Par Jean-Claude Bajeux [1]
Soumis à AlterPresse le 23 mai 2006
La disparition brutale de Lucienne Heurtelou Estimé, à l’âge de 82 ans, sonne le glas d’une époque.
La veuve du Président Dumarsais Estimé, élu le 15 aout 1946, frappé par un coup d’Etat quatre ans après, et terrassé par la maladie à New-York trois ans plus tard, le 25 juillet 1953, est assassinée, en plein jour, dans un magasin. Cette mort boucle, dans l’absurde, toute une époque, 1946-2006, commencée dans de grandes espérances et qui se traîne dans un demi-siècle de violence et d’absurde dégradation.
Dans le livre qu’elle a publié il y a quelques années, Mme Estimé a décrit les trois ans de la présidence de son mari (1946-1949), trois années de travail intense qui allaient donner à Port-au-Prince la plus belle façade maritime des Antilles. Rien ne reste de la splendeur de ce travail monumental, sinon des souvenirs et quelques immeubles menacés par la boue, image du tourbillon de destruction qui nous frappe depuis cinquante ans.
Le choc, ressenti à la nouvelle de cet assassinat, vient sûrement de son caractère absurde, mais surtout notre indignation et notre révolte surgissent de la constatation d’une chute historique de la nation, qui regarde avec effroi les assassins agir sous nos yeux, en plein midi, impunité garantie, frappant qui que ce soit...
Double scandale, cette mort violente atteignant une ex-Première Dame de la République, ex-Ambassadrice, et cette impunité assurée.
L’impunité n’a rien de fatal, elle existe de notre incapacité de lui opposer la sanction de la justice, car nous sommes, peut-être, le seul pays du monde où l’on ne juge personne. Un pays en état de faiblesse pour juger condamner la violence, l’assassinat et la corruption...
Cette faiblesse à condamner le mal nous rend incapables de nous opposer à la destruction du pays lui-même, de nous opposer à la reproduction de la dictature, de nous opposer aux prétentions du pouvoir absolu à nous détruire tous.
Depuis cinquante ans, nous vivons dans une paralysie éthico-morale provoquée par la délinquance d’Etat et son cortège de malheur et de misère. Tous les essais de réformes, de transitions, de tutelle, de mobilisation technicienne ou de poétique populiste pour corriger cette dérive, ont tourné court.
La chute de l’état haïtien, malgré un grand concert de vœux pieux, continue de plus belle, comme une fièvre quarte qui aurait rendu idiot le malade lui-même.
Les remèdes les plus côtés, les cures les plus dispendieuses, les solutions en apparence les plus logiques pour « déverrouiller » ce cycle infernal, font tous faillite. Car, le malade lui-même est atteint quelque part, victime d’un processus d’autodestruction, de conduites suicidaires tendant inéluctablement à la mort du sujet, devenu sourd aux discours des médecins et singulièrement intelligent dans l’art de bloquer les cures les plus sophistiquées.
Or, pour remédier à la violence absurde et au syndrome de destruction, il faut commencer par leur opposer, sans aucune hésitation, la force du droit, la transcendance de la Justice.
Par définition, l‘impunité ne peut être contrecarrée que par la sanction imposée par la loi. C’est la fonction première de Etat et, si l’Etat est lui-même devenu délinquant, c’est évident, rien ne servira de rien, aucune remise en marche n’est possible. Car, si l’on veut refonder l’Etat, il faut nécessairement pratiquer une rupture claire et sans équivoque avec la délinquance, avec l’impunité, avec la violence.
Le retour à la santé, de l’Etat malade, ne peut se faire que s’il décide de répondre, coûte que coûte, à sa vocation transcendantale, à cette injonction fondamentale de prendre LA LOI COMME REGLE DE VIE ET DE FONCTIONNEMENT. C’est alors que les gens chargés de servir la justice, et, en premier lieu, les Magistrats, revenus de leur sommeil ou renonçant à leurs techniques de marronnage, deviendront ce qu’ils auraient dû toujours avoir été, serviteurs de la justice, en même temps que refondateurs de la nation.
Bien sûr, la justice réveillée se trouvera tout de suite devant une aporie. Impossible, après tant d’années de carnage, d’abandon et de trahison du droit et des droits, d’exercer une justice qui couvrirait tous les crimes. L’état délinquant, en effet, corrompu et assassin, a dû accumuler depuis 1957 des milliers de crimes et de délits, jamais éclaircis, jamais jugés.
A ce moment de la durée, au commencement de ce recommencement, on ne pourra parler que d’une justice éclectique, métaphorique, épiphanique, où chaque cas choisi représentera les milliers de cas du même genre qu’on ne peut pratiquement juger.
Mais, le retour à la transcendance du principe de justice, et sa proclamation, aura quand même un effet vivificateur dans l’ensemble de la machine sociale, celui de devenir l’élément initiateur de la mobilisation pour le développement. Ce ne sont pas les petites et grandes feintes rusées, mais si, mais non, qui nous feront prendre au sérieux, même ceux qui nous sont proches.
Tel fut le rôle joué, après la seconde guerre mondiale, par le procès de Nuremberg, une affirmation de principe capable de refonder un nouveau Reich. Tel a été le rôle de l’application de la justice aux militaires argentins ou chiliens. Tel a été le rôle des jugements concernant le million de victimes trucidés au Rwanda.
On voit par là que la Mission des Nations Unies, en se dépêchant, ici, en Haïti, de bafouiller des discours sur la réconciliation pour éviter de mettre en accusation les délinquants, n’avait aucune chance d’aboutir à un désarmement quelconque ou de rétablir aucune sécurité.
Car, leur position revenait pratiquement à laisser pour demain les problèmes d’aujourd’hui, dans une fuite en avant, exercice futile enrobé dans une posture socialo-humanitaire. Sans compter que la plupart des acteurs-décideurs ignoraient, ou voulaient bien ignorer l’ampleur de la délinquance d’Etat qui se donnait cours dans notre pays depuis le 22 septembre 1957.
Ce qui est essentiel, c’est que le nouveau gouvernement ne laisse traîner aucun doute sur sa position cardinale contre la violence et contre la corruption, deux mangeuses de femmes, d’hommes et d’enfants, deux tueuses d’Etat.
Il lui faut exercer le pouvoir dans une position mentale de rupture avec les assassins d’Etat. Il lui faut trouver, dans la simplicité des mots et des gestes, le style et le ton de cette transcendance originelle qui les traverserait et qui s’exprimerait dans le cadre d’un nouveau contrat capable de guider notre voyage en modernité, sous le soleil de la justice et permettant à Madame Lucienne Heurtelou Estimé, veuve du Président Dumarsais Estimé, de reposer en paix.
JCB
20 mai 2006
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[1] Directeur du Centre œcuménique des Droits Humains