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Haïti : Des milliers " d’enfantômes ", privés d’acte de naissance

Par Djems Olivier, envoyé spécial de l’agence AlterPresse dans l’Artibonite

(Agence Monde noir) Dans le monde rural haïtien, des
dizaines de milliers d’enfants n’ont aucune existence
légale. Très peu de naissances sont en effet déclarées
aux services de l’état civil établis dans les zones
excentrées du pays. Et quand elles le sont, contre
espèces sonnantes et trébuchantes, elles ne sont pas
toujours enregistrées à Port-au-Prince, ce qui pave la
voie à bien des trafics...

Mère de quatre enfants, Josimène Céus, dit Mèmène (photo logo), ne
connaît pas son âge. Originaire de
Petite-Rivière-de-l’Artibonite, la paysanne ne possède
non plus aucun papier d’identité. Encore moins la
Carte d’identification nationale, nouvellement
délivrée par les autorités électorales. « J’ai oublié
mon âge, dit-elle, d’un air désespéré. J’ai égaré mon
baptistaire il y a plusieurs années et je n’ai plus
qu’une carte de vaccination à ma disposition. »

Pour survivre et donner à manger à ses quatre enfants,
Josimène fabrique avec son concubin des attelages pour
bêtes de somme. Un métier qui ne lui procure même pas
le minimum vital, d’autant plus qu’elle accueille dans
sa pauvre demeure ses trois nièces, orphelines de père
et de mère. Tania Marcellin, la plus vieille des trois
orphelines, est d’ailleurs hospitalisée à l’Hôpital
Albert Schweitzer de Deschapelles, souffrant de
sous-alimentation chronique (photo logo).

à€ part les deux sœurs de Tania, aucun des cinq enfants
dont Josimène Céus a la charge ne possède d’acte de
naissance. Grandissant dans un flou légal et non
baptisés, ces « enfantômes » ne peuvent fréquenter un
établissement scolaire, ce qui hypothèque sérieusement
leur avenir. « C’est devenu monnaie courante dans
notre localité », affirme le docteur Rikerdy Frédéric,
directeur de la Santé communautaire à l’Hôpital Albert
Schweitzer. « Chaque jour, entre 20 et 30% de nos
patients ne sont pas en mesure de préciser leur âge »,
confirme Nordine Mondésir Présandieu, co-directrice
des soins infirmiers de l’établissement, qui dessert
une population de quelque 300 000 personnes.

Heureusement, l’Hôpital Albert Schweitzer dispose
d’une structure permettant aux nouveaux-nés d’avoir un
certificat de naissance. « L’agent de santé ou la
matrone enregistrent l’enfant sur un registre des
familles. Toutes les maisons de la zone qui sont
numérotées, affirme le jeune médecin de 37 ans. Notre
système est beaucoup plus fiable que celui de l’état
civil. Nous autres, nous avons un système sur le
terrain avec nos agents de santé qui nous permet de
savoir quand un enfant naît. »

Dans l’Artibonite, légion sont ceux qui n’ont pas pu
s’approprier la Carte d’identification nationale parce
qu’ils n’avaient pas d’acte de naissance. « Les
enfants sans acte de naissance ne peuvent même pas
aller à l’école, ils deviennent des kokorat »,
déplore Mona Saint-Fleur, responsable de
l’organisation Femmes progressistes du Bas-Artibonite
(FPBA). « Nous enregistrons ici de nombreux cas de
personnes qui n’ont aucune pièce d’identité, ajoute de
son côté Paul Samuel, responsable des archives à 
l’église catholique romaine de Desdunes. Nous
éprouvons d’énormes difficultés pour délivrer des
certificats de baptême et même pour aller retirer
d’autres pièces d’état civil à Port-au-Prince. »

