Lettre publique de 7 organismes au Président Leonel Fernandez, en date du 3 octobre 2006
Document soumis à AlterPresse le 3 octobre 2006
Son Excellence Docteur Leonel Fernandez
Président Constitutionnel de la République Dominicaine
Palais National
Saint Domingue, R. N.
Son Excellence le Président,
Nous soussignées, organisations non gouvernementales britanniques, souhaitons exprimer de façon publique notre grave inquiétude quant à la situation à laquelle sont actuellement confrontés les Haïtiens et les Dominicano-Haïtiens en République Dominicaine.
Nous espérons que vous partagez nos inquiétudes. Il semble que votre gouvernement ait commencé à prendre des dispositions pour réduire la discrimination contre ces communautés, comme le montre l’annonce faite par votre ministre des affaires étrangères, Dr Carlos Morales Troncoso, lors de la récente réunion de l’Assemblée Générale de l’Organisation des Etats Américains en juin 2006. Celle-ci annonce que la République Dominicaine se conformera à la décision de la Cour Inter-Américaine des Droits de l’Homme du 8 septembre 2005 relative au cas Yean et Bosico contre la République Dominicaine. Nous présumons que cette annonce signifie que le gouvernement dominicain mettra maintenant en œuvre les réparations ordonnées par la Cour Inter-Américaine, y compris la diffusion du jugement, la présentation d’excuses publiques, l’indemnisation des victimes, la formation des fonctionnaires de l’Etat sur les droits de l’homme, l’accès pour tous les enfants à l’école primaire et les réformes au système d’enregistrements des naissances. Par conséquent, nous accueillons chaleureusement l’adhésion déclarée de votre gouvernement à la décision de justice.
Toutefois, nous aimerions mettre l’accent sur notre souci quant aux violations des droits de l’homme qui continuent, comme mentionné ci-dessous.
Déportations
La déportation de masse et arbitraire de ceux qui sont jugés comme immigrés illégaux continue de constituer la base de la politique d’immigration dominicaine, malgré des assurances données par vous-même en juillet 2005, que les immigrants haïtiens illégaux seraient rapatriés « selon certains critères et ce en conformité avec la loi et en application des normes internationales », et votre déclaration à cette période que vous étiez opposé aux déportations massives.
Nous ne mettons pas en cause le droit souverain du gouvernement dominicain de déporter les immigrants illégaux et reconnaissons que la migration vers la RD doit être contrôlée . En revanche, nous mettons en doute la manière dont ces déportations sont entreprises.
De janvier à juin 2006, le Département Dominicain de la Migration (Direction General de Migracion) avec l’aide de l’Armée dominicaine a rapatrié 16.115 Haïtiens sans papiers. La majorité de ces personnes fut déportée par des méthodes qui transgressent les lois internationales et également les normes minimums établies entre les autorités dominicaines et haïtiennes en 1999 (et confirmés en 2002), comme l’indiquent des rapports que nous avons reçus d’un nombre de sources non gouvernementales. Les témoignages des déportés font état d’un tableau cohérent : dans de nombreux cas, les agents de l’immigration ont fait irruption de façon violente dans les maisons et ont tenu les occupants en joue avec leurs armes. Ils les ont ensuite ligotés et jetés dans des bus sans leur donner l’occasion de s’expliquer ou de produire des documents d’identité, ou encore d’informer leurs familles et de prendre leurs affaires. Grand nombre de déportés affirment qu’avant le rapatriement, ils furent enfermés dans des centres de détention où ils furent agressés à plusieurs reprises par des agents et on leur refusa eau et nourriture.
Violence commise par les préposés à la frontière
Nous regrettons le fait que les soldats dominicains et les fonctionnaires travaillant à la frontière continuent de commettre des actes de violence et illégaux contre les commerçants et immigrants haïtiens dans la région frontalière. Le 19 juillet 2006, par exemple, nous avons reçu des rapports de presse d’une vendeuse de marché haïtienne qui a été sauvagement battue par un soldat dominicain au marché bi-national à Dajabà³n, parce qu’elle refusa de lui donner un sac de riz qu’elle emportait au marché. En juillet également, nous avons reçu des rapports établissant que des soldats dominicains ont tué deux Haïtiens tentant apparemment de pénétrer sur le territoire dominicain. Nous souhaiterions avoir l’assurance que les soldats accusés d’avoir commis ces actes ont fait l’objet de suspension de service et que ces présumés actes de violence sont en train d’être entièrement examinés.
Trafic illégal de personnes
Malgré la législation approuvée en République Dominicaine en août 2003 visant à traiter le trafic illégal de personnes en territoire dominicain, il existe des indications qu’une telle activité se poursuit et s’accroît en effet. Comme vous le savez, un tel trafic implique l’abus et l’exploitation à grande échelle d’Haïtiens démunis et souvent il se termine en tragédie, comme ce fut le cas en janvier 2006 lorsque 25 Haïtiens moururent par suffocation à l’arrière d’un camion sans aération et surchargé. Cela favorise également la corruption au sein des fonctionnaires de l’Etat. Par conséquent, nous vous lançons un appel afin que vous vous engagiez avec la nouvelle administration haïtienne sur la manière d’aborder le trafic humain comme une question d’urgence. Par-dessus tout, nous sommes convaincus que des efforts plus grands devraient être entrepris pour faciliter la migration légale en RD en améliorant la procédure et en réduisant les frais d’obtention des visas dominicains.
