Par Nancy Roc
Soumis à AlterPresse le 13 avril 2006
Un dimanche à Kigali, adaptation du roman du journaliste Gil Courtemanche, raconte l’histoire d’amour poignant entre un Québécois désabusé et une jeune rwandaise bien trop belle dans le chaos du génocide qui va faire basculer le Rwanda dans l’abîme en 1994. Nancy Roc a rencontré le réalisateur Robert Favreau qui a fait appel à la collaboration de trois acteurs Haïtiens pour son film dont la grande première a eu lieu le 3 avril dernier, à la Place des Arts à Montréal. Elle s’est également entretenue avec les acteurs principaux Luc Picard et Fatou N’Diaye qui ne sont pas sortis indemnes de ce tournage mémorable au « pays des mille collines ».
Douze ans après le génocide du Rwanda, Un dimanche à Kigali est le quatrième film à avoir été tourné sur les lieux de cette catastrophe humaine et le premier en français. Il a été précédé de l’inoubliable Sometimes in April de Raoul Peck (qui sera à l’affiche pendant le festival Vues d’Afrique la semaine prochaine), de 100 days de Nick Hugues et Shooting Dogs de Michaà« l Caton-Jones. Rappelons que Hotel Rwanda de Terry George a été filmé en Afrique du Sud au grand dam des Rwandais qui en avaient été profondément insultés.
Une sensibilité québécoise
La grande première du film du réalisateur Québécois Robert Favreau a eu lieu le 3 avril dernier à la Place des Arts à Montréal et le film est désormais à l’affiche sur tous les écrans depuis hier. Un Dimanche à Kigali met en scène l’acteur Québécois Luc Picard dans le rôle de Bernard Valcourt, un journaliste désillusionné par la vie et dont l’amour qu’il porte à Gentille (Fatou N’Diaye) , Hutue dans le corps d’une Tutsie, va le transcender.
Le film débute avec le retour de Valcourt à Kigali, trois mois après le génocide. Gentille a disparu et il part à sa recherche. Par des habiles flashbacks, Robert Favreau nous fait revivre cette histoire d’amour émouvante qui va être confrontée à l’abîme creusé par le génocide. Venu filmé un documentaire sur le SIDA, Valcourt s’amourache de Gentille, une « beauté à l’état pur » qui va être broyée par la cruauté humaine. Ce film, contrairement aux autres, met en avant-scène cette histoire d’amour qui se déroule sur le fond d’une catastrophe désormais historiquement planétaire. Cette dernière, mise en sourdine pendant la première partie du film, est davantage ressentie dans son horreur par le fait même d’avoir été en « toile de fond » pendant une heure environ. En effet, le spectateur est alors plongé, à travers l’œil du réalisateur Robert Favreau, dans cette machine effroyable qui va systématiquement emporter tous les amis de Valcourt, les uns après les autres. La suite fait désormais partie de la mémoire mondiale : un million de morts en 100 jours, la plupart des Tutsis, deux millions de réfugiés et des milliers de survivants marqués par le souvenir de la haine. Ici, la fiction rejoint la réalité et c’est là toute la force du film. « à€ travers cette histoire d’amour mais aussi à travers les deux acteurs principaux, il y a plein d’amis Rwandais et Québécois. Pour moi ce qui était important c’est de ne pas être plongé dans le génocide dès le départ pour permettre aux spectateurs d’apprendre à connaître ces différents personnages et si possible qu’on se mette à les aimer. Si et lorsque cela arrive, le spectateur assiste à la disparition de chacun d’eux, les uns après les autres, happés par la déferlante du génocide ; il est alors touché, bouleversé par le génocide plutôt que de conserver un regard extérieur. On a beaucoup traité le génocide en connaissance de cause mais moins en symbiose avec le cœur et c’est ce que le film cherche à faire », nous a déclaré Robert Favreau lors d’une entrevue.
Un Dimanche à Kigali est aussi marqué par une sensibilité particulièrement québécoise. Contrairement au film de Raoul Peck qui témoigne d’un regard plus collectif sur le génocide rwandais, le film de Robert Favreau est plus intimiste. D’autre part, il questionne l’intervention canadienne lors du génocide, notamment le rôle joué par le Général Roméo Dallaire, commandant des troupes de l’ONU à l’époque. Rappelons que ce dernier criera au loup sans être entendu et ne pourra arrêter le génocide. Il est l’auteur du livre « J’ai serré la main du diable » où il raconte son aventure au Rwanda dont il ne sortira pas indemne : il a pris 7 ans à s’en remettre et a souvent voulu se suicider à plusieurs reprises face à l’impuissance qu’il a ressentie à l’époque. Une impuissance traduite dans le film lorsque Valcourt rencontre le Général (interprété par Guy Thauvette) qui, de profil, lui lâche ces phrases prémonitoires : « mon rôle est de gérer les conséquences. La communauté internationale ne vous dira pas que les centaines de milliers d’Africains qui meurent la rend indifférente mais elle n’en pense pas moins. La volonté internationale fera comme vous, elle s’en lavera les mains. Cela fait longtemps que je ne dors plus mais sachez que je n’abandonnerai jamais le Rwanda et vous ? » . à€ ce sujet, Robert Favreau avoue que ce passage a été l’un des plus difficiles à écrire et il espère avoir rendu justice au Général Dallaire « en montrant l’image d’un homme à la fois impuissant et concerné, celle d’un héros en devenir ». Toutefois, s’il était important pour le réalisateur de dénoncer la passivité canadienne dans le génocide, il était nécessaire de le faire parallèlement car, essentiellement, pour Robert Favreau, c’est le sort réservé aux femmes qui était crucial de dénoncer.
