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L’objectivité : qui a peur du journalisme d’opinion ?

Intervention du journaliste Vario Sérant lors d’un panel organisé le 30 averil par le Jury du Prix Jean Dominique pour la Liberté de la
Presse, sous les auspices de l’UNESCO-Haïti, à l’occasion de la Journée
Mondiale de la Liberté de la Presse (3 mai)

Le débat de ce soir est à la fois un débat ancien et actuel. Ancien, parce
qu’on le fait depuis près de deux siècles. Actuel, parce que le sujet n’est
jamais épuisé. El les controverses demeurent.

Partant de ce constat, nous n’allons pas réinventer la roue. Nous nous
contenterons de revisiter les écrits sur le sujet, Dieu seul sait s’ils sont
nombreux, et de revisiter également les diverses pratiques journalistiques
au cours de ces deux derniers siècles, lesquelles pratiques ont fait
jurisprudence et contribué à enrichir le champ journalistique.

Notre présentation aura surtout un caractère pédagogique. Le plan que nous
allons suivre est le suivant :

Nous essayerons de définir l’objectivité journalistique, de délimiter son
champ d’application, de retracer l’histoire de l’objectivité, de parcourir
les nouveaux modèles de journalisme, de définir le journalisme d’opinion et
de délimiter son champ d’application.

Quelques définitions proposées par les tenants de l’objectivité.-

- Wolfgang Donsback et Bettina Klett ont construit, en 1993, cinq
définitions de l’objectivité à l’intention des journalistes. Ces définitions
sont :

1) Pas de subjectivité. C’est-à -dire que les croyances et opinions
personnelles du journaliste ne doivent pas affecter la présentation du
sujet.
2) Fair Presentation. « Le journaliste doit relater la position de chacune
des parties impliquées dans une controverse politique.
3) Fair scepticism. « Le journaliste doit être sceptique. Il doit avoir une
distance critique par rapport à la position de chacune des parties.
4) Hard facts. « Le journaliste doit aller au-delà des déclarations pour
trouver les faits, les causes d’une controverse politique.
5) Value judgement. « Le journaliste doit clarifier laquelle des parties a
la position correcte, exacte.

- Brian D. Chapin, dans « Journalistic objectivity is casualty of
firefight », un texte paru le 15 avril 2003 dans le « Boston Pheonix »,
propose quelques synonymes de l’objectivité :
« Detachment » (detachement), « desinterest » (desintéressement), « 
dispassion » (non passionné), « fairness » (honnêteté), « impartiality »
(impartialité).

- Selon Jean Charon de l’Université Laval (Production de l’Actualité,
Boréal, 1994), l’objectivité pour le journaliste consiste à respecter les
règles de l’art : honnêteté, impartialité, équité, exactitude des faits.

Pour être objectif, le journaliste doit, selon lui, respecter ces règles. Et
pour être crédible, il doit faire la preuve qu’il les respecte.

- On retrouve, à quelques différences près, les mêmes idées dans un document
du Conseil de Presse du Québec intitulé « Droits et Responsabilités de la
Presse ». Ce document présente comme des principes universels
l’impartialité, l’exactitude, la rigueur et l’honnêteté. Ces principes
visent, selon le document, la nécessaire objectivité de la démarche
journalistique.

Objectivité : contre-définitions.-

S’inspirant de « The day the presses stopped : a history of the Pentagon
paper case » de André Major, le québécois Laurent Laplante, dans une
réflexion datée du 15 octobre 2001, dit ceci à propos de l’objectivité :

« Il n’y a pas d’objectivité journalistique pour la bonne raison que le
journaliste, comme tout humain, fait passer toute chose à travers un filtre
 ; mais il en utilisera toujours un. Ce qu’il faut exiger du journaliste,
c’est non pas l’impossible objectivité, mais l’honnêteté. C’est aussi
l’humilité professionnelle qui oblige le journaliste à se reconnaître
subjectif ».

- Pour Christophe Ponfilly, journaliste-cameraman-cinéaste, ayant tourné
entre autres « Massoud l’Afghan » diffusé sur Arte Info, l’idée
d’objectivité est absurde. C’est dans la notion d’honnêteté qu’il faut
assurer, il faudrait presque que les journalistes soient assermentés, qu’ils
s’engagent à ne pas truquer, à ne pas chercher à construire un spectacle ».

