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Haiti-Rép. Dominicaine : Franchir à ses risques la deuxième frontière

Collaboration spéciale de Ives Marie Chanel

P-a-P. 21 août 06 [AlterPresse] --- Lundi 14 août, 16 heures 45, trois véhicules privés tout terrain immatriculés en Haïti arrivent de Santo Domingo, destination finale Port-au-Prince, la capitale d’Haïti distante de 40 kilomètres du poste frontalier de Malpasse.

« Les choses vont mal à Fonds Parisien. Garer vous et passez la nuit à Jimani. Ne prenez pas de risques », déclare un douanier dominicain à un des conducteurs. Toutes les rumeurs circulent dans la ville dominicaine très attentive à l’évolution d’une grève de camionneurs qui dure depuis déjà un mois. Il se dit ici que deux véhicules officiels haïtiens dont l’un piloté par un membre de la Commission de garanties électorale auraient été incendiés par des habitants de Fonds Parisien à la suite de l’arrestation par des policiers d’un des « chauffeurs grévistes », rapporte-t-on.

Un officiel des douanes haïtiennes déclarera plus tard que le chauffeur avait été arrêté pour avoir pointé son armé sur le cortège de Jeantal Clervil, le directeur de la douane de Malpasse lors de son passage dans la zone.

« Clervil est contesté par les transporteurs qui n’ont rien à voir avec les douanes. Il ne peut pas être viré parce qu’il fait son travail. Clervil, l’homme dont les chauffeurs réclament la tête, a fait passer, dit-il, les recettes mensuelles de cette douane de 9 à 55 millions de gourdes. Il revient au gouvernement de décider », soutient cet officiel sous couvert de l’anonymat.

A Jimani, cette ville frontalière dominicaine de 12,000 habitants, les voyageurs haïtiens qui n’ont pu traverser la frontière s’arrêtent au « Colmado » de Amilcar pour se parler. Parler d’Haïti, de ses problèmes mais surtout de cette grève des camionneurs qui engloutit des millions depuis près d’un mois avec comme motif essentiel : le renvoi par les autorités haïtiennes du directeur de la douane de Malpasse accusé de sur taxation et d’abus d’autorité.

A cette conversation entre haïtiens un des chauffeurs grévistes réfugiés depuis un mois, dit-on, à Jimani pour suivre à distance l’évolution de la situation déclare que « faire lever la grève est un défi pour le gouvernement ». « La grève durera le temps qu’il faudra, dit-il. Si les chauffeurs haïtiens ne voyagent pas en République Dominicaine, les chauffeurs dominicains n’auront aucune assurance et ne viendront pas », poursuit-il.

Cet homme de haute taille, de forte corpulence est sur de lui. Il circule en 4x4 à Jimani et semble être doté de moyens financiers solides pour résister à la politique de l’usure que lui impose le gouvernement. Il admet toutefois que les revendications des grévistes n’ont pas pris en compte la situation d’indigence, de misère et d’insalubrité dans laquelle se trouvent la frontière de Malpasse et la localité de Fonds Parisien. Il affirme aussi qu’ils n’ont pas de médiateurs faisant le pont entre eux et les autorités.

De cette conversation entre haïtiens un consensus semblait se dégager sur le caractère sectoriel de la grève.

« Jamais je n ai entendu les chauffeurs entrer en grève pour demander que les autorités investissent dans la réhabilitation de la zone frontalière et la construction de la localité de Fonds Parisien », déclare un des participants qui est appuyé par la majorité des gens présents.

En une heure sont passés en revue, l’état insalubre de la douane et du marché public de Malpasse, l’inachèvement du projet d’électrification, la prolifération des bidonvilles à Fonds Parisien, l’absence d’espaces de loisirs, de terrains de sports, de maisons décentes, d’écoles et d’hôpitaux dans ce qui devrait être une ville-dortoir qui pourrait héberger douaniers, policiers, agents de l’immigration et leur famille, les problèmes environnementaux de cette localité, l’inexploitation à des fins touristiques du lac Azuei, les possibilités de construction de stations balnéaires à Thomazeau, à source Zabette, la création d’une zone franche et d’activités éco touristiques qui pourraient drainer les populations de la province de Baharona à Fonds Parisien.

Deux des véhicules reprennent la direction de Santo Domingo et le débat public improvisé est clos. Déjà on apprend que mardi des habitants de Jimani prépareraient une protestation pour le lendemain.

La réalité est que la province Independencia dont Jimani est la capitale doit tout au commerce transfrontalier. Au delà des limites de cette province, de Baharona au point de contrôle de Quince de Azua, soldats, policiers vous demandent depuis deux semaines à quand la levée de la grève.

Sans les pourboires, les 3000 pesos de salaire mensuel du soldat ne valent rien dans ce pays.Tous en dépendent. « Nada de papel (les papiers ne nous intéressent pas). Algo para Caporal… un regalo, una cerveza, un refresco ». Tous les habitués de cette route longue de 280 km savent qu’ils doivent avoir sous la main des billets de 20, 50 pesos et au moins 500 pesos de « propina » ( pourboires) à distribuer à la frontière dominicaine.

