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De la nécessité d’un État haïtien de type nouveau

Par Guy-Olivier Jeanty

Soumis à AlterPresse le 31 mai 2006

« Rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions. »
Jean Monnet

Voilà 20 ans déjà qu’une nouvelle donne sociopolitique est attendue en Haïti pour, entre autres, mettre fin à la méfiance de la population envers l’Etat. à€ l’époque, les différents acteurs de la lutte antidictatoriale avaient, notamment, comme revendication une plus grande décentralisation administrative, afin de mettre un terme à la répression, la corruption et l’attitude spoliatrice des gouvernements qui s’étaient succédé depuis l’indépendance du pays.

D’entrée de jeu, il faut reconnaître que se pencher sur la notion de l’Etat, voire sur son utilité, n’est pas une entreprise aisée car l’Etat est à la fois une réalité historique et une construction théorique. De plus, le fait que toute théorisation obéit à des considérations normatives, pour ne pas dire idéologiques, contribue également à la difficulté de définir l’Etat de manière pleinement satisfaisante. Quoi qu’il en soit, de façon générale, la plupart des observateurs s’accordent à dire que l’Etat correspond à un mode d’organisation sociale territorialement défini, ainsi qu’à un ensemble d’institutions caractérisées par la détention du monopole de l’édiction de la règle de droit et de l’usage de la force publique.

Dans le contexte haïtien, il peut, toutefois, paraître inconvenant de vouloir réfléchir sur le rôle de l’Etat, étant donné qu’il est admis que ce dernier est déliquescent ou n’existe quasiment pas. Depuis 1804, force est de constater que nos leaders ne sont pas parvenus à réaliser la consolidation de l’Etat et de la nation. Néanmoins, bien que restreinte, la construction de l’Etat haïtien a quand même été évolutionniste, par contre il n’a pas su instaurer des rapports en rupture avec la logique coloniale. Et par le fait même, la société haïtienne s’est en quelque sorte auto-colonisée puisque l’Etat a rapidement reproduit les rapports d’exploitation et d’exclusion propre au système colonial, qui ont notamment eu pour effet de saigner la majorité paysanne. Ainsi, dès le début, le nouvel Etat, qui avait été capté par l’élite ascendante pour affermir sa domination, s’est rapidement enfermé dans un rôle de prédateur. Tout cela n’a fait qu’accroître la méfiance de la population envers ce dernier, de qui rien de bon ne semblait pouvoir être attendu, et l’a incitée à progressivement développer des mécanismes d’autorégulation pour échapper à son autorité.

La société civile comme alternative ?

Structurellement faible depuis sa création, l’Etat haïtien n’a jamais véritablement joué son rôle, mis à part quelques exceptions, plus particulièrement, au cours de la première moitié du XXe siècle. Devant cet état de fait plusieurs estiment que les différentes organisations de la société civile devraient prendre une plus grande place par rapport à l’Etat, en raison de l’incapacité séculaire de ce dernier à répondre aux besoins de la population. Il importe, toutefois, de rappeler que ce désir de plus en plus marqué de la prise en charge des besoins collectifs, par la société civile, n’est pas récent. Déjà , lors de la chute de la dictature duvaliériste, plusieurs dizaines de milliers d’associations et de groupements de base s’étaient constitués et avaient comme principale raison d’être la prise en charge de la gestion des besoins collectifs essentiels dans les villes et les campagnes [1]. Mais malgré des efforts non négligeables ils ne sont pas arrivés à suppléer l’Etat dans ses fonctions. Leur échec est notamment attribuable à l’étendue des besoins, à leur manque de ressources et à leur incapacité à s’associer ou encore à coordonner leurs actions.

Par ailleurs, Haïti est un pays caractérisé par une profonde érosion sociale (l’expression est d’André Corten) avec, entre autres, près de la moitié de la population qui est analphabète ; un taux de 65 % de la population qui vit en dessous du seuil de pauvreté ; un PIB par habitant de 360 dollars et à peine 28 % de la population qui a accès à des équipements sanitaires décents [2]. Avec des indicateurs socioéconomiques aussi désastreux, en plus du fait que la grande majorité de la population soit préoccupée par sa survie au quotidien, il devient alors difficile, dans de telles conditions, qu’un discours émanant de la société civile puisse émerger. D’autre part, si on considère que par définition la société civile est une structure de médiation entre le pouvoir d’Etat et la population force est de constater qu’en Haïti il n’y en a pas véritablement. Précisément, parce que la misère détériore toutes les fondations sur lesquelles pourraient s’organiser une base d’association et de médiation au sein de la société haïtienne [3]. Par le fait même, dans une société de misère la société civile ne peut représenter un rapport de médiation pour le politique, pas plus qu’elle peut prétendre instituer une nouvelle manière de participer à la vie politique. Un constat s’impose alors, tout comme l’Etat, en Haïti la société civile est également structurellement faible.

