Español English French Kwéyol

Haiti-Rép. Dominicaine : Combat de coqs ou Ponts à construire ?

Les défis dans la reconstruction des relations haitiano-dominicaines

Extraits d’une intervention de Yves Voltaire [1], le 30 août 2006, au Séminaire haitiano-dominicain sur la Paix et la Réconciliation - Oslo, 27 aout-4septembre 2006

Document obtenu par AlterPresse le 30 août 2006 à Oslo

Je remercie les organisateurs de ce Séminaire sur la Paix et la Réconciliation, spécialement le gouvernement norvégien et le Conseil des Eglises de Norvège. Le sociologue Goerg Simmel a montré l’importance du tiers/facilitateur dans la gestion des conflits. Je félicite nos amis norvégiens pour ce rôle de tiers- facilitateur qu’ils ont choisi de jouer dans la construction de la Paix et de la Réconciliation dans le monde, spécialement en Haïti et en République Dominicaine. Tusen Takk !

Je félicite et remercie le Professeur Franc Baez pour sa brillante conférence. J’ ai particulièrement apprécie sa méthode de présentation qui met l’accent sur 5 ou 6 axes importants de la question migratoire haitiano dominicaine. Les solutions qu’il nous a proposées sont très appropriées et peuvent alimenter un fructueux débat entre la délégation dominicaine et la délégation haïtienne, où l’on retrouve de véritables spécialistes de la question migratoire comme : Colette Lespinasse, Nicole Grégoire, Edwin Paraison et Julio Antonio Acosta (Julin), etc.

Mes commentaires ne porteront pas sur les solutions elles-mêmes élaborées par le Professeur Franc Baez, mais plutôt sur les conditions requises pour que les deux Etats-Nations puissent mettre en application ces propositions. C’est pourquoi mon commentaire pourrait s’intituler : Combat de coqs ou Ponts à Construire ? Les défis dans la reconstruction des relations haitiano-dominicaines.

Leopold S. Senghor aimait à dire que lorsqu’on a bien fait l’historique d’un problème, on l’a a moitié résolu. C’est moi qui ai ajoute “bien†. Et j’entends par « bien faire l’historique » : jeter a la fois un regard rétrospectif critique et un regard prospectif créatif sur le problème. L’efficacité du processus de construction durable de la paix et de la réconciliation dans la vérité et la justice sont à ce prix. Dans le cas du problème migratoire dans la question haitiano-dominicaine, je me demande d’une part, quel type d’histoire a permis la construction de ce que nous avons hérité dans nos mentalités et nos structures sociales ? Et d’autre part : quel type de société le peuple haïtien et le peuple dominicain veulent-ils construire ensemble sur l’île ? Et par conséquent, quel changement de mentalité et de structures sociales cette construction nécessite-t-il ? C’est dans le cadre de ces questions que je voudrais inviter a analyser les propositions du professeur Baez, fruits de nombreuses années de recherche et d ‘enseignement.

J’aimerais faire brièvement 4 remarques, relevant de la sociologie des conflits et de la sociologie prospective, pour éclairer ces questions et alimenter ainsi le débat sur la Conférence du Professeur Baez. J’ai beaucoup apprécie que le Professeur Baez insiste sur le fait que les immigres sont des acteurs, des sujets historiques et non point de simples objets du marche clandestin. Les travailleurs saisonniers haïtiens, légaux ou illégaux en République Dominicaine font partie de la Diaspora haïtienne qui contribue a la croissance économique de ses pays d’accueil et qui fournit aux familles haïtiennes plus d’un milliard de dollars par an, soit beaucoup plus que l’aide et la coopération multilatérales. On peut dire autant des immigres dominicains et dominicaines en Haïti et de la diaspora dominicaine. Professeur Baez a parle aussi des autres acteurs ou agents sociaux qui interviennent dans la migration. Je présenterai succinctement 4 acteurs ou sujets influents ou joueurs dans les relations haitiano-dominicaines, et leur façon de tenir compte a la fois de la mémoire et de l’utopie des deux peuples dans la recherche de solutions a leurs problèmes communs.


1. Jean Price-Mars et la question haitiano-dominicaine

Dr Jean Price-Mars, ce grand penseur haïtien [2], surtout connu pour son maître ouvrage ‘Ainsi parla l’Oncle’ sur les racines africaines de la culture haïtienne, a aussi rédigé deux volumes incontournables sur l’histoire des relations haitiano-dominicaines. Son titre est très évocateur : La République d’Haïti et la République dominicaine, divers aspects d’un problème historique, géographique et ethnologique.

