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Haiti : Le Sida entre Violence, machisme et croyances

Autour du film d’Arnold Antonin : Le Président a-t-il le Sida ?

Par Laà« nnec Hurbon [1]

Soumis à AlterPresse le 13 juillet 2006

J’ai eu un intérêt personnel à voir le film d’Arnold Antonin au titre sibyllin - Le Président a-t-il le Sida ?- pour au moins deux raisons. La première c’est l’analyse implicite , portée à l’écran, de la violence quotidienne subie par les femmes en Haïti , machisme et pouvoir politique se donnant aisément pour cela la main ; la seconde est le regard porté sur les croyances répandues dans le pays face à la transmission du virus du Sida. Plusieurs films haïtiens récents ont tenté de cerner les modes de comportements individuels dans les rapports amoureux, ou d’explorer par exemple les problèmes posés par la prostitution, le viol et l’insécurité. Mais le film d’Arnold Antonin tranche à mon avis par l’audace du thème : le Sida et ses interprétations dans la société haïtienne, mais aussi par le mode de production du film dans la mesure où le cinéaste a passé un an au cours duquel il s’est livré à un travail d’enquête sociologique à vif à Jacquet, un quartier populaire de Pétion-Ville, parallèle à la grande artère de Delmas.

Ce film me donne à penser car il rejoint une thématique tout à fait rapprochée de la mienne et qui concerne les rapports très étroits entre culture, religion et politique en Haïti. Dans un même temps, je dois avouer que ce film procure au spectateur un plaisir intense :l’humour qui perce dans chaque dialogue, la musique endiablée du Kompa, le scénario réaliste écrit par Gary Victor, le célèbre créateur du personnage désormais national de Buron, le casting avec le talentueux Jimmy Jean-Louis ( Dao dans le film), acteur professionnel revenu à nous depuis Hollywood, et Ricardo Lefèvre (Larrieux) toujours exact dans son rôle, et bien entendu la belle Nina ( Jessica) qui se passe de présentation et qui sera la surprise que je ne peux qu’annoncer, bref tout est fait pour qu’à aucun moment on ne puisse s’ennuyer, pendant que chaque séquence vous fait entrer dans les modes secrets de fonctionnement de la société haïtienne d’aujourd’hui.

Plutôt que de m’appesantir sur la trame du film, je voudrais souligner ce que j’ai pu retenir au plan sociologique, concernant l’interprétation du Sida dans toutes les couches sociales du pays. L’attention reste facilement fixée sur les trois personnages principaux : Dao, Larrieux et Nina, mais les groupes évoluant autour d’eux - musiciens, fans, bandes de jeunes du quartier, parentèle dont les mères, tous des rôles remarquablement bien exécutés- nous aident à travers leurs comportements et leurs fantasmes, à approcher les transformations profondes qui sont en cours dans la société haïtienne.

Tout d’abord Dao, de famille modeste, connaît une ascension sociale fulgurante grâce à son talent exceptionnel de chanteur de musique Kompa, mais aussi, pense-t-il, à la chance. Entouré et adulé par les femmes, et étourdi par le succès, il se croit invulnérable à l’infection du VIH. Ses rapports sans protection avec de nombreux partenaires ne l’inquiètent pas. Lui, le plus beau, lui, un président au sommet de sa gloire, ne peut qu’être l’objet de la jalousie des autres. Dans son appartement, sa visite régulière à son rogatoire dédié à la déesse -vodou, Ezili, le conforte dans la croyance en son invulnérabilité par rapport au Sida. Mais peu à peu, il donne des signes d’épuisement avec une fièvre maligne et des vomissements qui inquiètent son impresario car, peut-être, Dao serait atteint quand même par le virus.

Face à Dao, Larrieux est le politicien parvenu qui croit que tout lui est permis et que grâce à l’agent et le pouvoir rien ne peut résister à ses désirs. Il est à peine la caricature des députés, ministres, candidats ou politiciens qui sont facilement la risée du tout-venant en Haïti, mais qui sont en même temps très enviés. Quelque part, leur ascension sociale est encore, de leur propre point de vue, due à la chance. Pour réaliser ses désirs, Larrieux est capable de faire n’importe quoi, même de tuer. Il ne comprend pas par exemple que la belle Nina puisse lui refuser la main. Sa conception de l’amour c’est en effet l’appât de l’argent et éventuellement la violence. Si une fille lui résiste, c’est qu’elle ne connaît pas son propre bien et qu’elle perd le sens de la réalité de la vie en Haïti. Larrieux demeure tous comptes faits un personnage pathétique, non parce qu’il semble à certain moment touché par l’amour, mais parce qu’il est humilié par son échec à apprivoiser Nina. L’homme c’est le maître, une fille ne lui résiste pas quand il a les moyens de ses prétentions : argent et pouvoir, ces seules valeurs qui comptent aux yeux de Larrieux.