Fortification de l’Etat dans son rôle de garant des services publics

Suscitant la suspicion depuis sa création, l’Etat haïtien n’a pas souvent attiré la sympathie de la population. Mais devant la multiplication des problèmes auxquels Haïti fait face, et particulièrement en raison de la montée de l’insécurité, l’Etat semble retrouver ses lettres de noblesse aux yeux d’un plus grand nombre de personnes. D’abord discrédité depuis fort longtemps en raison de son incapacité, voire son refus, d’assurer la prise en charge minimale des services d’intérêt collectif. L’Etat a également été désavoué en tant qu’agent de changement par une partie de l’intelligentsia haïtienne agglutinée aux idées conservatrices, en vogue à partir du début des années 1980, qui faisaient l’apologie de l’Etat minimal. Cependant, aujourd’hui en Haïti comme partout ailleurs, tout le monde paraît s’accorder sur le fait que le débat « plus ou moins d’Etat » est dépassé et que le credo actuel est celui du « mieux d’Etat ». à€ cela il faut ajouter l’importance d’adopter une approche privilégiant le « cas par cas » en matière de choix économiques, parce que ce qui est vrai dans un pays ne l’est pas nécessairement dans un autre, notamment pour des raisons anthropologiques [4].

Cela dit, l’Etat haïtien a l’air d’avoir complètement démissionné. En plus, du fait qu’il se soit systématiquement défait de ses responsabilités dans les domaines de l’éducation, de la santé (ce qui laisse la voie libre aux ONG) et des équipements collectifs ; aujourd’hui il n’est même plus capable d’assumer sa « fonction de gendarme », l’une des rares missions qu’il s’était pourtant attelé à remplir depuis sa création. On a notamment pu le constater au cours des 24 derniers mois avec, dans certaines villes de province, l’expulsion de policiers de leurs commissariats par des paramilitaires, alors qu’à Port-au-Prince d’autres étaient décapités par les chimères. La population est quant à elle devenue impuissante face à des cas d’enlèvements de plus en plus fréquents, de pillages de maisons de commerce ou d’actes d’intimidation de bandes armées désormais capables de faire régner leur loi sur des pans entiers de la capitale.

Prenant tout cela en considération, il est primordial de restaurer l’Etat. Etant donné que les institutions étatiques sont, d’abord et avant tout, caractérisées par l’exercice de fonctions régaliennes à savoir : l’édiction des normes (législation, réglementation) et la sanction pour ceux qui les enfreignent (justice, police) il va falloir les rétablir. Toutefois, si on veut résoudre durablement les problèmes d’Haïti, et que par le fait même ce pays se développe réellement, l’action de l’Etat ne pourra pas se limiter à la protection des individus et de la propriété privée ou à maintenir un climat stable pour favoriser les investissements. Il devra également être l’architecte du développement, du compromis social et l’avocat des intérêts nationaux à l’étranger. Il va donc falloir progressivement élargir son champ d’action dans les domaines où il y a un intérêt général, qui ne peut pas être satisfait par la seule action de particuliers tels que : l’éducation, la santé, la gestion de l’eau, la production d’électricité, la planification urbaine ou encore les voies de communication. De plus, étant donné que l’ensemble de la production de biens collectifs ne peut pas être prise en charge par le secteur privé, parce qu’il s’agit de travaux effectués à perte, il revient donc à l’Etat de prendre en charge ces activités afin de garantir le même service à l’ensemble de la population. Bien entendu, l’exercice de toutes ces fonctions suppose des ressources propres qui devront, notamment, être prélevées (et restituées sous forme de services rendus) directement sur les membres de la collectivité par le truchement de l’impôt. Pour ce faire, il faudra envisager une réforme fiscale afin de dynamiser le rendement des recettes [5] de l’Etat, ce qui permettra de diversifier les revenus du Trésor public.

