Débat
Soumis à AlterPresse le 12 avril 2006
Par Roland Belizaire [1]
En marge du sommet des gouverneurs de la Banque Interaméricaine de Développement (BID), tenu à Belo Horizonte, au Brésil, du 3 au 5 avril courant, le Ministre de l’Economie et des Finances, Monsieur Henri Bazin, a accordé une interview “spéciale et amicale†à l’économiste Kesner Pharel de la radio Métropole. Le Ministre s’est félicité de la stabilité macroéconomique : le taux de change actuel avoisine les 43 gourdes pour un dollar, l’inflation en glissement annuel est de 15%, la croissance économique est de 1.5%.
Mais, le Ministre qui a bûché durement et fidèlement pour obtenir cette prétendue stabilité macroéconomique, a reconnu malencontreusement que cette croissance ne suffit pas, puisqu’elle n’a pas pu réduire la pauvreté et promouvoir le développement durable, soit dit, l’impact social est quasi nul. Il a ajouté que l’inflation pouvait s’infléchir jusqu’à 10%, si ce n’était le renchérissement des prix du pétrole sur le marché international.
En cette saison pascale où les mea-culpa sont permis, Monsieur Bazin a omis de reconnaître également que si le gouvernement avait su profiter de l’offre pétrolière de Venezuela, l’inflation aurait pu tomber alors à un chiffre, peut-être 5%, compte tenu de tous les avantages qu’offre le PETROCARIBE. Cuba achète le baril de pétrole vénézuélien à 27 dollars américains, à l’heure où sur le marché international, l’or noir se vend à 70 dollars américains le baril..
Le commun des mortels qui, durant cette période de transition, a fait l’expérience du cynisme d’un gouvernement de plus, malheureusement, n’est pas atteint par ce discours trompe-l’oeil.
Mais les profanes en économie et les ‘’économistes purs ou techniciens’’, les nouveaux riches haïtiens et étrangers, au cours de ces deux ans, et une partie de l’oligarchie traditionnelle, pourraient lui envoyer des gerbes de fleurs pour son bon travail. Parce qu’il a obtenu 10 sur 10.
Certains progressistes, par naïveté se trouvent également confortés par ce discours. Ils n’ont pas compris peut-être que le ministre, en tant que vieux renard de la politique et de l’économie, (...). Monsieur Bazin a fait en fin de compte, politiquement, la transition de façon fort élégante, tant dans la forme que dans le fond. Bravo ! Vive le populisme de droite et vive la continuité ! Apre nou, se toujou nou !
Réfléchissons un peu. N’est-ce pas le Ministre de l’Economie et des Finances qui a signé les lettres d’intention en date des 17 juin et 22 décembre 2004 auprès du Fonds Monétaire International (FMI), donnant droit à cette institution internationale de contrôler les recettes et les dépenses de l’Etat et la politique du gouvernement, sous le nom du Staff Monitoring Program ? “ D’avril à septembre 2004, nous avons implémenté le Staff Monitoring Program couvrant la période sus-citée, nous avons également observé tous ses objectifs quantitatifs et fait de progrès substantiels dans le cadre des mesures structurelles†, écrivit le Ministre à Monsieur Rodrigo de Rato, l’actuel patron du FMI ? [2]
Qui, en plusieurs occasions et particulièrement le 19 juillet 2005, répondant aux questions du journaliste Rotchild François Junior de la Radio Métropole, relatives à la hausse du coût de la vie et du dollar, a martelé :“Nous n’intervenons pas comme ça, à droite, à gauche d’après le contrat que nous avons conclu avec le FMI. Nous ne faisons pas ça. Pas d’intervention directe. Pas d’intervention officielle. Chacun sait qu’il y a des limites à ne pas franchir. [...] D’après la loi qui est en vigueur, les coûts doivent être reflétés fidèlement dans les pompes†? [3]
Donc, le Gouvernement de Alexandre / Latortue cherche à appliquer, à la lettre, la loi du 5 mars 1995, exigeant de laisser fluctuer les prix à la pompe, suivant le cours sur le marché international et suivant l’évolution du taux de change.
Pas d’intervention officielle. Pas de subvention. Parce que cela risque d’aggraver le déficit budgétaire et, ainsi, de ne pas dégager des ressources suffisantes pour payer le services de la dette externe. Cela peut nous causer un off track, c’est-à -dire peut nous faire quitter la bonne route, le bon chemin. Et c’est un accroc aux principes de la bonne gouvernance imposés par les institutions internationales dans le cadre de la mondialisation néolibérale.
