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Quand l’éducation soutient l’établissement graduel d’une kleptocratie en Haiti…

Quand un voleur poursuivi crie : " ô voleur ", c’est pour faciliter sa fuite…

Débat

Par Gary Olius [1]

Soumis à AlterPresse le 10 septembre 2006

En Haïti, la corruption fait le bonheur d’une frange importante des élites et condamne la majorité de la société à la précarité et à la misère. Et comme pour pérenniser cette situation, corrupteurs et corrompus exhibent dents et griffes, telles des bêtes sauvages, et se montrent plus féroces quand on tente de réduire leur marge de manœuvre. Il y a donc un travail d’envergure à effectuer si l’on voudrait, comme Dante au moyen age, jeter ces prévaricateurs dans les cercles les plus profonds de l’enfer, i.e les mettre hors d’état de nuire. Ils sont très puissants et se retrouvent dans les couloirs stratégiques de tous les régimes politiques qui se sont succédés au pouvoir. Après eux, c’est toujours eux ! Ils font partie de ceux contre qui l’action publique devrait être mise en mouvement, mais qui, à la faveur de notre démocratie kleptophile, continuent à régner en maître et seigneur. Et, sarcastique ironie, les temps qui courent ont appris aux haïtiens dignes que la corruption n’est véritablement décriée que dans les rues, dans les médias et chez ceux qui, à la lueur d’une lanterne, assument à bras-le-corps le mal courage d’éduquer leurs progénitures aux valeurs supérieures qui mettent durablement l’être humain à l’abri de l’animalité. A cœur joie et à l’unisson, on chante les alanbazas de la corruption dans les hauts lieux où se rencontrent - à l’abri des murs sans oreille - de grands dignitaires du monde politique et des affairistes du secteur privé ou de la société civile.

Chez nous, on dirait qu’il n’y a que les « imbéciles » qui résistent à cette pratique condamnable et les corrompus de notoriété publique sont adulés, adorés et qualifà­és d’Intel-li-gents par les inconscients et par ceux-là même qui sont placés pour les combattre. Rien d’étonnant que ce mal, telle une gangrène, tende à se disséminer dans toutes les couches de la société haïtienne, car –tout compte fait- il est honteux d’être perçu comme un imbécile. Mais d’où vient ce galvaudage, désormais haïtien, qui fait de la malhonnêteté un indicateur privilégié de « l’intelligence » ? Pourquoi, en Haïti, les gens honnêtes font-ils toujours figure d’imbéciles ? Sans détour, il faut pointer du doigt l’Education, laquelle dans son système d’évaluation doit avoir une bonne part de responsabilité dans cette histoire…

Si l’on se réfère aux données rendues publiques par des syndicats d’enseignants sur ce qui se passe aux examens d’Etat au cours des 20 dernières années, plus de 90% des candidats qui réussissent le bac le sont pour leur habileté à tricher, à tromper la vigilante des surveillants et pour leur virtuosité à manier les “akòdeyon†[2]. Pis est, la plupart des lauréats primés par le Ministère de l’Education Nationale ne sont que des experts de la tricherie [3]. Par une simple projection, on peut dire sans crainte de se tromper que le système éducatif déverse dans les institutions de l’Etat, dans les entreprises et dans l’administration publique une pléthore de gens ayant une forte propension à la corruption. Et cette dite propension n’attend que des occasions appropriées pour se traduire en acte…

Sans nous verser dans un instrumentalisme radical, nous souhaiterions qu’on puisse mettre au point un test standardisé qui permettrait de mesurer, même approximativement, la propension à la corruption de tous les prétendants aux postes de responsabilités dans les institutions étatiques. Cela pourrait nous donner l’espoir de mettre fin à ce défilé interminable de Présidents, de Ministres, de Directeurs Généraux, de Juges, de Sénateurs, de Députés et, que sais-je encore, de Politiciens véreux et corrompus qui compromettent le développement du pays.

Pour le plus grand malheur de notre société, les écoles haïtiennes et le Ministère de l’éducation travaillent à insérer dans le subconscient de tous les jeunes haïtiens la dangereuse formule faisant croire que l’important c’est de réussir . Il suffit d’un simple glissement de mentalité pour que ces derniers pensent qu’ il vaut mieux réussir malhonnêtement qu’échouer en toute honnêteté , puisque de fait ils constatent qu’on encense sans mesure ceux qui “réussissent†sans qu’on s’interroge sur les voies conduisant à cette réussite et que, de la même manière, on cloue au pilori ceux qui échouent. Bref, en Education aussi, on s’évertue à faire croire que la Fin justifie les Moyens... C’est cette logiquement résolument finaliste qui propulse la société dans l’abîme de la corruption. Ici, peu importe les voies utilisées pour s’enrichir, l’important c’est d’être riche. D’autant plus qu’on fait tout pour que l’argent de la corruption ne soit pas considéré comme de l’argent sale, au même titre que l’argent de la drogue.