Apres avoir minutieusement mené une investigation sur l’histoire de nos deux Etats-nations, en soulignant notamment l’influence de Toussaint Louverture a partir de 1801 (avec son mot d’ordre : L’île une et indivisible) et de Fabre Nicolas Geffrard (dans la deuxième indépendance dominicaine de l ’Espagne en 1865) ,Price-Mars s’interroge sur l’avenir des relations entre eux. Il se montre très pessimiste et dit entrevoir non point un soleil brillant (comme celui d’Oslo) mais plutôt un dangereux ouragan tropical. Pourquoi ? A cause dit-il de la mentalité des dominicains par rapport aux haïtiens. Sans un changement de cette mentalité, les deux communautés sont appelées à s’affronter jusqu’ au carnage, jusqu’à ce que l’une fasse disparaître l’autre.


2. Joaquim Balaguer et l’anti-haitianisme dominicain

Dr Joaquin Balaguer, qui a dirige la République dominicaine pendant 5 mandats non- consécutifs, a rédigé un important ouvrage intitule : La isla al reves : Haïti y el destino dominicano. [3]

Il est extrêmement important de remarquer qu’il le dédie à Jean Price-Mars. En effet, il va y reconnaître la validité de la plupart des faits et interprétations proposés par l’historien et ethnologue haïtien mais aussi utiliser ses affirmations pour confirmer sa thèse de la différence essentielle entre Haïtiens et Dominicains : L’un d’origine dahoméenne et l’autre d’origine espagnole ; l’un pratiquant le vodou et l’autre foncièrement catholique, etc. Il va considérer le flux de travailleurs saisonniers ou braceros haïtiens comme une invasion pacifique. Enfin il se prononce contre toute fusion des deux Etats mais se montre en faveur d’une fédération, si Haïti accepte grosso modo de renoncer à sa culture africaine et de retenir son flux migratoire.

Je n’ai pas le temps d’émettre mes réserves critiques sur la pensée de ces deux grands idéologues et hommes d’Etat. Mais leur influence demeure très actuelle. Elle a contribue a créer une mentalité de coqs de combat entre les deux peuples : coq créole contre coq panyòl, qui défendent leur territoire et sont prêts à se battre jusqu’à la mort. Par exemple, de temps a autre certains secteurs extrémistes des deux cotes de la frontière font circuler sur Internet ou dans la presse un article sur une possible invasion d’Haïti par l’armée dominicaine.

Dans cette phase de la mondialisation dont nous sommes les contemporains, cette mentalité de coqs de combat mérite d’être dépassée et commence à l’être timidement depuis les années 90. Certes l’écart économique se creuse de façon accélérée entre les deux peuples : le PNB par habitant est de 380$ en Haïti et de 1.127$ en République Dominicaine. Certes, en 1991, le président Balaguer avait expulse en très peu de temps plusieurs milliers d’Haïtiens et la semaine dernière plus de 500 haïtiens (dont 2 Guadeloupéens et plusieurs dominicains de couleur café) viennent d’ être brutalement rapatries avant même de toucher le fruit de leur pénible labeur. Toutefois , on constate un lent changement de paradigme dans les relations dominicano-haitiennes, je dirais a partir de la formation de la Commission Mixte haitiano dominicaine en 1995. Ce nouveau paradigme qui émerge lentement malgré la persistance de l ancien paradigme de coqs de combat , est caractérisé par une mobilisation de réseaux d’organisation des deux sociétés civiles a cote de l’action politique des deux Etats.


3. Emergence d’un nouveau paradigme : Reconstruction des relations sur l’île Quisqueya

Un des chercheurs d’origine dominicaine à s’être penché sur ce changement de paradigme dans les relations haitiano-dominicaines est Samuel Martinez [4], professeur a State University de New York. Un de ses articles sur le sujet s’intitule : Not a Cockfight. Rethinking haitian-dominican relations.

Du coté haïtien, je signale les travaux du LAREHDO, le laboratoire sur les relations haitiano-dominicaines, anime notamment par le géographe haïtien Jean-Marie Theodat, professeur a la Sorbonne, qui fait des observations permanentes notamment sur les échanges au niveau des produits agricoles entre les deux pays, en vue de transformer le phénomène de double insularité entre les deux peuples partageant l’ile Quisqueya.

