Par
Guy-Robert Saint-Cyr [1]
Soumis à AlterPresse le 18 septembre 2006
« L’Etat est une entreprise politique de caractère
institutionnel dont la direction administrative revendique
avec succès, dans l’application des règlements,
le monopole de la contrainte physique légitime ».
Max Weber
Voilà bientôt vingt ans que la République d’Haïti se bat pour se doter d’un Etat de droit digne de ce nom, c’est-à -dire un Etat moderne basé sur le respect des lois établies et sur le respect de l’autorité constituée. Depuis 1986, Haïti vit dans une situation d’anarchie quasi totale.
Aujourd’hui, avec l’avènement au pouvoir, pour un second mandat, du Président René Préval le 7 février 2006, la question de l’autorité de l’Etat se pose avec beaucoup d’acuité. Pour tout le monde, de l’observateur le plus avisé au simple citoyen, la crise de l’autorité est un phénomène chronique en Haïti.
Cette crise de l’autorité se présente sous plusieurs formes. On ne sent ni le pouvoir, ni la présence de l’Etat dans aucun des secteurs de la vie sociale du pays. La société haïtienne est, pour ainsi dire, vide de sens. En ce début de XXIe siècle, on ne peut bâtir une société sans lois, sans repères et sans leadership. On pensait (peut-être à tort) qu’avec l’arrivée de Monsieur Jacques Edouard Alexis au pouvoir comme Premier ministre, on acquerrait un nouveau leadership, on verrait enfin une nouvelle approche de la gestion des affaires publiques.
Force est donc de constater que les choses paraissent plus difficiles que prévues. Par exemple, à propos du banditisme, le Premier ministre avait avancé l’idée de "la carotte et du bâton" pour décourager les gangs armés. Mais rien n’y fait. L’insécurité continue de plus belle. Au contraire même, les hauts fonctionnaires sont parmi les cibles privilégiées des kidnappeurs. Alors, la question qu’il importe de se poser est pourquoi les plus hautes autorités n’arrivent-t-elles pas à donner le ton face aux grâves difficultés qu’affronte la société haïtienne.
Avant d’aller plus loin, voyons — parmi tant d’autres — quelques cas récents mais frappants qui sont des cas flagrants montrant la crise d’autorité en Haïti.
Problèmes d’autorité, problèmes de société
D’emblée, il faut aborder l’un des cas majeurs ayant mis à mal l’autorité de l’Etat ces derniers temps, soit l’affaire de Malpasse. En effet, comment concevoir qu’on puisse réclamer, sans aucune forme de procès, la révocation pure et simple du responsable du poste frontalier haïtiano-dominicain à Malpasse parce que les transporteurs routiers ne sont pas d’accord avec son mode de gestion ? Quelle est sa faute ? En fait, il lui est reproché de vouloir éliminer les cas de contrebande sur la frontière tout en faisant passer la recette mensuelle douanière de 19 millions de gourdes à plus de cinquante millions de gourdes ! Comble de l’ironie, la Commission de l’Economie et des Finances de la Chambre basse se mêle de la partie en donnant un ultimatum au gouvernement : transférez ou révoquez ce fonctionnaire trop efficace. Voilà donc comment on remercie la compétence et l’efficacité en Haïti ! On nage en pleine absurdité administrative kafkaïenne.
Le second cas, et non le moindre, qui mérite notre attention concerne la Faculté d’Odontologie de l’Université d’Etat d’Haïti. Depuis plus d’un mois, dans cette enceinte universitaire, les étudiants de première année sont en grêve parce que les autorités académiques veulent faire passer, entre autres réformes, les notes de passage pour chacune des matières de 4 sur 10 à 6.5 sur 10. Dans quelle université au monde les etudiants militent pour maintenir une telle médiocrité ? Les dirigeants tergiversent et ne savent que faire. Absence d’autorité.
Comme dernier exemple de l’absurdité haïtienne, on prendra le cas de ces parlementaires qui veulent élargir leur immunité à leurs proches, plus particulièrement, à leurs agents de sécurité rapprochée. En effet, certains des Honorables députés de la 48ième Législature ont pris un malin plaisir à circuler avec des armes à feu illégales. Lorsque les autorités policières et juridiques veulent intervenir afin de freiner ces actes délictueux, ils refusent et crient au scandale. Ils menacent même, dans leur refus, de ne pas voter le projet de Budget national sur l’exercice fiscal 2006-2007 si le gouvernment ne révoque pas le Commissaire du gouvernement, le supérieur hiérarchique de la Police. C’est vraiment à se demander dans quel monde nous vivons. Ces parlementaires refusent d’admettre qu’ils ne sont pas au-dessus des lois de la République.
Des mesures pour restaurer l’autorité
Poser le problème de l’autorité revient à poser celui de l’Etat. Il ne peut y avoir d’Etat sans autorité, d’où la nécessité de renforcer l’Etat dans toutes ses parties. Or, ce n’est un secret pour personne : la République haïtienne est un Etat faible, pour reprendre cette expression d’André Corten. Doit-on rester les bras croisés pour constater la faiblesse de l’Etat ou le doter de moyens humains et matériels suffisants pour lui permettre de remplir sa mission, soit reconstruire la République d’Haïti ?
Dans l’état actuel où sont les choses, il incombe aux plus hautes instances du pays de prendre des mesures fermes et justes pour faire respecter le bien commun. Ces mesures, même impopulaires, doivent être prises si l’on veut avoir un semblant d’Etat. Cependant, toutes les décisions doivent être expliquées à la population, car ce n’est que lorsque la population aura compris les biens fondés d’une décision qu’elle se la réappropriera, la respectera et, éventuellement, la fera respecter. Il ne faut pas lésiner sur la communication.
Il faut expliquer et réexpliquer. Pour cela, sans être trop académiste ou formel, l’Etat doit avoir une idée précise des objectifs à atteindre. L’Etat doit évaluer l’importance des problèmes posés par rapport à ses priorités globales en vue de concrétiser un projet d’avenir, mais il doit y avoir un projet d’avenir. En outre, les responsables doivent être en mesure d’analyser rigoureusement les tenants et aboutissants de chacun des problèmes et avoir les ressources intellectuelles et techniques nécessaire pour le faire. Sans oublier qu’il ne faut pas hésiter à employer la force légitime pour contraindre les récalcitrants à se soumettre aux lois de la République.
C’est de cette manière que l’on rétablira peu à peu l’autorité de l’Etat. Sinon, cette crise de l’autorité risque de nous enfoncer davantage dans l’insécurité généralisée, donc dans le chaos.
[1] Professeur
Université Quisqueya
Port-au-Prince, Haïti.
Septembre 2006