Par Adrien Bance
Soumis à AlterPresse le 14 juin 2006
L’enfance est peu présente dans la littérature haïtienne de fiction. Les rares personnages en âge de l’enfance comme le Gonaïbo de Jacques Stephen Alexis sont des adultes enfants. L’enfance aux yeux de bien des haïtiens est un âge vide et pas important. Un moment où rien de solide ne se passe sinon le dressage pour apprendre à devenir une grande personne.
Mais on doit remarquer qu’au cours des trente dernières années le thème de l’enfance a pris une grande place dans les œuvres de fiction d’auteurs haïtiens ou plutôt, pour marquer la nuance, d’auteurs d’origine haïtienne écrivant à l’étranger. Il suffit de penser à Edwige Danticat, Danny Laferrière (L’odeur du café), Emile Ollivier (Mille Eaux) et tout récemment Jean-Marie Bourjolly (Dernier Appel). Ce sont des auteurs de la diaspora et on comprend que le rappel de l’enfance est un élément essentiel dans la construction identitaire et pour se raccrocher aux racines primordiales.
Roger Edmond vient d’apporter sa note personnelle dans cette thématique en publiant sous le titre « Les Chevaux de bois » un récit autobiographique de grand intérêt.
Ce récit nous permet d’entrer dans la vie provinciale d’une petite ville du Sud-Ouest d’Haïti. On y côtoie des personnages de toutes conditions sociales des paysans aux notables, des politiciens aux satrapes militaires. Le récit se construit en dehors de la trame chronologique mais plutôt selon l’humeur du narrateur : souvent évocation de grande intensité émotive aussi parfois une tonalité didactique qui tisse une réflexion philosophique, sociale ou historique. On admirera l’habile introduction de la musique (partition comprise) dans le texte lui-même.
De cette trajectoire fiction de l’enfance à l’adolescence bachelière nous retiendrons deux éléments qui nous semblent significatifs de l’ouvrage de Roger Edmond.
Tout d’abord le manège éponyme, carrousel de chevaux de bois installé par le père du jeune narrateur et qui constitue un pôle d’attraction pour jeunes et vieux dans le bourg et ses environs. Non seulement cette mécanique est instrument de gaieté et de rêves avec la musique de l’orchestre local, elle est aussi le lieu où le père du narrateur exerce avec dignité, rigueur et exactitude son autorité sur la cavalcade des usagers du manège. On comprend comment l’enfant, plus tard l’adolescent, et encore plus tard l’adulte en diaspora gardera dans sa mémoire les chevaux de bois comme le résumé de sa jeunesse dans tout ce qu’elle aura eu d’intense.
Ensuite l’autre dimension remarquable de l’ouvrage est la figure du père. Nous avons, tout au cours du récit, dressé devant nous, le portrait d’un personnage que nous qualifierions de « vertical » en écartant toutefois la raideur. Homme de principes et pétri de dignité ; dévoué jusqu’à l’abnégation à « l’élévation » de ses enfants par l’instruction, patriote sans concession, notable sans arrogance. L’admiration du jeune narrateur pour son père est profonde. Elle s’exprime parfois de façon romantique. Toutefois on a l’impression qu’il y a des réticences chez l’enfant qui voudrait trouver ses manières à lui d’intégrer dans sa vie à lui les valeurs du père. Cette tension dialectique n’est pas l’un des moindres intérêts du livre.
Le roman, qui est le premier de l’auteur, acquiert ainsi du poids par sa force d’évocation émotive, par la précision de la psychologie des personnages, par ses digressions sociales et aussi — on doit le signaler - par certaines audaces comme l’introduction de l’écriture musicale dans le texte.
Un récit qui nous fait partager un univers bien personnel et nous invite à réfléchir.
Les chevaux de bois
Montréal, CIDIHCA, 2005, 215p