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Haiti : Un pays sans mémoire ?

Silence sur le centenaire de la mort du grand poète Oswald Durand le 22 avril 2006

« Nous sommes des ingrats, nous avons oublié Oswald Durand »

Par Eric Sauray [1]

Soumis à AlterPresse le 19 avril 2006

Dans les pays qui ont une mémoire, le centenaire de la mort de n’importe quel écrivain est toujours l’occasion pour le pays de se souvenir de lui et d’en faire un exemple pour les nouvelles générations. En France par exemple, même le centenaire de naissance des grands écrivains est célébré comme il le faut dans sa ville natale et dans le reste du pays. Oswald Durand n’a pas de chance, le pays qu’il a toujours défendu au prix de sa liberté est un pays sans mémoire. Le bicentenaire de sa mort ne sera donc pas célébré. En effet, le samedi 22 avril 2006 ramènera le centenaire de la mort du poète indémodable et considéré comme le plus grand poète haïtien de tous les temps. à€ notre connaissance rien n’a été prévu par les autorités politiques et culturelles pour célébrer l’événement. à€ part le modeste hommage [2] planifié par la Librairie Toussaint Louverture à Paris, aucun événement significatif ne marquera d’une pierre blanche celui qui a tant mis en valeur nos mornes, nos horizons sans bornes, nos cocotiers, notre belle ville de Saint-Marc, nos Capoises, nos fleurs de campêche, nos femmes (noires, griffonnes, marabout, mulâtresses) aux seins durs et à la cambrure de rêve. Si c’est ainsi que sont considérés les plus grands, les écrivains d’aujourd’hui ont vraiment du souci à se faire pour le sort qui leur sera réservé après leur mort ! Il en est de même de ceux qui font la fierté d’Haïti à l’intérieur du pays ou dans la diaspora, et de ceux qui grâce à leur imagination et leur génie donnent à tous ceux qui croient encore dans l’avenir d’Haïti et qui donnent une image nettement positive du pays, quand nos petites divisions politiques désespèrent la terre entière.

Pourquoi a-t-on oublié Oswald Durand ? Parce qu’on a peur qu’il nous interpelle avec ces vers sans concession :
« Fils de mil huit cent quatre, est-ce que l’étranger
Revient fouler le sol où fleurit l’oranger
Et vous montrer encore son bras liberticide ? »

Ces vers ont été écrits par le plus grand poète haïtien dans son fameux poème Le premier mai. On aurait pu, on aurait dû les diffuser dans tout le pays à l’occasion des événements de 2004 pour inviter nos compatriotes à trouver eux-mêmes une solution qui leur évite l’humiliation de cette énième intervention étrangère dans nos affaires, par nos fautes. On aurait dû ! Mais on n’y a pas pensé. Pour tout dire, nous ignorions, l’existence de ces vers écrits à une époque où les Haïtiens avaient encore l’amour du pays chevillé au corps. Nous ignorions l’existence de ces vers parce que nous sommes un peuple sans mémoire. Nous ne nous souvenons que des choses politiques, à savoir les choses qui nous permettent d’exprimer notre violence et de prouver que nous sommes soi-disant des hommes ! Tout le reste, c’est-à -dire tout ce qui a un goût de prestige, tout ce qui devrait nous obliger à rendre hommage à un être qui nous est supérieur par son génie, nous passe par-dessus la tête. C’est normal nous sommes un peuple d’ingrats. Et comme tout peuple d’ingrats, nous sommes un peuple sans mémoire. Dessalines le savait de toute façon et il nous avait bien dit dans son discours de 1804 que nous risquions de connaître le sort des peuples ingrats. Ils ne croyaient pas si bien dire ! La preuve c’est que cette année a été décrétée urbi et orbi Année Dessalines. Pour le moment, on n’a encore rien vu. C’est vrai qu’il y a plus urgent : le carnaval, l’élection des futurs nouveaux riches, le rara, et les polémiques incessantes où chacun essaye d’imposer sa vérité par tous les moyens et surtout par l’insulte. Le 17 octobre 2006, on aura le temps de penser à Dessalines ! On a toujours le temps en Haïti ! Tout est donc possible.

