Débat
Par Myriam Merlet [1]
Soumis à AlterPresse le 9 mai 2006
“E si mesye yo pran plim yo si tèlman fasil pou yo ekri sou fanm ak Mouvman fanm nan., fòk medam yo pa pè pran plim pa yo, sitou lè yo konnen sou kisa y ap pale... [2] â€
Depuis quelque temps, nous assistons à un regain d’intérêt pour le féminisme et les féministes, en Haïti. Multiplication de séances de formation, intégration du « genre » dans les programmes de certaines ONGs, émissions de radio, articles etc., autant de manifestations de l’intérêt suscité par cette « chose » que l’on nomme le féminisme ou encore les revendications des féministes.
C’est que le féminisme porte en Haïti. Il a marqué des points et personne, intéressée par le social, ne peut prétendre l’ignorer. Comme le dit si bien certain « le 8 mars est (quasi) devenu un jour de célébration nationale » tout comme le 25 novembre et bientôt le 28 mai - Journée d’Action pour la Santé des Femmes - et le 28 septembre - journée consacrée à la visibilité de la Campagne pour la Dépénalisation de l’Avortement en Amérique Latine et dans la Caraïbe. Outre les organisations féministes et de femmes, nombre d’ONGs ont leur section « Femmes » et l’Etat se sent obligé de s’engager en faveur de certaines revendications féministes telles la lutte contre les violences spécifiques et la promotion de la participation politique des femmes.
L’intérêt est si important qu’un certain contre-courant semble vouloir prendre forme. Qui d’un coté cherchera à discréditer les efforts de promotion de la participation politique des femmes, qui de l’autre côté s’attaquera aux « femmes qui battent les hommes » et les femmes ou encore cherchera à limiter le Mouvement à une volonté d’accaparement de certaines et certains, tout est permis pour discréditer le féminisme. Sans vouloir parler de « Backlash » (ou retour du bâton des hommes contre les femmes après les années de féminisme), comme l’a fait Susan Faludi [3] aux Etats-Unis, il est intéressant de questionner ces manifestations.
Etant relativement récent et restreint, il est difficile de déterminer les caractéristiques du Backlash Haïtien : les différentes tendances le constituant, le profil des tenants et tenantes etc. Toutefois, tout comme ailleurs, on observe que ces personnes savent profiter au maximum de l’espace que leur offrent les médias (journaux, sites Web, radio, feuilletons télévisés) pour diffuser l’argumentation massue des « femmes qui battent des femmes » et/ou des hommes. Rappelons, en passant, que depuis des temps mémoriaux des femmes, comme des hommes, ont toujours exploité (et battus) des hommes et des femmes de part leur position de pouvoir (social, économique et politique), contrairement aux hommes qui usent de la violence contre les femmes de part les privilèges que leur accorde un certain rapport social basé sur la différence des sexes. De plus, le recours à la violence dans les rapports interpersonnels n’est l’apanage d’aucun groupe ou sexe.
Y aurait-il une certaine complaisance des medias à leur égard ? Ou serait-ce l’émergence d’un mouvement social (ou au moins d’une prise de conscience face à un féminisme qui marque des points) assez important pour susciter l’intérêt ? Quoi qu’il en soit, il me semble opportun de chercher à comprendre ce phénomène pour le situer et analyser sa portée.
Déjà en 1996, AyitiFanm [4] notait une certaine complaisance de certains médias en ce qui a trait aux attaques anti-féministes. Le journal indexait deux articles [5] parus dans Le Nouvelliste et Recréation, qui « alertaient » sur le danger social que constitue la lutte des femmes. Tout en questionnant les sources douteuses des données avancées par ces deux articles, AyitiFanm observait la peur des hommes face au mouvement féministe : le féminisme voudrait renverser l’ordre des choses et établir la domination des femmes sur les hommes. Et l’article de Récréation de poursuivre en conseillant aux femmes « si yo pa vle gason pè yo, pito yo rete ak tamperam fanm dwe genyen », c’est-à -dire, les femmes doivent « rester ignorantes et ne pas se permettre de penser pour la société ! » (sans commentaire).