Nécessité d’une nouvelle culture politique

Malgré la prolifération d’ONG [6], de plus en plus présentent depuis les deux dernières décennies, et d’organisations de la société civile, le pays a continué à faire marche arrière. Conséquemment, ces dernières ne sauraient représenter une alternative intéressante, pour s’attaquer aux problèmes de fond du pays, comparativement à un Etat capable de prendre ses missions en charge. C’est la principale raison pour laquelle l’appareil étatique, de par sa capacité d’intervention sur l’ensemble du territoire, demeure un outil indispensable afin de mener à bien les réformes nécessaires pour résoudre les problèmes récurrents du pays. De ce fait, le développement n’aura donc pas lieu sans la restauration de l’Etat en tant que représentant de l’intérêt général. En revanche, il pourra jouer un rôle prépondérant que si un changement de mentalité ou du moins de comportements est opéré chez l’Haïtien et, par ricochet, au sein de l’ensemble de la société.

à€ l’heure actuelle, il est intéressant de noter que face aux différents problèmes qui accablent Haïti depuis des décennies, et plus particulièrement depuis les 20 dernières années, de plus en plus d’Haïtiens ont compris qu’il était urgent d’agir. Si bien qu’une conscience nationale émerge timidement depuis peu, mais ce qui fait encore défaut c’est la volonté de changer les façons de faire. à€ ce chapitre, le leadership de certains membres de la classe politique, de la fonction publique, de la communauté d’affaires et de la société civile pourrait être d’une grande importance pour insuffler une nouvelle tradition qui aboutirait à terme à une conscience du bien commun. Pour ce faire, ils devront particulièrement être animés par le désir d’en finir avec les pratiques prédatrices de l’Etat, qui ont pour effet de le réduire à un instrument utilisé par une minorité, ayant une vision clanique des choses, au détriment de l’ensemble de la population et en bout de ligne du pays. Pour y parvenir, les politiques publiques, les lois et les dépenses publiques devront refléter l’intérêt de l’ensemble de la population afin de favoriser un sentiment correspondant à l’idée de nation. De toute évidence tout cela ne pourra pas se faire sans une réelle volonté de changer les pratiques politiques, qui se résument à prendre le pouvoir dans le seul but de s’enrichir. Ce qui ne fait qu’entretenir le clientélisme, la corruption, les magouilles de toutes sortes et perpétuer l’instabilité politique.

D’ores et déjà , on peut donc avancer qu’une nouvelle culture politique est plus que nécessaire si on veut se doter d’un appareil étatique capable de s’attaquer aux problèmes de fond du pays. Et puisqu’il s’agit d’un changement profond de mentalité ça ne se fera pas du jour au lendemain, c’est un processus qui prendra du temps, certes, mais il va bien falloir commencer à un moment donné si on aspire à avoir un jour un Etat non prédateur, inclusif et fort dans ses institutions démocratiques. à€ ce niveau, le rôle de l’école, en tant qu’institution d’unification nationale, pourrait s’avérer d’une grande importance avec entre autres un programme national d’instruction civique, qui inculquerait aux élèves - qui sont les citoyens de demain - des valeurs démocratiques ainsi que le respect d’autrui, des lois, des institutions et du bien commun.

Contact : guy.olivier.jeanty@mail.mcgill.ca


[1Gérard Barthélemy, « Une tradition : ne rien attendre de l’Etat ». Le Courrier de l’Unesco, février 2001, p. 29.

[2Banque mondiale, juillet 2004.
http://web.worldbank.org
[consulté le 5 avril 2006].

[3André Corten, « Société civile de la misère ». Chemins critiques, vol. 4, no 1, septembre 1998, p. 16.

[4Voir notamment Emmanuel Todd, L’illusion économique, Paris, Editions Folio actuel, 1999, p. 33 et suivantes.

[5Rappelons que les recettes de l’Etat devraient normalement provenir d’impôts directs et indirects ainsi que de revenus non fiscaux. En Haïti, le fait que l’assiette fiscale soit limitée est en grande partie due à l’importance du secteur informel. De plus, plusieurs activités économiques du secteur formel qui pourraient être imposées ne le sont pas ou presque pas à cause de la complaisance des autorités, c’est notamment le cas des biens immobiliers (impôts fonciers). Par ailleurs, en raison de l’absence d’un Etat de droit paye des impôts qui veut et pas toujours qui peut.

[6La plupart des spécialistes, de la question haïtienne, estiment que les fonctions de l’Etat sont dorénavant de plus en plus transnationalisées, par le biais des différentes organisations internationales et des ONG oeuvrant dans le pays.