Il est évident que le prix du pétrole a cru sur le marché international, mais la politique publique, en vigueur dans le pays depuis décembre 2002 sous les pressions du FMI, contribue au renchérissement démesuré du prix des produits pétroliers sur le marché haïtien. Les chiffres et les faits parlent d’eux-mêmes :
Prix d’un gallon en gourdes avant et apres l’application de la loi du 5 mars 1995
Produits pétroliers.....Année 2000.......Avril 2006
Gasoline 95 ...........................37.00................184.00
Gasoline 91 ...........................33.50................179.00
Gasoil ....................................22.50................109.00
Kérosène ..............................18.00...............110.00
La première grande tendance haussière des prix du pétrole sur le marché haïtien a été enregistrée en février 2003, suite à la décision du gouvernement d’alors de mettre en application le principe de la flexibilité des prix. Cette information est ainsi communiquée par la Banque centrale [4] : “Afin de redresser la situation des finances publiques, le gouvernement a décidé d’appliquer à la lettre la loi du 5 mars 1995 éliminant la fixité des prix à la pompe des produits pétroliers. Cette mesure s’est traduite par une augmentation moyenne de 130% des prix des produits pétroliers en février 2003.â€
En fait, selon toujours la Banque centrale, “Malgré une forte dépréciation du taux de change et la remontée du cours du brut sur le marché international, le gouvernement n’a pas accordé de crédit d’impôt sur le kérosène et sur le gasoil depuis décembre 2002†.
Le gouvernement de transition a continué sur cette même voie. Alors, la reconnaissance que la stabilité macroéconomique ne suffit pas est davantage insuffisante, s’il faut rendre compte à la population et ne pas chercher à se donner bonne conscience après avoir hypothéqué l’avenir de toute une population. Elle est loin d’être suffisante, si l’on considère les autres paramètres économiques traditionnels, tels que : le taux d’épargne, le taux d’investissement, le taux de chômage, la balance commerciale.
En outre, de nos jours, parler de stabilité macroéconomique implique de prendre en considération certaines variables sociales, telles que : la couverture en éducation, santé, infrastructures de base, le nombre d’emplois décents créés, l’évolution du salaire réel, le niveau de la corruption au sein de l’administration publique, etc.
Quand on considère la finalité de cette soi-disant stabilité et la politique économique globale l’ayant guidée, on est davantage sceptique.
En général quand les institutions internationales et leurs économistes parlent de stabilité macroéconomique, ils s’écartent totalement de tout bon sens économique et de la quotidienneté de la majorité de la population [5]. A titre d’illustration, dans un pays comme Haïti :
où le taux de chômage non officiel avoisine les 80%,
où 65% de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté et possède donc moins d’un dollar par jour,
où l’état des infrastructures et des services de base est marqué d’une indigence déshumanisante et compatissante,
bref, dans un pays où l’Etat, administrativement, est quasi inexistant dans la plus grande partie du pays ;
le FMI, la Banque mondiale et la BID trouvent pourtant normal de demander à cet Etat de diminuer ses dépenses dans ces domaines, en partant du mythe de l’équilibre budgétaire, ou encore d’augmenter le taux d’intérêt et d’éviter toutes politiques, monétaire et budgétaire, expansionnistes.
Dans un contexte pareil, la stabilité macroéconomique, telle que conçue par le FMI, est suffisante pour garantir le service de la dette et créer ce sentiment de chaos et de fatalité chez les populations, d’inertie et d’incertitude dans le cadre de tout développement durable et de durabilité de cette même croissance ‘’ fictive de 1.5%†.
Marc Raffinot [6] rapporte cette réponse historique qu’avait donnée Michel Camdessus, ancien patron du FMI, à un journaliste français qui lui reprochait que ce sont les pauvres qui paient les pots casés des Programmes d’Ajustement Structurel : “ Nous au FMI, nous ne pouvons dire qu’une chose : il faut que vous réduisiez votre déficit budgétaire. Savoir qui portera les conséquences de cet ajustement, c’est une décision souveraine du pays[...]†a rétorqué Camdesssus.
Haïti n’est pas le premier pays à faire l’expérience de cette mystification et de cette criminalisation de l’économie, à partir de ces politiques coûtant cher aux classes appauvries et exploitées de la population [7] qui étaient déjà exclues tant du marché que de la société globalement.