Susan Faludi assimile ce mouvement à un ensemble de contre-attaques remettant en cause les acquis obtenus par les femmes depuis le début de la « seconde vague » du féminisme. Cette contre-attaque, ce « retour en arrière », progresse grâce aux médias et à la culture populaire (séries télévisées, cinéma, magazines), s’appuie sur les activités de groupes politiques et religieux (la nouvelle droite, le « mouvement des hommes », les groupes anti-avortement) et a réussi sous les présidences Reagan et Bush à s’implanter dans les institutions. Ce mouvement ne s’annonce cependant pas ouvertement comme politique : sa force vient de ce qu’il se structure autour de questions présentées comme du domaine privé, et qu’il travaille à ce que son message soit intériorisé par les femmes elles-mêmes. C’est un phénomène récurrent dans l’histoire du féminisme américain, montre l’auteure : une fois encore des droits, des conquêtes, des changements, réels mais inachevés ou fragiles, sont mis en cause et combattus sur deux fronts principaux : la place et le statut des femmes dans le monde du travail (opposé à la sphère domestique), et leur contrôle sur leur propre corps (droit à l’avortement, normes de la beauté, sexualité).
Pierrette Bouchard [6], pour sa part préfère le concept de « Ressac » au Backlash. Elle explique que « le dictionnaire définit le ressac comme le retour violent des vagues sur elles-mêmes, après un choc, lorsqu’elles ont frappé un obstacle. Le terme backlash prête à confusion parce qu’il laisse supposer que deux forces égales se rencontrent dans une séquence d’action/réaction. Le concept de ressac rend mieux l’idée qu’il s’agit d’une volonté de resserrement du contrôle patriarcal sur le féminisme, ce dernier étant "l’obstacle" rencontré ». Le ressac est aujourd’hui présent dans diverses latitudes. Il est apparu au Danemark, en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Grande-Bretagne vers la fin des années 80, puis aux Etats-Unis et au Canada et, dernièrement, en France, en Suisse et en Allemagne [7]. Il peut aussi être retracé en Argentine, en Afrique du Sud et en Israà« l ; et peut-être bientôt en Haïti. Pour ma part, je me limiterais à parler d’attaques antiféministes dans le cas d’Haïti, vu que nous n’avons pas encore observé l’apparition de groupes masculinistes, comme c’est le cas dans divers pays. Par groupes masculinistes, on entend des regroupements d’hommes virulents contre les féministes allant des groupes de défense ou de promotion des droits des hommes (men’s rights) aux groupes de thérapie de la masculinité (masculinity therapy) en passant par les groupes conservateurs tels les associations chrétiennes d’hommes (Christian men’s movement et les Promise Keepers) composées de fondamentalistes qui croient que la société contemporaine a causé la crise de la famille et mené les hommes au désengagement.
Posé en ces termes, il apparaît évident que le but ultime de ces attaques antiféministes est d’anéantir la pensée féministe, porteuse d’un projet politique s’adressant à l’ensemble de la société. Ces attaques voudraient même, par des ponctuations pseudo-militantes, mais surtout pompeuses, lui refuser le statut de pensée, qui remonte au moyen âge avec les prises de positions de Christine de Pisan voulant « en finir avec la misogynie du moyen âge » [8] et qui dans sa vague la plus récente (à partir des années 60) a donné naissance à des mouvements de masse, polymorphes.
La multiplication de ces attaques, voire même leur perfidie, oblige, pour le respect de la connaissance et des âmes fragiles de (re)préciser ce qu’est le féminisme. Il y a lieu d’inviter le lectorat haïtien à s’approprier de l’abondante production sur la pensée féministe et ses grands courants [9].
En préambule d’une définition du féminisme, il est important de souligner qu’Il n’y a pas de "théorie générale" du féminisme. Il y a plutôt des courants théoriques divers qui cherchent à comprendre, chacun à sa façon, pourquoi et comment les femmes occupent une position subordonnée dans la société. Lorsqu’on parle de "la pensée féministe", on fait généralement appel à ce bloc de courants hétérogènes qui tentent d’expliquer pourquoi les femmes se retrouvent ainsi subordonnées. La révolte contre sa situation apparaît comme une condition sine qua non du féminisme. Le féminisme pourrait dès lors être ainsi défini comme une :
Une prise de conscience d’abord individuelle, puis collective, suivie d’une révolte contre les rapports de sexe et la position subordonnée que les femmes occupent dans une société donnée, à un moment donné. Le féminisme est aussi lutte pour changer ces rapports et cette situation et une réflexion sur le pouvoir. « Quand celui-ci ne donne pas les moyens à la classe subalterne d’accéder à une plus grande liberté, il ne peut évidemment pas satisfaire les femmes puisque leur grande masse étant située au bas de l’échelle sociale » [10]
Le féminisme ne se limite pas uniquement à la quête et à l’affirmation de l’égalité entre les sexes. La pensée féministe cherche également à "libérer les femmes" en leur donnant des outils pour s’affirmer comme des individus capables de contrôler leur propre corps et, de façon plus générale, toutes les dimensions de leur vie.