La majorité des écoles et le Ministère de l’Education sont comme des machines taillées sur mesure pour reproduire massivement la corruption au sein de la société. L’approche fondamentaliste qui prévaut dans le système scolaire priorise le savoir-faire sur le savoir-être et l’obsession de couvrir les programmes incite les profs à ne s’intéresser qu’aux contenus disciplinaires sans se soucier un tant soit peu de combattre certaines contre-valeurs et des prototypes de comportement négatifs chez les écoliers. Et, une fois parvenus à l’université - bien souvent avec l’aide d’un parrain - ces derniers se croient encore dans le système de bachotage propre au baccalauréat et refusent de faire l’effort qu’il faut pour devenir de bons professionnels. De fait, ils perçoivent comme des bêtes noires tous les professeurs qui veulent les faire travailler en vue d’accéder à un niveau correspondant au standard international. Leurs chouchous sont les « enseignants » démagogues, les incompétents et les absentéistes qui ne leur enseignent même pas le minimum et qui leur facilitent l’ascension en année supérieure en leur octroyant des notes imméritées. Au terme de leur “licence†, ce sont ces mêmes profs grappilleurs – ayant un poste un peu partout dans l’appareil d’Etat – qui leur facilitent l’accès à l’administration publique ou à des réseaux de corrompus déjà établis. Bien souchés, ils gravissent rapidement les échelons de la hiérarchie administrative et se retrouvent Directeurs de service ou Directeurs Généraux au mépris de toutes les normes régissant la matière. Et de là à être Ministre il n’y a qu’un pas, car il leur suffira d’œuvrer avec zèle pour un parti politique influent et le tour est joué…

La trajectoire à suivre par l’écolier-tricheur pour devenir dirigeant n’est pas difficile à tracer ; c’est un circuit tortueux et déformant dont les méandres passent par les jalons posés sur les sentiers battus par des corrompus de métier. En ce sens, l’école et l’université ne sont plus ce qu’elles devraient être, les éléments d’un circuit de formation permettant de préparer le jeune haïtien de manière à ce qu’il puisse oeuvrer valablement pour le bien-être de son pays ; elles constituent de préférence un prisme déformateur produisant de sinistres individus incapables d’assumer leur citoyenneté et participer valablement au développement de leur pays. Mais, dirait-on, pourquoi le Ministère de l’Education, par un modèle de gouvernance adéquat du système éducatif, n’est-il pas parvenu à inverser la tendance ?

La réponse à cette question nous ne la connaissons pas. Mais nous savons au moins que ce ministère tel qu’il a été conçu et géré répond aux objectifs d’un projet inavoué d’une fraction influente des élites haïtiennes. Depuis la fondation de l’Etat d’Haïti, l’Ecole a été détectée comme élément stratégique pouvait aider à piéger les masses paysannes et leurs descendants. C’est par un contrôle systématique de l’offre scolaire au strict minimum qu’on pouvait les condamner durablement à l’ignorance et à l’exclusion. Et, en cela, le Ministère de l’Education a brillamment joué son rôle. Il savait comment il fallait réagir quand la demande scolaire de la catégorie sociale sus-mentionnée devenait trop forte. Il savait quelle caricature d’établissement il fallait créer pour désamorcer la situation quand elle tendait à devenir explosive et de quel type de “formateur†il fallait le doter pour rester dans les limites de l’objectif fixé au prime abord. La conte humoristique de Maurice Sixto, Leya Kokoye, illustre cette réalité de fort belle manière. Au Ministère de l’Education, même Dérilus le messager savait que le Ministre pornophile allait accueillir en princesse la jeune put de salon, Lili Lafoukchod et que, Professeur Leya allait se faire éconduire comme une chienne…

La création des Ecoles Normales d’Instituteurs et de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) devrait servir de moteurs à une vraie révolution dans le monde de l’éducation en Haïti, mais c’est très regrettable que des éléments de l’élite intellectuelle haïtienne aient tout fait pour saboter cette expérience. On s’arrangeait pour que ces institutions d’importance capitale soient mal foutues et mal pourvues. Et, ceux qui ne sont pas amnésiques peuvent se rappeler que les étudiants de l’ENS ont dû se battre comme de beaux diables et attendre le “dechoukage†du régime des Duvalier (en février 1986) pour s’emparer de l’immeuble où ils sont logés à la Rue de la Réunion. Jusqu’à présent, tout est mis en oeuvre pour que la carrière de Normalien Supérieur soit la moins attrayante de toutes les professions libérales en Haïti. Les cours sont dispensés dans des conditions exécrables et le diplôme de fin d’études est pratiquement inaccessible (par exemple, le département Maths-Physique de l’ENS n’a délivré que 4 diplômes en plus de 60 ans d’existence). L’emploi n’est pas garanti, en dépit du fait qu’il y a un besoin cuisant de profs qualifiés dans le pays. Les ressortissants de l’ENS, pour se faire embaucher, doivent plier l’échine parfois devant quelqu’un du ministère qui n’a absolument aucune formation en éducation. Bref, tout est fait pour éliminer ce qu’on appelle Vocation et Compétence dans le monde de l’éducation et ce, pour la perpétuation de la machine de déformation efficace à la reproduction massive de corrupteurs et de corrompus.

