujours est-il que le capital préside à la reproduction des inégalités et des injustices dans notre société dépendante. Le travail du paysan contribue encore à la reproduction du capital des commerçants du Bord de Mer et à l’accumulation de richesses par des grandons. De petits-bourgeois « intelligents » choisissent la politique comme moyen d’accumulation de richesse, en s’alignant sur les visées de l’impérialisme étatsunien. Comme courtiers du capital, ils sont prêts à liquider la terre que la sueur, le sang et la volonté de liberté de nos ancêtres, les masses de cultivateurs coloniaux et les groupes de marrons, ont libérée pour y implanter des zones franches.
Dans les usines de sous-traitance, des ouvriers et ouvrières travaillent sans pouvoir résoudre leur ’question sociale’, puisque le salaire de misère qu’ils perçoivent, est englouti dans la course effrénée des prix. L’inflation comme expression économique de lutte de classe, érode le pouvoir d ’acquisition de biens et services nécessaires à la reproduction de la force de travail des ouvriers.
L’exploitation économique n’aurait pas duré en dehors de la subalternisation du travail ; la domination des travailleurs s’obtient au prix de l’infériorisation des modes d’organisation du travail et de la vie du monde des producteurs. La discrimination raciale joue dans ce cas, selon Jean Casimir, le rôle de contrainte extra-économique pour maintenir les travailleurs dans les chaînes de la servitude nouvelle.
Les sciences que l’on enseigne à l’université, doivent aider à la compréhension organique de cette unité qui doit se réaliser autour de la valeur suprême qu’est l’humanisation des relations sociales en Haïti ; la valorisation du travail reste l’élément central de cette socialisation globale.
Le point de vue historique peut guider dans cette démarche. Nous vivons actuellement un cuisant problème de compréhension mutuelle. Les politiciens haïtiens ne s’entendent guère sur l’orientation de l’économie, de la politique et de la culture dans le pays ; les universitaires se chamaillent autour d’une question de réforme. Dans les deux cas se pose la question de leadership. Tout acteur veut être un leader. Il ne cultive point l’esprit d’écoute. La possibilité de consensus devient alors extrêmement difficile. Le patriotisme est absent de ses schèmes de pensée ; la valeur individualiste règne sans partage chez lui. Aucun sacrifice n’est ici permis pour rencontrer l’autre. N’est-ce pas là un vestige de la société de plantation qui divise les esclaves pour mieux les dominer ? Qu’est-ce que l’enseignement de la psychologie nous a-t-elle appris en ce sens ? Pourquoi nos psychologues ne s’intéressent-ils pas à la méthode génétique de notre mentalité ?
Il paraît que les individus se croient supérieurs à la société. Les intérêts sociaux ne sont même pas secondaires dans les rapports qu’ils veulent partager avec d’autres individus. Ceux-ci fonctionnent en bandes ; toute autre bande est prise comme un groupe adverse qu’il faut à tout prix anéantir. Nos sociologues universitaires ne se préoccupent guère de ces comportements anti-sociaux, alors que la synthèse socio-politico-culturelle des tribus africaines transplantées à Saint-Domingue, n’est pas encore tentée à l’université. Nous avons donc un grand besoin d’une Révolution culturelle pour réaliser la Nation haïtienne. Qu’est-ce que l’Université publique haïtienne peut apporter dans cette tâche, sinon sa compétence technique et son engagement politique ?
Notre formation sociale existe loin d’une quête réelle d’identité autonome. Sa constitution historique est formée du repositionnement des agents de la société de plantation. Les anciens et nouveaux libres deviennent les nouveaux maîtres de la Nation par la confiscation de la Révolution de 1804 ; la masse de soldats-cultivateurs, devenue paysan et ouvrier, se voit reléguée à la position inférieure de force de travail à exploiter et d’esprit à dominer. Par l’évolution élitiste de la société, des parvenus arrivent à bénéficier d’une certaine mobilité sociale, tandis que des paysans expulsés de la terre se font ouvriers ou chômeurs en République Dominicaine, à Cuba, aux Etats-Unis ou dans les villes haïtiennes. L’école haïtienne, par sa pédagogie humaniste traditionnelle, est chargée de reproduire la société des inégaux et des injustes. En ce sens, Jean Casimir a raison d’écrire :
"En matière de culture et d’idéologie, la plus patente de ses formes de contrainte est sans aucun doute le système d’"éducation" tant dans ses aspects administratifs (budget, horaire, localisation des centres d’enseignement, etc.) que dans son contenu. On émet chaque année des lois discriminatoires contre les secteurs majoritaires de la population, entraînant chaque fois plus le développemenet des ressources qu’ils contrôlent encore. Sous prétexte de rationaliser le système d’enseignement national, ces lois visent délibérément à arracher les étudiants de leurs milieux sans leur offrir un moyen quelconque de contrôler les contextes alternatifsÂ…" (p. 277)
Le système éducatif haïtien souffre d’hétéronomie, parce que "l’on ne peut liquider la servitude qui pèse sur la race indigène sans liquider le latifundium" (Mariátegui, cité par Casimir, p. 284), parce que l’éducation nationale vise à reproduire les inégalités économique et politique, nées de l’appropriation privée des terres agricoles. La discrimination culturelle fonctionne contre l’autonomie de pensée nécessaire au libre développement des secteurs majoritaires de la population.
L’unité de la société haïtienne, résultant des contradictions de la société de plantation jusque dans son développement, réside dans le maintien de la domination et de l’exploitation des masses populaires. Cette unité se manifeste à travers la politique dépendante et l’économie extravertie qui commandent la sphère culturelle. Penser l’université publique haïtienne dans le contexte de la nouvelle forme d’expansion et de reproduction du capital, c’est agir pour la fondation d’une autre unité, cette fois-ci autonome et solidaire, lesquelles autonomie et solidarité se réalisent dans la centration du travail comme mode de réalisation de l’homme. La solidarité des enseignements rencontre dans le processus, sa vraie signification d’unité biologico-socio-culturelle dans la généralisation et la diffusion des connaissances. Un exemple de cette unité : la compréhension du problème de détérioration de notre cadre physique de vie, ne peut être seulement obtenue à partir de l’enseignement de la géologie, de l’édaphologie, de la climatologie, etc. L’histoire des politiques agraires, la sociologie de l’aristocratie terrienne, la culture de chef commandeur, etc., sont autant de ressources cognitives qui contribuent à socialiser les étudiants dans la compréhension totale du phénomène de dégradation de l’espace haïtien. Par ainsi, la solidarité des enseignements se fondera sur l’interdépendance des divers aspects qui structurent la vie haïtienne et aidera à la décolonisation culturelle si nécessaire au libre développement du pays.
Aucune université ne s’est construite dans l’universel métaphysique. Les savoirs universels sont des savoirs particularisés qui sont généralisés à partir de leur pertinence universelle. La source de cette congruence réside dans les études approfondies d’expériences historiques locales à portée universelle. L’université publique haïtienne a intérêt à puiser dans la réserve socio-historique d’Haïti et les nouvelles problématiques sociales et technologiques du pays, pour se tailler une place honorable dans le monde cognitif. Dans ces conditions, l’unité et la diversité de la société haïtienne dans la lutte pour la réhabilitation des travailleurs, demeurent le point de départ scientifique de cette entreprise politico-culturelle.
Jn Anil Louis-Juste
Les Cayes, 1er juin 2003.