Tout a commencé à la fin des années 80 quand le Président dominicain Joachim Balaguer entreprit de diversifier l’économie dominicaine jusqu `alors basée sur l’exportation du sucre. La République Dominicaine ouvre ses portes aux touristes et à l’industrie manufacturière. Balaguer voulant tirer profit du commerce déjà florissant avec Haïti lança la construction des routes du Sud passant par Baharona et la province de Neyba.

Le commerce officiel entre Haïti et l’Etat voisin représente 5% des importations totales d’Haiti. Selon les chiffres fournis en 2005 par le Centre Dominicain d’exportation et d’investissements (CEIRD) les exportations annuelles dominicaines vers Haïti se situent autour des 400 millions de dollars.

Mardi 15 août, une dizaine de dominicains protestent à leur manière en interdisant l’accès de la frontière aux Haïtiens. Le mouvement n’est pas radical. On laisse passer quelques habitués. Les autres rebroussent chemin et cherchent des alternatives. Le problème demeure, disent certains : le très mauvais état des infrastructures routières d’Haïti qui empêchent une utilisation rationnelle des postes frontaliers de Ouanaminthe, Belladère et Anse à Pitres.

« Nous allons empêcher aux habitants de Fonds Parisien de s’approvisionner ici », déclare un des instigateurs du mouvement. « Chez nous une grève ne dure que deux jours au maximum, quand ça dépasse deux jours c’est grave », déclare un agent d’assurances.

Une haïtienne vivant à Jimani rapporte qu’elle a contacté une dette de deux millions de Pesos et n’arrive pas écouler ses produits pour la rembourser à cause de cette grève. « Depuis un mois il n’y a pas de vie ici », nous diront les dominicains Gordo et Juan.

Ici à la douane dominicaine des Haïtiens sans papiers, mais pourtant habitués à franchir sans difficultés la frontière au quotidien, sont rançonnés par des gardes dominicains. Dix, vingt Pesos le passage. On se ravitaille comme on peut.

Deux années après les inondations, qui avaient fait des milliers de morts (24 mai 2004), Jimani se relève. Plus d’une centaine de maisons destinées aux victimes sont en phase terminale de construction. Le gouvernement du Président Lionel Fernandez a entrepris d’importants travaux afin de protéger les berges de la rivière Sole et la ville frontalière .Un pont de plus de 80 mètres est en construction. L’électricité est présente même si le rationnement est de mise. L’Etat dominicain est présent à travers les institutions hébergées dans des locaux dont certains n’ont rien à envier à ceux de certaines grandes villes haïtiennes.

A la frontière haïtienne, les policiers sont là , parmi eux des anciens militaires assis à ne rien à faire. Un seul douanier assure encore une certaine présence pour les quelques rares véhicules privés. On blague… on raconte des histoires… l’histoire de cette longue transition de vingt années qui n’a rien produit. Alors que les Dominicains ont tout fait en moins de vingt ans. On se rappelle quand on devrait passer la nuit à la belle étoile à Jimani alors sans Hôtel ou auberge en 1982. Aujourd’hui, nos policiers achètent l’eau potable là bas. Ici à Malpasse, tous ils vivent sans eau courante, sans électricité, sans téléphone, rien à se mettre sous les dents. Tous ils doivent traverser la frontière pour s’acheter à manger chez le voisin.

La route qui mène à Fonds Parisien est parsemée de vestiges de barricades. La mine de sable est pratiquement fermée depuis la grève. On circule sur la route mais avec beaucoup d’appréhensions. Tout peut arriver.

Il y a déjà plus de deux semaines depuis que les grévistes de Fonds Parisien ont changé la nature de leur grève en y ajoutant une forte note de violence par des tirs d’armes à feu, les jets de pierres, de tessons de bouteilles et en érigeant des barricades enflammées.

Jour après jour Fonds Parisien devient une zone de non droit. Ceux qui sont sur les barricades sont pour la plupart armés. On les appelle « sòlda ». Pour traverser la zone à travers une route secondaire en terre battue certains témoins ont rapporté avoir été rançonnés par des « dreadlocks », dont l’un serait un transfuge du quartier de Belair à Port-au-Prince. Plus de 2,500 gourdes ont été payées par un automobiliste pour un passage risqué sous la protection d’un pistolet calibre 45 au canon de nickel détenu par un « sòlda ». Sur cette route un homme de grande taille s’interpose. Une arme créole en main il réclame des sous pour s’acheter des balles.

« Les habitants de Fonds Parisien ne sont pas impliqués dans la violence. Les gens que vous voyez ne sont pas d’ici. Ils viennent se réfugier ici. Les chauffeurs sont dans les mornes et les policiers viennent ici la nuit, pillent les maisons et maltraitent la population », dit notre guide protecteur.

Plus loin, dans la commune de Ganthier, un policier confie : « nous sommes vraiment impuissants de devant cette situation car nous n’avons pas de moyens. Je suis réellement désolé quand les véhicules attaqués viennent à nous sans que nous ne puissions faire quelque chose ».

Les deux blindés placés par la Mission de stabilisation des Nations Unies en Haïti (Minustah) sont en stationnement au bord du lac. Seulement quelques patrouilles sporadiques. Les soldats onusiens se comportent en observateurs sans intervenir. [imc apr 21/08/06 07 :00]