Ceux qui ne sont pas convaincus du rôle de l’Etat, via le Ministère de l’Education, dans cette affaire, qu’ils nous disent : “Pourquoi plus de 99% des ministres de l’agriculture ont été des agronomes, alors que moins de 3% des ministres de l’éducation (ou de l’instruction publique) ont été des Normaliens ou des professionnelles de l’éducation ?†. Qu’ils nous disent aussi : “pourquoi moins de 5% des doyens de l’ENS ont été des anciens Normaliens, alors que la quasi-totalité des doyens de la Faculté des Sciences ou d’agronomie ont été respectivement des Ingénieurs et des Agronomes ?†. En toute sincérité, il faut bien y voir la trame d’un refus systématique de la professionnalisation du milieu éducatif, le seul point d’appui permettant de rompre le cercle vicieux de la reproduction du sous-développement et de la corruption.

Pour ce qui est du Ministère de l’Education, il est important de signaler qu’au cours des 25 dernières années, les améliorations les plus substantielles, tant dans les salaires des enseignants que dans la configuration du système éducatif ont été réalisées par l’un des rares Normaliens qui a eu la chance d’accéder au poste de Ministre, feu Emmanuel Buteau (regretté mémoire !). Il a été le seul à remettre une somme importante au trésor public après l’organisation d’un bac exemplaire en 1995, alors que tous les autres avant ou après lui ont mis en place un dispositif approprié pour « dépenser » toutes les ressources financières mises à leur disposition et, les plus audacieux sont allés même jusqu’à solliciter des compléments budgétaires. En toute logique, ce Buteau appartient à une catégorie dont il faudrait multiplier l’espèce, mais hélas !, l’Haïti d’aujourd’hui comme celle d’hier met à l’indexe, punit et extermine sans pitié ce genre d’homme, justement pour leur verticalité et leur honnêteté. Quelle tristesse !

Haïti ne sait que faire de ses meilleur(e)s fil(le)s et l’Etat haïtien se laisse dépouiller peu à peu de ses vertèbres institutionnelles les plus vitaux pour être livrés pieds et mains liés à ceux qui ne jurent que par l’argent-facil, le ’pouvoir pour le pouvoir’ et le m’as-tu-vu. Cette déconfiture est acceptée avec tellement de fatalisme que nous peinons à croire qu’elle n’a pas été concertée. A la manière de Zola, nous accusons les minorités qui se sont arrangées pour être toujours au pouvoir ; oui nous faisons allusion à ces supporteurs ultra-zélés de régimes-sortants qui ne sortent jamais. Nous accusons les écoles qui les ont « formés » et le Ministère de l’Education leur éternelle complice. Haïti est aujourd’hui ce que les maîtres du système éducatif ont voulu qu’elle soit : un lieu où les honnêtes gens sont réduits au silence et à l’impuissance, pour assister atterrés aux excès auxquels se livrent ceux qui se croient être les seuls héritiers des pères de la Patrie…

Il faut un changement ! Et, quelque soit le prix à payer, il faudra l’assumer. Il n’est pas acceptable que la corruption soit adoptée, dans une société qui se veut démocratique, comme stratégie politique ou méthode de gouvernement. Il n’est pas normal que la majorité de nos écoles, avec la complicité des responsables de l’éducation travaillent à perpétuer les pratiques malhonnêtes dans un pays. Il faut une réforme en profondeur de notre système éducatif, laquelle doit commencer par celle du ministère de tutelle. Et pour cause, il a été vérifié que, de la délivrance des licences de fonctionnement des écoles à celle des certificats de fin d’études - en passant par l’organisation des examens officiels - c’est tout un système de corruption qui a été mis en place. Chacun y trouve son compte : des écoliers, des fonctionnaires du ministère, des directeurs d’école, des professeurs, des entreprises privées, les politiciens, les “raketè†etc... Les circuits de surfacturation, d’achat de biens et de services, de détournement de fonds ou de vente de documents officiels sont savamment définis et chaque élément influent du milieu s’organise en vue de maximiser son gain au détriment de l’Etat et de la société. Il est temps de sortir de cette galère !

Tant vaut la gouvernance du système éducatif, tant valent les écoles ; tant valent les écoles tant vaut la société. Etant donné cette vérité de la palisse, on comprend donc que ce n’est pas un hasard si, en Haïti, il ne se passe un mois sans qu’on entende parler d’un scandale de corruption d’envergure. L’heure est grave…et il faut, de toute urgence, un revirement de la situation. Si la majorité des institutions de formation et le Ministère de l’Education continuent à fonctionner sous le même registre, il suffira encore le temps d’une génération pour que le pays soit totalement contrôlé par des Kleptocrates...

Contact : golius@excite.com


[1Economiste

[2Il s’agit d’un texte préparé à l’avance par les bacheliers pour être utilisé lors des épreuves. Il est arrangé d’une certaine manière qui lui confère les replis de l’instrument de musique connu sous le nom d’accordéon.

[3Nous avons personnellement vérifié ce fait dans le département des Nippes où nous avons été, à deux reprises, délégué ministériel.