- Ibrahim Warde, dans un texte publié dans « Le Monde Diplomatique », en
juillet 1993, précise ce qui suit :

« L’objectivité a éviscéré le discours politique. Il appelle à un
journalisme d’engagement qui s’attacherait à redécouvrir la dimmension
démocratique. Car, l’Amérique ne pourra commencer à résoudre ses problèmes
qu’après avoir appris à en parler ».

Pour situer le contexte de tels propos, précisons que Warde analysait, dans
cet article, les velléités d’objectivité de certains journaux dans
l’Amérique du début du siècle ; lesquelles velléités allaient être suivies
d’un journalisme d’opinion et d’explication avec notamment Walter Lippman.
Warde a parlé de la dérive des successeurs de Lippman.

Histoire de l’objectivité.-

Comme le précisent Henry H. Shulte et Marcel P. Dufresne, dans leur ouvrage
intitulé « Pratique du Journalisme », l’objectivité a fait son apparition au
début du siècle dernier, en réaction au style très personnel et très
partisan de l’époque qui ressemblait davantage à de la propagande qu’à ce
que l’on entend aujourd’hui par journalisme.

Dans un texte posté le 13 janvier 2003 (sur internet), Thomas Ferenczy
indique que l’affaire Dreyfus, par exemple, a marqué une étape décisive dans
la naissance d’un journalisme d’information qui se définit peu a peu face au
journalisme d’opinion.

Shulte et Dufresne nous montrent que des générations de jounalistes ont été
formés à l’école de l’objectivité, entrainés à n’être que de simples relais
de l’information, à donner la même valeur à tous les points de vue et à 
laisser le lecteur décider de ce qu’il devait croire et penser.

De ce nouveau journalisme, qui recourt aux techniques anglo-saxonnes du
reportage ou de l’interview et qui préfère les fais aux idées, l’auteur de « 
J’accuse », Emile Zola est loin d’être un fervent partisan. En 1988, il
écrit ceci :

« Le flot de l’information à outrance a transformé le journalisme, tué les
grands articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour
plus de place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, aux procès
verbaux des reporters et des interviewers ».

Edwin R. Bailey, ancien doyen de l’école de journalisme à l’université de
Californie, a interrogé plus de quarante journalistes ayant travaillé sous
feu le sénateur Joseph McCarthy, aux Etats-Unis, vers les années 50. Il
résume ainsi l’influence de cette période sur le journalisme américain : « 
Les gens de presse ont compris qu’il ne suffisait pas de relater simplement
ce qui s’était passé ou ce qui avait été dit, mais qu’ils devaient expliquer
ce que cela signifiait et si c’était vrai ou faux ».

Champ d’application de l’objectivité.-

Pour délimiter le champ d’application de l’objectivité, certains
spécialistes nous suggèrent de nous référer aux genres journalistiques.
Ceux-ci sont des catégories utilisées par les journalistes pour caractériser
la forme que prendra leur texte.

Comme le souligne Réseau Education-Médias (CLEMI), dans un cours mis à jour
sur la toile, le 17 juin 2002, un journaliste choisit généralement un genre
journalistique pour chacun de ses articles, en fonction du type de
communication qu’il désire établir.

Pour bien faire comprendre la démarcation entre le journalisme d’information
et celui d’opinion, réseau Education-Médias nous fait le shéma suivant :

Pour rapporter les faits : la brève, le reportage, le compte-rendu,
l’entrevue ou l’interview.

Pour expliquer : l’enquête, l’analyse, le portrait.

Pour commenter : l’éditorial, la critique, le billet, la caricature, la
chronique.

Pour réagir : la lettre d’opinion.

Adrien Meuret nous dit que c’est le journalisme d’actualité et d’information
qui présente les faits avec normalement un maximum d’objectivité et qui a
pour but avant tout de mettre au courant des derniers événements.

Une telle affirmation nous replonge dans le débat de l’objectivité. Il y a
un auteur, Gilles Gauthier de l’université Laval, qui parle de « category
mistake » (erreur catégorielle) quand on tente de prouver la prégnance de
l’objectivité pour une catégorie particulière de genres journalistiques que
certains spécialistes en communication appellent des genres extrinsèques.
Ceci pourrait faire l’objet d’un autre débat.

Quoiqu’il en soit, la catégorisation des genres proposée précédemment par
Réseau Education-Médias nous permet déjà de faire une première démarcation
entre le journalisme d’infomation et le journalisme d’opinion.