L’histoire des mouvements sociaux, en occident et notamment en France, fait remonter le féminisme au moyen âge. Plusieurs penseurs-euses (hommes et femmes), ont depuis lors condamné le sort réservé aux femmes (Marie de Gournay au 17e, Olympe de Gouge, Mary Wollstonecraft, Condorcet au 18e, Flora Tristan, Victor Hugo, Stuart Mill, etc. pour ne citer que ceux et celles là ), jusqu’à la naissance du féminisme comme Mouvement en 1848. En Haïti. Il faut remonter au début du siècle passé pour retracer les jalons du féminisme en tant que mouvement social. Les militantes de la Ligue Féminine d’Action Sociale ont eu le mérite de poser sur la place publique les conséquences sociales de la subordination des femmes. Elles ont fait remarquer, comme le reprennent aujourd’hui plusieurs organisations féministes, « batay pou liberasyon fanm nan, se batay pou liberasyon Ayiti » [11]. Cette position a été appuyée par de nombreux intellectuels de sexe masculin. Notamment, Dantès Bellegarde [12] indexait les opposants-es aux revendications des femmes en les assimilant aux colons qui refusaient la liberté aux noirs-es, en voulant les maintenir en esclavage.
Pour des raisons de commodité et d’intérêt, je m’arrête à ce qu’on appelle ; le néo-féminisme qui prit naissance dans les années 60. Question de s’attarder sur les idéaux qui ont et traversent encore les pensées féministes. Etant plutôt néophyte en ce qui a trait à la philosophie, les fondements du courant post-moderne m’échappent en grande partie.
Ont distingue généralement trois (3) grands courants du féminisme :
Libéral / égalitaire (conservatrice / réformiste)
D’inspiration marxiste / (révolutionnaire / politique)
Radical / culturel
Le tableau [13] en annexe permet de distinguer les caractéristiques de ces grands courants qui eux-mêmes comportent diverses variantes. On peut y découvrir toute la richesse de ces théories.
Les luttes féministes ont permis des avancées certaines tant au niveau du statut des femmes que des situations socioéconomiques de celles-ci. Ces avancées sont dues à l’ensemble de ces courants, en ce sens que les courants se recoupent facilement dans l’action. A titre illustratif, rappelons que les réclamations quant à l’articulation du travail domestique et salarié et le salaire égal pour un travail équivalent sont portées par les tenants-es de l’ensemble des courants et ont nécessité des mesures de type réformistes, tout en ayant été développées par les courants d’inspiration marxiste. Mon adhésion à un courant déterminé repose sur ma propre compréhension de la réalité et sur des choix de paradigme.
L’ensemble des courants se croisent, s’entrecoupent. Ensemble, ils ont grandement contribué à l’avancement des sciences sociales et les critiques formulées ont permis d’avancer et d’affiner les différentes pensées. Par exemple, tout en reconnaissant au féminisme de type libéral son encrage dans des valeurs universelles qui font largement consensus -donc capable de mobiliser la masse des femmes-, les critiques formulées à son égard, ont permis aux courants radicaux de mieux articuler la condamnation du patriarcat et de mettre en exergue l’écart entre l’égalité formelle (sanctionnée par les lois) et son application concrète dans la vie des femmes (égalité réelle). De même, si on a reproché au féminisme d’inspiration marxiste, très populaire dans la décennie 70, sa trop grande confiance en l’Etat et son analyse orientée sur l’économie, on verse à son compte une meilleure compréhension du concept de travail et de son implication pour les femmes (travail domestique).