Les services fournis par les divers bureaux de l’état
civil laissent en effet beaucoup à désirer, c’est le
moins qu’on puisse dire. Travaillant dans des
conditions misérables, forcés d’exiger des frais pour
l’émission d’un document, les fonctionnaires locaux ne
sont pas précisément en odeur de sainteté parmi la
population. Excepté la délivrance des actes de
naissance, tous les autres services d’état civil sont
concentrés à Port-au-Prince. Un citoyen qui veut avoir
un passeport, une carte d’identité fiscale, un permis
de conduire ou plus simplement un extrait d’archives,
doit impérativement s’y rendre, pour constater,
souvent, que son acte de naissance n’a pas été
enregistré dans le registre des Archives nationales.
Ce qui, bien entendu, pave la voie à bien des trafics...

à€ Desdunes, les naissances déclarées sont enregistrées
après trois ans de retard. Bernadin Mimy, le seul
officier d’état civil pour une population estimée à 
près de 40 000 habitants, explique ce retard par un
manque d’éducation civique. « Annuellement, nous
enregistrons entre 400 et 500 déclarations régulières »,
dit le jeune officier d’état civil, attablé à sa
petite table de travail, plume à la main, un jeu de
cartes à sa droite. « Quant aux déclarations tardives,
ça varie entre 800 et 1000 par an. »

Le bureau d’état civil de cette localité de
l’Artibonite est à la mesure du délabrement général du
système d’enregistrement. La pénurie de matériel est
criante. La maison qui abrite le bureau d’état civil
n’appartient pas à l’Etat mais bien à Bernardin Mimy,
qui dit éprouver de grandes peines à faire son métier.
« Nous n’avons ni formulaires, ni machine à écrire,
raconte-t-il. De ce fait, nous ne pouvons pas délivrer
des actes d’état civil. Nous prenons donc les
déclarations et renvoyons les solliciteurs sine die.
L’Etat dispose d’un seul bâtiment à Desdunes : c’est
celui logeant le commissariat de police. On m’avait
offert 150 gourdes [près de 4 dollars américains] par
mois pour ma maison, mais j’ai catégoriquement
refusé ! »

Pour rémunérer des secrétaires attachés à son bureau,
Bernardin Mimy réclame 100 gourdes pour chaque acte de
naissance délivré. « Le salaire misérable que l’Etat
me donne me ne permet pas de vivre, je suis obligé
d’exiger ce frais pour soulager mes secrétaires. »

à€ Saint-Marc, c’est à peu près le même cas de figure.
Les moyens logistiques sont quasi inexistants. Le
service n’est pas informatisé, les fonctionnaires
entassés dans une petite salle délivrent régulièrement
des pièces d’état civil malgré le manque criant de
formulaires. « J’ai alerté les autorités de tutelle,
on me dit qu’il y a rareté », tonne Frantz
Pierre-Louis, officier d’état civil responsable du
bureau de Saint-Marc. « Malgré tout, j’ai l’intention
de décongestionner le service, je vais placer une
annexe dans tous les centres de santé établis dans la
zone. »

Dans ce poste qu’il occupe depuis 1981, Frantz gagne 7
500 gourdes par mois, soit près de 175 dollars
américains. « Cette modique somme ne me permet pas de
vivre convenablement », lâche-t-il, exaspéré. Pour
payer ses secrétaires, il taxe les demandeurs d’actes
de 50 gourdes (1,15 dollars américains). « Après
maintes tergiversations, le ministère de la Justice a
consenti à donner un salaire de misère à l’une de mes
secrétaires. » Son bureau a émis 3 015 actes de
naissance au cours de la période 2004-2005.

Frantz Pierre-Louis pense que si les autorités de
tutelles informatisent le système, le service sera de
qualité. « Ici, nous faisons des jugements qui
nécessitent l’utilisation d’ordinateurs », dit-il. Le
problème, c’est qu’il n’y a pas, ou prou,
d’électricité.

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L’Agence de presse Monde noir et l’Organisation
Internationale de la Francophonie ont rendu possible
ce reportage.

Contact Djems Olivier : do@medialternatif.org