Pourquoi a-t-on oublié Oswald Durand ? Parce qu’on a peur d’entendre ou de lire ces vers tirés de son Chant national :
« Quand nos aïeux brisèrent leurs entraves,
Ce n’était pas pour se croiser les bras.
Pour travailler en maîtres, les esclaves
Ont embrassé corps à corps le trépas,
Leur sang, à flot, engraissa nos collines.
à€ notre tour, jaunes et noirs, allons !
Creusons le sol légué par Dessalines :
Notre fortune est là , dans nos vallons.
L’indépendance est éphémère
Sans le droit à l’égalité !
Pour fouler, heureux, cette terre,
Il nous faut la devise austère ! "Dieu ! Le travail ! La liberté !

(...) à€ l’œuvre donc, descendants de l’Afrique,
Jaunes et noirs, fils du même berceau.
L’antique Europe et la jeune Amérique
Nous voient de loin tenter le rude assaut.
Bêchons le sol qu’en l’an mil huit cent quatre
Nous ont conquis nos aïeux aux bras forts.
C’est notre tour à présent de combattre
Avec ce cri : " le progrès ou la mort ! »

Il est vrai qu’il serait difficile aujourd’hui d’honorer Oswald Durand sans reconnaître que nous n’avions pas su observer ses mises en garde et que nous avions honteusement trahi les idéaux de 1804. Mais à ce rythme-là nous ne célébrerons personne, car presque tous nos grands écrivains ont su nous rappeler nos lâchetés, nos compromissions et nos trahisons ! Et en termes de trahison nous venons d’en commettre une belle en étant incapables de célébrer le centenaire de la mort d’Oswald Durand avec tout le respect dû à son rang et en remerciement de tout ce qu’il fait pour les lettres haïtiennes. Les cyniques me diront que nous ne sommes pas à une trahison près. Mais quand même ! Comment peut-on oublier l’inventeur de Choucoune, cette fille légendaire qui fait fantasmer le tout Haïti ? Comment peut-on oublier l’auteur de Nos payses, de Mon île bien-aimée, de L’épopée des aïeux ? Comment peut-on oublier celui qui avait toujours un chant pour la patrie en deuil comme il le dit si bien dans Chapelet de souvenirs [3] ? Hélas, nous passons trop de temps à faire de la politique et cela nous fait passer à côté de l’essentiel. Et nous oublions que la politique c’est ce qui reste quand la culture a été sacrifiée. Il le savait Oswald Durand lui qui dans Les jeunes écrivaient ceci :
« Car je hais ces pieds plats, ces cuistres
Ces pêcheurs de vertu, ces souteneurs du mal
Qu’ils soient généraux ou ministres ;
Je hais tous ces poseurs, ces marchands de harengs
à€ l’esprit étroit, au front bête
Qui comptent en marchant, tandis que leurs parents
Pour un sou se cassent la tête.
Qui comptent sur leurs doigts l’infâme gain du jour.
Je hais ces profonds politiques
Qui raisonnent sur tout, guerre, finance, amour
Et royaumes et républiques
Et qui font trente cuirs, quand ils ouvrent le bec (...) »

Tout cela est d’une actualité très brûlante. Je comprends dès lors que rien n’a été fait pour célébrer le centenaire de la mort du plus grand poète haïtien de tous les temps. Que c’est dommage !


[1Juriste, éditeur, fondateur de la Librairie Toussaint Louverture et doctorant en droit public à l’Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3.

[2Hommage à Oswald Durand à Librairie Toussaint Louverture : samedi 22 avril 2006 de 15h à 19h. Librairie Toussaint Louverture, 29 rue Claude Tillier, 75012 Paris. Tél : 0143383413

[3Eric Sauray, Ketty Sauray, Les amours raffinées, anthologie des plus beaux poèmes d’Oswald Durand, Dauphin Noir Edition, Paris, 2006.