Le journalisme d’opinion.-

Le journalisme d’opinion relève d’une longue tradition. Thomas Ferenczi nous
dit, dans « Pamphlétaires et enquêteurs » posté (sur internet) le 13 janvier
1998, que c’est la révolution française qui a marqué sa véritable
renaissance avant que le 19e siècle ne l’illustre à son tour.

L’apparition du journalisme d’opinion marque un moment dans l’histoire du
journalisme et est à placer dans la mouvance des différents modèles ayant
émergé et qui visent, au bout du compte, à élargir, affiner ou redéfinir le
rôle des journalistes. Tout ceci pour permettre à ces derniers de s’adapter
à un monde changeant, complexe, afin de livrer une information plus utile et
plus efficace.

Jusqu’ici, nous avons fait référence au choix d’une catégorie de genres
journalistiques pour délimiter le champ du journalisme d’opinion.

Par exemple, l’éditorial et le commentaire constituent, comme le signale
Thomas Ferenczy, des tribunes résevées soit à l’éditeur, soit à 
l’éditorialiste, soit au commentateur, pour qu’ils expliquent leurs
convictions, leurs tendances et leurs poitns de vue.

Vu sous cet angle-là , le journalisme d’opinion est quelque chose qui
n’existe presque pas actuellement en Haïti. Les plus récentes expériences
remontent à la fin des années 70, avec notamment « Fraternité » de Grégoire
Eugène et « Conviction » de Sylvio C. Claude.

Cependant, dans d’autres pays ayant une longue tradition démocratique, il
existe divers médias affichant au grand jour leur idéologie et présentant
par ainsi les événements avec leur opinion des faits. Si on prend en exemple
la France, on peut citer entre autres Libération, qui est socialiste,
l’Humanité qui est communiste et Le Figaro qui est de droite.

On peut retrouver aussi des organes d’opinion qui expriment une sensibilité
proche de celle de milieux humanitaires. C’est le cas par exemple du journal
« Le Courrier ».

Peu importe l’angle sous lequel on prend le journalisme d’opinion, il
constitue une manifestation de la liberté d’expression et de la liberté de
la presse.

En achetant des journaux d’opinion attachés à différents partis politiques
ou liés à diverses idéologies, nous pouvons étudier les différentes
réactions face aux événements auxquels nous sommes confrontés. La diversité
de la presse est inséparable de la liberté d’expression, de la liberté tout
cout.

Bien entendu, il peut y avoir un risque pour l’auditeur, c’est celui de
s’attacher à une opinion qui lui dicte ce qu’il pense. Des auteurs, comme
Adrien Meuret, évoquent l’effet de la spirale du silence pour traduire la
situation du lecteur, de l’auditeur ou du télespectateur, qui hésite à 
émettre une opinion quand elle diffère de celle véhiculée par les médias
d’opinion.

La diversité de la presse est le garant de la liberté de l’information et de
la liberté d’expression. Mais pour que cette diversité ait l’impact
souhaité, le lecteur (ou l’auditeur ou le télespectateur) doit être un
récepteur actif et vigilent plutôt qu’un simple consommateur.

Quelques références :

- CHARON, Jean, « La Production de l’actualité », Boréal, 1994

- « Droits et responsabilités de la presse », document du Conseil de presse
du Québec

- MAJOR, André, « The day the presses stopped : a history of the Pentagon
paper case »

- LAPLANTE, Laurent, réflexion sur « The day the presses stopped » de André
Major et « J’accuse » de Emile Zola

- Déclaration de Christophe Ponfilly, journaliste-cameraman-cinéaste ayant
tourné entre autres « Massoud l’Afghan », 30 octobre 2001

- WARDE, Ibrahim, Le Monde Diplomatique, Juillet 1993, page 29

- AQUOPS-Cyberscol, Réseau Education-Médias, CLEMI, Mise à jour le 17 juin
2002

- Cing définitions de l’objectivité construites par Wolfgang Donsback et
Bettina Klett, 1993

- CHAPIN, Brian D., « Journalistic ojectivity is casualty of firefight »,
Boston Pheonix, 15 avril 2003

- « Médias et démocratie » in Dispositif Académique, Académie de Rheims,
France

- MEURET, Adrien, « L’influence des médias sur l’opinion publique »

- FERENCZY, Thomas, « Pamphlétaires et enquêteurs », article posté (sur
internet) le mardi 13 janvier 1998

- Opinions de personnalités sur « Le Courrier » résumées par Florian Tardif
et Roland Tardieu

- JUDITH, Halima, « L’éclatement du journalisme », in Tribune Libre, Le
Courrier, Mai 2002