Par Djems Olivier / Syfia International [1]
Repris par AlterPresse le 3 aout 2006
Alors que l’insécurité augmente à Port-au-Prince, les églises catholiques et protestantes de tout le pays voient affluer une armée de jeûneurs persuadés que Dieu va exaucer leur rêve : un visa pour les Etats-Unis !
Nadine a l’air d’une madone tropicale, à genoux dans l’église Sacré-Cœur de Port-au-Prince où elle passe ses grandes journées à supplier le Bon Dyè, comme elle dit en créole. Bible et passeport haïtien tenus à hauteur des épaules, chapelet bleu et blanc en guise de collier sur son large cou sombre, la jeune femme ne Lui demande jamais qu’une chose : un visa pour les Etats-Unis. "Que ma prière frappe jusqu’à la porte du consulat où les visas sont délivrés dans une ambiance de favoritisme", murmure-t-elle à l’adresse du Ciel, les yeux fermés pour mieux se recueillir.
Ils sont des milliers comme elle en Haïti à être convaincus que le Tout-Puissant les aidera à s’établir aux USA. Difficile, ces jours-ci, de passer devant une église catholique ou protestante sans entendre le murmure de prières et de supplications qui s’échappe des multiples "jeûnes", ces moments d’adoration où chacun étale ses problèmes et ses désirs les plus chers au grand jour. Dans certaines églises protestantes, des fidèles jeûnent jusqu’à trois semaines sans rien avaler d’autre que de l’eau alors que des femmes portent pendant des jours et des jours des robes faites d’une étoffe rude pour mortifier leur chair.
Jeûner pour le baccalauréat...
Dans les quartiers misérables comme Fort National et Poste Marchand, où les églises sont en réalité de simples bicoques, on est moins strict. Des jeûneurs confessent même qu’ils avalent un petit en-cas avant de franchir la porte du temple. ‘’Même s’il faut jeûner, il est toujours conseillé de ne pas donner raison à la faim’’, estime Nadège, qui a mis dans la prière tous ses espoirs de réussir son baccalauréat.
La prière a réussi à Jacques-Aurèle, 32 ans, qui vit aujourd’hui à New York. Il a jeûné régulièrement afin d’obtenir son visa, en contemplant pendant des heures la photo de sa fiancée qui, elle, possédait déjà son certificat de résidence aux Etats-Unis. Il y a deux ans, Dieu l’a exaucé, est-il convaincu et, depuis, sa mère dépose des gerbes de fleurs devant l’église Notre-Dame-de-Fatima, dans la zone de Bicentenaire... Tous n’ont pas cette grâce. ’’J’ai visité toutes les assemblées où les jeûnes sont régulièrement organisés à Port-au-Prince, dit Jean Rigaud, un jeune homme d’une vingtaine d’années pour qui le jeûne est devenu une espèce de drogue. Depuis 2001, il participe, la faim au ventre, aux multiples sèvis, lapriyè et nuits de veille afin que Dieu lui donne la clé du sésame américain. "à€ plusieurs reprises, on m’a refusé le visa américain", se désole-t-il, néanmoins accroché à son rêve.
... ou pour fuir la faim
La paupérisation extrême de la population explique le phénomène. "Aujourd’hui, l’aspect économique est beaucoup plus important que tout le reste, prévient Roland Bélizaire, professeur à l’Université d’Etat d’Haïti (UEH). Ils ne jeûnent pas pour vénérer Dieu ou sauver leur âme, mais pour résoudre un problème d’ordre économique." Chose certaine, ils sont nombreux les Haïtiens, même parmi les plus cultivés, à jeûner dans l’espoir d’une solution. "à€ chacun sa croyance, c’est la réalité du pays, dit Jonas Laurince, étudiant en communication sociale à l’UEH. Pour résoudre un problème, les Chrétiens vont à l’église et les autres se réfèrent aux prêtres du vaudou, les houngans. Grâce à la prière et à la magie, ils pensent se faufiler entre les mailles du système d’immigration américain en déjouant la vigilance du consul américain en poste à Port-au-Prince." Le jeune homme a lui-même déjà jeûné pour des raisons politiques. "Aux Gonaïves en 1992, j’ai participé à plusieurs séances de prières et de pénitence pour le retour au pouvoir de Jean-Bertrand Aristide, contraint à l’exil à la suite du coup d’Etat militaire de 1991", explique-t-il
"Quand ils prient, ils utilisent des symboles, souligne la docteur Jeanne Philippe, présidente de l’Association médicale haïtienne. Leur jeûne a un caractère anthropomorphique. Parfois, ils viennent avec un cheveu, une photo ou un objet appartenant à la personne pour qui ils cherchent la bénédiction. La robe d’une malade résidant aux USA a ainsi été expédiée à ses proches en Haïti afin que ces derniers, qui jeûnaient à son intention, découvrent un traitement."
La docteur Philippe ne s’en fait pas trop. "Le jeûne est même une bonne chose sur le plan médical, explique-t-elle. Cela permet à l’organisme de se reprendre.’’ Mais, évidemment, trop jeûner peut aggraver la malnutrition et même provoquer des troubles psychiques. ’’Cela pourrait atteindre leur cerveau."
[1] Ref : www.syfia.info/.