Nonobstant, Haïti vit un nouveau tournant, historique depuis 1994 et renforcé à partir de février 2004. Quelques données suffisent pour étayer cette situation.
Un pays où le Ministre se vante d’un taux de croissance de 1.5 % et qui quémande de par le monde un milliard de dollars pour financer son ‘’développement’’, sous le label du Cadre de Coopération Intérimaire (CCI) :
a réalisé une élection techniquement et politiquement catastrophique coûtant, seulement pour le premier tour, 80 millions de dollars américains ;
le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), dans le cadre du programme de Désarmement, Démobilisation et Réinsertion (DDR), possède plus de 80 millions de dollars pour ce programme dont la population cherche en vain les résultats ;
la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH), avec un budget de plus de 400 millions de dollars, est en train de devenir l’une des plus grandes pourvoyeuses d’emplois dans le pays. En 2004, 40% des offres d’emplois formels, émanant des institutions et entreprises oeuvrant dans tous les secteurs, proviennent de l’institution politique et militaire [8]. La force d’occupation serait-elle une multinationale ? Une compagnie off-shore ? Ou encore, le véritable Etat haïtien ? De toutes façons, ces centaines d’Haïtiens travaillant au sein de la MINUSTAH n’effectuent pas un travail productif économiquement parlant, mais plutôt politique ;
les relations haïtiano-dominicaines sont devenues davantage tendues à cause de la situation de misère qui va croissante dans le pays, poussant davantage les Haïtiens vers le pays voisin qui cherche à gérer sa propre crise.
Ce qui précède, laisse prévoir que cette ‘’stabilité macroéconomique’’ peut entraîner par sa fébrilité et son artificialité, un effet de boomerang disproportionné contre la prochaine équipe gouvernementale.
Car, toutes ces frustrations économiques, sociales et politiques, que la population a supportées en plus pendant cette période de transition, commenceront tôt au tard à se faire sentir. Et surtout, si le prochain gouvernement, poursuivant les traces de celui de la transition et de ceux que nous connaissons dans le pays particulièrement depuis 1986, ne fera que se plier en bon enfant aux dictées des institutions internationales et de l’establishment de la MINUSTAH et à leurs postulats économiques inadaptés à la réalité haïtienne.
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[1] Professeur à l’Université d’Etat d’Haïti
[2] Les lettres d’intention sont en anglais sur le site Internet du FMI : www.img.org . La traduction française est faite par nous ainsi que la partie soulignée. Le gouvernement de transition, tout comme les gouvernements passés, a choisi délibérément la tutelle du FMI et, ainsi, ses conditions.
[3] Le gouvernement s’était engagé effectivement à ne pas subventionner le prix des produits pétroliers. Voir, à propos, sur le site internet du FMI, le rapport suivant, (notamment à la page 12 et au point 27) : Haïti : Use of Fund ressources : Request for Emergency post-conflict Assistance ; Staff report ; Staff supplement ; Press release, November 2005 IMF country report No 05/404
[4] Voir le rapport annuel 2003 de la Banque de la République d’Haïti.
[5] Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, ancien économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale, ancien conseiller économique de l’ex-président américain Bill Clinton, vient de publier un livre récent qui met à nu les politiques du FMI et leurs conséquences. A lire Joseph E. Stiglitz : La grande Désillusion, édition Fayard, 2002, 407 p.
[6] Voir Marc Raffinot : Dette extérieure et ajustement structurel, p.196
[7] En effet, depuis la mise en place des politiques néolibérales à la fin des années 1970, les institutions internationales (FMI, Banque mondiale, Organisation Mondiale du Commerce - OMC - maintenant) mènent une véritable guerre de basse intensité contre les populations des pays africains, asiatiques et latino-américains, causant, à travers des émeutes et de leurs conditionnalités, des centaines de milliers de morts. Suzanne Georges dans : Jusqu’au cou - ; Richard Bergeron dans : l’Anti-développement - le prix du libéralisme - ; Jean Ziegler dans : Les nouveaux maîtres du monde et Joseph E. Stiglitz dans : La grande désillusion - et Quand le Capitalisme perd la tête ; pour ne citer que ceux-là , fournissent des faits et une littérature critique abondante sur cette guerre.
[8] Rapport annuel 2004 de la Banque de la République d’Haïti, page 24.