Les lynchages
Nous continuons d’être inquiets de l’impact annoncé des lynchages d’individus présumés Haïtiens ou issus de descendance haïtienne, souvent en représailles de crimes soit disant commis par ces derniers. Il semble qu’il existe une tendance croissante d’individus se faisant justice soi-même au lieu de recourir à la police, aux services d’immigration ou aux autorités judiciaires pour résoudre leurs griefs. Depuis 2006, plusieurs autres incidents de ce genre ont été perpétrés, y compris les actes ci-dessous :
Le 8 mars 2006, deux Haïtiens présumés d’avoir brutalement assassiné un maire de la localité de Yabonico, furent arrosés d’essence et immolés par les parents et voisins dudit maire.
Le 30 janvier, des foules du nord de la RD brûlèrent au moins deux maisons d’immigrés haïtiens et frappèrent au moins six Haïtiens avec des barres, en représailles d’une présumée tentative de viol par deux Haïtiens.
Le 22 janvier, sept personnes furent blessées et 27 maisons - dont quelques unes appartenant à des familles haïtiennes - furent incendiées dans un quartier pauvre de Guerra, pour se venger de la mort d’un sergent de l’armée de l’air dominicain.
En vue de ce qui précède, nous pressons le gouvernement dominicain de :
Formuler et mettre en application des procédures d’immigration justes, fondées à la fois sur les nécessités économiques de la République Dominicaine et sur le respect des droits humains des immigrants.
Assurer que toutes les déportations s’effectuent en pleine conformité avec les lois dominicaines et les normes internationales des droits de l’homme, et cela avec les standards minimums comme convenus avec les autorités haïtiennes en 1999 et 2002.
Consentir un plan d’action pour combattre le trafic illégal, en collaboration avec le gouvernement haïtien et les organisations de la société civile des deux côtés de la frontière, et améliorer les mesures pour l’entrée légale en RD.
Examiner pleinement les cas où l’opinion populaire accuse les Haïtiens ou Dominicano-Haïtiens du meurtre d’un citoyen dominicain ; s’assurer que les coupables du crime sont traduits en justice en pleine conformité avec la loi et les normes des droits de l’homme ; et faire une déclaration publique pour dissuader toutes les parties concernées de se faire justice soi même.
Assurer que la police entreprenne une action rapide pour restaurer la loi et l’ordre dans les situations où une portion de la population est accusée d’un crime et un autre groupe semble s’arroger le droit de commettre un acte de violence en représailles.
Garantir que la police et le système judiciaire effectuent des enquêtes complètes sur les violents crimes énoncés dans cette lettre, et traduisent les coupables devant la justice, dans le respect entier des lois et normes des droits de l’homme.
Réprimander les fonctionnaires publics qui font des déclarations incitant à la haine ou à la xénophobie envers la population haïtienne et dominicano-haïtienne, et suspendre les fonctionnaires d’Etat accusés de crimes pendant que ceux-ci sont examinés.
Garantir et protéger le droit des organisations de la société civile à entreprendre l’œuvre de défense des droits de l’homme de toutes les communautés vivant en République Dominicaine.
Préserver le respect de la disposition constitutionnelle concernant le droit de toutes les personnes nées en République Dominicaine à la citoyenneté dominicaine ; en conséquence, nous appelons le gouvernement dominicain à appliquer pleinement le jugement rendu dans le procès Yean et Bosico contre la République Dominicaine (la Cour Inter-Américaine des Droits de l’Homme, le 8 septembre 2005) et à assurer que la loi sur l’immigration dominicaine est conforme à ce jugement.
Introduire des procédures plus simples et plus transparentes pour les Dominicains et Dominicano-Haïtiens afin de sécuriser leurs papiers d’identité ainsi que pour les immigrants haïtiens afin de sécuriser les papiers nécessaires à l’emploi et à la résidence, de sorte que les Dominicains, les Dominicano-Haïtiens et les immigrants haïtiens puissent accéder aux services publics tels que les études.
S’assurer que des systèmes clairs, transparents existent afin que les immigrés résidant en République Dominicaine depuis un certain nombre d’années, notamment ceux qui sont recrutés pour travailler par des compagnies basées en République Dominicaine, puissent demander la résidence.
Finalement, nous faisons appel aux autorités dominicaines pour collaborer étroitement avec la nouvelle administration haïtienne sur la formulation de procédures d’immigration et les contrôles frontaliers. Ceci permettra d’éviter certaines tragédies, d’éliminer la violation des droits de l’homme et la corruption, de régler le flux de l’immigration et d’harmoniser les relations entre les habitants des deux pays pour le bénéfice réciproque de tous les concernés. En conséquence, nous accueillons l’annonce du 8 aoà »t selon laquelle la Commission Binationale Mixte est en train d’être ravivée et qu’une réunion est programmée dans un futur proche entre vous-même et le Président Preval.
Nous vous remercions pour votre attention quant à cette question et attendons avec impatience de recevoir une réponse.
Veuillez croire, Son Excellence, à l’assurance de notre haute considération.
Dr Daleep Mukarji
Directeur
Christian Aid
Au nom de :
Raphael Yves-Pierre
Directeur
Action Aid International Haiti-RD
Charles Arthur
Directeur
Haiti Support Group (Groupe d’appui pour Haïti)
Mark Lattimer
Directeur
Minority Rights Group International (Groupe Internationale pour les Droits des Minorités)
Barbara Stocking
Directrice
Oxfam GB
Marie Staunton
Directrice Exécutif
Plan UK
Andy Atkins
Directeur du Plaidoyer
Tearfund