Mais je voudrais surtout souligner l’apport de la Plate-forme d’une dizaine d’organisations (dont Sant Pon Ayiti qui organise en collaboration avec Ciencia y Arte et les deux gouvernements une foire eco-touristique et culturelle binationale annuelle), une Plate-forme dis-je, dénommée GARR, groupe d’appui aux Rapatriés et Réfugiés, qui fait un apport important pour construire les relations entre les deux peuples non pas sur le sable mouvant des injustices mais plutôt sur le roc solide du respect des droits humains. Par exemple, les mauvais traitements subis par les Haïtiens sont qualifiés par GARR de néo-esclavagisme, n’en déplaise à des chercheurs comme Samuel Martinez, dont je ne partage pas le point de vue sur cette question. Par ailleurs, en préparation au prochain sommet entre le président Préval et le président Fernandez, GARR a présente au ministre des Affaires étrangères, Jean Raynald Clerisme ( qui a fait sa thèse de doctorat en anthropologie économique a Yale University sur les migrants haïtiens dans le sud de la république dominicaine), des propositions qui peuvent aussi alimenter le débat qui va suivre. En voici quelques-unes :

1. La négociation avec les dirigeants dominicains d’un accord global sur la migration.

2. Dans l’attente de cet accord global, la cessation des rapatriements forces d’immigrants haïtiens ou/et de leurs descendants sur leur territoire.

3. La fin des agressions répétées contre des groupes d’Haïtiens lors d’incidents avec des Dominicains dans lesquels un ressortissant haïtien serait implique.

4. L’adoption de mesures jointes pour lutter efficacement contre le trafic et la traite des personnes

5. La révision a la baisse des frais de visa et d’immigration .

6. La négociation d’un accord commercial (et de coopération bilatérale) avec la République Dominicaine incluant également les marches frontaliers.

7. L’élargissement de la Commission Mixte Haitiano-dominicaine a d’autres secteurs engages dans la dynamique des échanges entre les deux pays.

Je voudrais toutefois ajouter a cette liste un élément important : la nécessite pour les haïtiens de reconstruire leur propre maison et d’y mettre de l’ordre. On présente souvent Haïti comme le pays le plus pauvre de l’Amérique et comme un Etat en faillite, ou une entité chaotique ingouvernable. Des hommes politiques dont un chef d’Etat de la Caraïbe vont jusqu’a oser affirmer que l’Etat haïtien n’existe pas ou qu’Haïti n’existe pas. Par conséquent, les Haïtiens non plus n’existent pas. Je préfère parler dans le cas d’Haïti d’un Etat prédateur (crocodile), d’un pays en danger de disparition mais convoite par les grandes puissances, d’un peuple nègre, afro-caribéen, menace de mort. Mais, je pense aussi que nous sommes à une étape décisive de la crise structurelle que connaît Haiti depuis des décennies. Nous sommes en effet en train de vivre une opportunité historique ou de larges secteurs du gouvernement constitutionnel haïtien, des représentants de la société civile, des partis politiques, de la presse et des églises acceptent, quoique tres timidement, de travailler ensemble sur un pacte de stabilité démocratique pour 25 ans et un plan directeur de reconstruction économique et sociale pour 25 ans. Cet effort mérite d’être soutenu par la coopération internationale, notamment avec le gouvernement norvégien. Il représente un cadre indispensable a la résolution du problème migratoire pose par les braceros haïtiens et a la construction d’une souveraineté associée entre les deux Etats de l’île Quisqueya dans la Caraïbe. Certains pensent que la misère et la crise chronique en Haïti sont a l ‘avantage de l’économie dominicaine. Je pense que la prospérité d’Haïti sera encore plus favorable à la croissance économique dominicaine et a la paix sur Quisqueya.


4. L’apport des églises dans la reconstruction des relations haitiano-dominicaines

Ma quatrième et dernière remarque soulignera l’importance de l’intervention d’un large secteur des Eglises de façon de plus en plus organisée et planifiée dans cette reconstruction des relations haitiano-dominicaines. Comme nous parlons de construction de ponts et de reconstruction de l’île Quisqueya, je me contenterai de dire a ce sujet que cette participation prophétique des secteurs d’Eglises nous aide à toujours nous rappeler la recommandation pleine de sagesse faite par le grand priant du Psaume 127 au verset premier ( en hébreu) : Im Adonay Lo Yivne Bait, Shave Amlou Bonayv bo. Si le Seigneur ne construit lui-même une maison c’est en vain que peinent ses constructeurs.


[1Haïtien, Doctorant en sociologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Paris
Co-Responsable de Sant Pon Ayiti

[2Price-Mars, Jean : La République d’Haïti et la République dominicaine, divers aspects d’un problème historique, géographique et ethnologique, 2 tomes, Port-au-Prince, 1953

[3Balaguer, Joaquin : la isla al reves : Haiti y el destino dominicano. Santo Domingo :Fundacion Jose Antonio Caro, 1983.

[4Martinez, Samuel : Not a Cockfight. Rethinking Haitian-Dominican Relations, Latin American Perspectives, Issue 130, Vol. 30 No.3,p.80-101, May 2003