Entre Dao et Larrieux, Nina fait son choix, elle refuse de céder à la violence et au machisme de Larrieux ; mais en restant sous la séduction de Dao, elle cherche à préserver son autonomie. C’est elle qui finit par réveiller Dao de ses fantasmes d’invulnérabilité face au Sida. Toutefois Nina se trouve prise entre son propre désir individuel d’une vie qui refuse la servilité face aux hommes, et l’injonction que lui fait sa mère de se plier à la volonté de Larrieux, c’est-à -dire à la loi de l’argent et du pouvoir. La mère a en effet du mal à joindre les deux bouts, les structures sociales n’offrant rien à celles qui doivent trimer pour se nourrir, se loger et vivre décemment. Comment ne pas répondre à l’appel de détresse de sa mère ? A cette question, le film ne prétend pas asséner au spectateur une morale, néanmoins le cinéaste a une visée didactique. L’environnement sociologique des trois personnages pèse sur leur destin et c’est sans doute le mérite de ce film de nous montrer comment on peut quand même ne pas se laisser aller à la fatalité et construire sa liberté. Qu’il s’agisse de Dao, de Larrieux ou encore de Nina, chacun évolue sous l’emprise de son groupe et s’arrache avec difficulté à la mentalité dominante.

Autour de Dao, des bandes de jeunes désœuvrés s’agitent fascinés par la réussite de leur star, seul modèle dont elles disposent, l’amnésie sur l’histoire empéchant tout autre quête de modèle. Quant aux jeunes filles, elles vivent happées par les illusions de Cendrillon et n’hésitent guère à prendre tous les moyens possibles pour accéder à une place auprès du star, la contamination possible par le virus du Sida passant totalement à l’arrière-plan.

Dans la trame de cette comédie dramatique, se profile le problème de la dissolution du lien social en Haïti. D’un côté, la jalousie provoquée par le succès de Dao au sein de son propre groupe de musiciens aboutit rapidement à la mise en place d’un plan d’assassinat. D’un autre côté, le passage à l’acte du kidnapping est devenu un phénomène courant, une méthode non discutée présupposée par le machisme. Enfin, l’imaginaire vodou et l’imaginaire religieux en général se trouvent instrumentalisés comme source de protection contre l’infection au VIH ou comme unique théorie de la maladie qui proviendrait d’un « mauvais esprit expédié » dans le corps et qu’il convient de chasser par des séances de bastonnade. De même, par le vodou, une femme peut décider de s’attacher définitivement un homme. Bref, la vie quotidienne est désormais livrée à des violences de toute nature et au sauve-qui-peut individuel. comme si toutes les portes de sortie collective étaient fermées. C’est contre une telle perspective que ce film semble être produit. Mais Antonin a su éviter un jugement négatif sur le vodou et les cultes protestants : tous les oungan ne ressemblent pas à Bayawonn, le prêtre-vodou mystificateur auquel recourt Dao par l’entremise de sa mère.

Il y a, en revanche, un happy end qui risque de choquer plus d’un (retournement de Dao qui sort transformé par l’amour de Nina et qui finit par pousser « oungan » et pasteurs protestants à s’associer aux ONG en lutte pour le respect du malade de Sida et pour l’éducation à l’usage de préservatif). Mais je suis enclin à penser qu’il est bon de montrer même utopiquement qu’une autre façon de comprendre l’épidémie du sida existe : comme une maladie pour laquelle il existe des moyens techniques de protection ; bien plus, l’individu atteint par le virus, peut vivre aujourd’hui très longtemps, normalement comme tout le monde, grâce aux progrès accomplis par les recherches scientifiques actuelles.

En somme, dans la mesure où le débat ouvert par ce film tourne autour d’un individu comblé par le succès et à qui rien ne manque, on apprend ainsi que nul ne peut se croire à l’abri du Sida : ni l’argent ni le pouvoir ne constituent une protection, encore moins la religion à laquelle on appartient. En outre, si la maladie est de toute façon sujette à des interprétations dans lesquelles les fantasmes et les croyances de toutes sortes (donc pas seulement religieuses) sont toujours en travail dans toute société humaine, raison de plus pour voir ce film qui est un exercice de prudence, de tolérance et de mesure, très éloigné des jugements hâtifs qu’on porte sur ceux qui sont atteints par l’infection pour éviter de s’interroger sur soi-même et sur sa propre communauté d’appartenance.


[1Sociologue
Directeur de recherche au CNRS
(Dernier livre paru : Religion et lien social, Cerf, Paris, 2004)