Quant au féminisme radical, dans lequel je me retrouve le mieux, son grand apport est de remonter, dans l’explication de la subordination des femmes, « à la racine » du système : le système social des sexes, qu’on nommera patriarcat. « Radical » signifie que l’on veut (re)penser les rapports hommes-femmes de manière « autonome », et sur le plan de la pensée, et sur le plan de l’action - ie : indépendante des explications libérale ou marxiste. Toutefois, on s’accorde pour reconnaître que le féminisme radical n’a jamais constitué un courant homogène. Il s’agit d’un courant éclaté dont les composantes partagent une conviction commune : l’oppression des femmes est fondamentale, irréductible à tout autre type d’oppression, et traverse toutes les sociétés, les « races » et les classes. Les critiques les plus virulentes contre ce courant sont dues au développement du féminisme de la différence dans cette lignée. On reproche à ce dernier d’être “essentialiste†, c’est-à -dire qu’il établirait des généralisations pour l’ensemble des femmes (par ex. : les femmes sont plus pacifiques, plus près de la nature que les hommes) et donnerait des femmes une image homogène ou encore magnifiée.
Quoi qu’il en soit, il est fondamental, dans un esprit constructif, dépouillé de biais, de reconnaître l’apport des théories féministes pour l’avancement des sociétés. Dans une société comme la nôtre où l’exclusion est érigée en système, quoi de plus noble, comme l’a déjà dit Liliane Pierre-Paul [14] qu’une révolte contre les rapports de domination.
Alors pourquoi tout ce tabac ? Pourquoi vouloir s’attaquer à une lutte si noble d’une telle portée sociale ? Pourquoi le féminisme dérange-t-il autant ? Reprenons deux extraits de l’article d’AyitiFanm déjà cité :
« Olye pou (gason yo) imajinen yon rèv ki gen pou fèt toutbon yon jou, kote plizyè milyon fanm p ap mouri chak ane akòz vyolans y ap viktim nan sosyete a. Olye (gason yo) wè yon monn kote fanm ak gason egalego nan pouvwa ki gen pou pataje, nan dwa ak diyite moun genyen, yon fason pou sosyete a ka vanse. Olye (yo) louvri sèvo ak je (yo) pou (yo) aprann konprann mouvman fanm nan, (yo) pito viv ak yon sèvo plizyè syèk anreta »
« E si mesye yo pran plim yo si tèlman fasil pou yo ekri sou fanm ak mouvman fanm nan, san yo pa pran tan pou yo konnen sa l ye vre, se paske sosyete a ba yo dwa pou yo di sa yo vle. Fòk medam yo pa pè pran plim pa yo, sitou lè yo konnen sou kisa y ap pale, pou bay lide yo epi pou yo reponn mesye yo kòmsadwa. Dwa pou al lekòl, dwa pou ekri, dwa pou ou di sa w panse, se pou tout moun. Kidonk, medam nan peyi a pran dwa nou, pran plim nou »
Port-au-Prince, mai 2006
[1] Economiste M. Sc
[2] Maria Laborde (Ayiti Fanm, 1996)
[3] Backlash, the undeclared war against women. Des Femmes 1993
[4] Journal produit par l’Organisation de Défense des Droits des Femmes, ENFOFANM. L’organisation a fait le choix de produire ce journal en créole afin de s’assurer que l’ensemble des femmes d’Haïti puisse s’approprier de la connaissance afin que celles-ci la transforment en Savoir et agissent sur leur condition.
[5] Voir Ayiti Fanm, Vol. 6 No 17, mars 1996.
[6] La stratégie masculiniste, une offensive contre le féminisme, 1er avril 2003, dans http://sisyphe.org/article.php3?id_article=329
[7] Epstein et al, 1998 ; Lingard et Douglas, 1999 ; Kruse, 1996 ; Messner, 1997 ; Foster, 1996
[8] Maïle albistur, Daniel Armogathe Histoire du Féminisme Français, du Moyen à‚ge à nos Jours ; Des femmes, 1977
[9] J’invite les habitués-es de la toile à consulter l’excellent document de Louise Toupin, Les courants de pensée féministe ; http://netfemmes.cdeacf.ca/documents/courants_01.html
[10] Maïle albistur, Daniel Armogathe, opt. Citée.
[11] L’organisation féministe Solidarite Fanm Ayisyèn (SOFA) a fait de « Lit fanm nan se lit tout mas pèp la » sa marque distinctive.
[12] AyitiFanm Vol.6, No 18, Avril 1996.
[13] Développé dans le cadre de la préparation d’une séance de formation de deux (2) jours commanditée par les Femmes qui savent pourquoi elles doivent être Là .
[14] Je prends la liberté de « magnifier » les paroles de Liliane qui avait déjà donné aux luttes féministes ses titres de noblesse sur les ondes de la Radio Kiskeya.