Une histoire d’amour crédible et inévitable
Beauté sénégalaise de 26 ans, vivant en France depuis l’âge de 8 ans, Fatou N’Diaye interprète le rôle de Gentille. Bien qu’elle n’avait que 14 ans lorsque le génocide a eu lieu, elle était pleinement consciente de l’importance de son rôle par rapport au sort tragique des femmes Tutsies, systématiquement violées, torturées, battues, humiliées et tuées à la machette en 1994. « Le rôle de Gentille me semblait beau car il représente le sort de nombreuses femmes. Elle a une force qu’on ne développe que dans des endroits où l’adversité est très forte contre les femmes. J’ai porté la douleur de ces dernières car je les ai entendues parler de leurs histoires. Il est impossible d’imaginer les tortures qu’elles ont supportées pendant des jours et des nuits. On les sent distantes mais il y a comme une douleur omniprésente dans leur chair, dans chaque parcelle de leur corps. Les entendre a aussi été une leçon de courage car ces femmes tiennent à rester debout et je n’ai pas de mots devant un tel courage », nous a déclaré Fatou N’Diaye lors d’une interview. Cette jeune actrice sénégalaise interprète magnifiquement son rôle : ses retenues, ses yeux en amande, sa lucidité au-delà de la naïveté de sa jeunesse et sa démarche féline transcendent l’écran et on comprend la fascination de Valcourt pour Gentille. Une fascination qui, toutefois, aurait pu facilement tomber dans le piège stéréotypé des amours multiraciaux entre un ‘’Blanc ‘’ et une Africaine si le couple Picard- N’Diaye n’avait pas su rendre cette histoire d’amour crédible. « C’était aussi une de mes craintes avant de commencer le tournage, nous a avoué l’actrice. « Ce n’est pas l’histoire d’une jeune Africaine qui s’accroche à un Canadien pour avoir un passeport et j’en ai beaucoup parlé avec Robert Favreau car en tant qu’actrice Africaine, j’ai souvent eu à faire face à des histoires plates de rencontres entre l’Occident et l’Afrique. Ma crainte s’est volatilisée au moment où j’ai pu comprendre la nature de leur rapport qui pourrait paraître trouble. En fait, j’ai réalisé qu’ils se trouvaient confrontés à une histoire d’amour inévitable au milieu de ce chaos humain. C’est la force de cette histoire car il y a urgence pour eux de s’aimer. »
L’interprétation de Luc Picard est tout simplement magistrale dans ce film. Sa sincérité fait de lui presque l’anti-comédien. Il ne joue pas pour nous, il est nous. Il est vous. Comment est-il arrivé à rendre Valcourt aussi crédible, aussi tendre, aussi sincère ? « Ce qui était important pour moi c’est qu’elle (Gentille) puisse lui apprendre autant que lui à elle. Valcourt a 40 ans, a étudié et fait le tour du monde alors que Gentille est pauvre, sans éducation et naïve ; mais elle sait des choses que lui ignore où qu’il a oubliées. Des choses simples, des choses du cœur et elle a conscience que la vie est courte alors que c’est lui qui aurait du le savoir. Je ne voulais vraiment pas tomber dans un rôle de Pygmalion mais vraiment pouvoir montrer tout ce que Gentille peut apprendre à Valcourt. » nous a expliqué Luc Picard lors d’un entretien téléphonique. Et de fait, cet échange est traduit dans une phrase significative dans le film lorsque Valcourt déclare à Gentille : « avant toi, j’étais mort ». Comment Luc Picard a-t-il abordé l’interprétation de son personnage ? « Tout d’abord il fallait que je fasse de lui un personnage lourd et quasiment éteint (avant sa rencontre avec Gentille). « Il ne lui reste plus que de la colère et du désabusement. C’était important pour qu’on puisse le voir après se réveiller et se révéler. Le danger était d’en faire un être antipathique car je le voulais lourd et très fermé mais je comptais saisir les ponctuations à travers le film pour faire passer la lumière. L’important était donc de donner ( à Valcourt) du poids. »
Très marqué par ce tournage, Luc Picard pense que le génocide rwandais a été l’un des événements majeurs du 20ème siècle et qu’il n’a pas trouvé sa place dans l’histoire mondiale. « S’il n’a pas trouvé cette place, c’est parce que ce sont des Africains qui sont morts. Je le pense vraiment même si c’est triste à dire. Si cela était arrivé en Europe où en Amérique, on aurait été forcé d’intervenir. » a lancé l’acteur qui avoue est toujours habité par le Rwanda où il a vécu, le temps du tournage, « comme dans une maison hantée ». L’importance pour Luc Picard de participer à des films concernant ce génocide est donc cruciale car, selon lui, « cela permet de jeter de la lumière sur le pays et si on arrive à le faire, peut-être que l’Occident sera forcé d’intervenir si cela se reproduit. » a souhaité Luc Picard. Un Dimanche à Kigali a permis à l’acteur de tirer des leçons notamment grâce à sa rencontre avec l’Afrique et les Rwandais, « c’est un peuple qui à travers cette horreur sans nom, fait preuve de beaucoup de résilience et son amour de la vie aujourd’hui est très inspirant. D’autre part, l’ampleur de l’horreur a quelque chose de profondément humain mais demeure mystérieuse pour moi. Quand on essaye de comprendre, on réalise qu’il y a quelque chose qui dépasse l’entendement dans l’horreur. Il faut donc rester très humble devant une telle tragédie. » a-t-il conclu.
Notons que le film Un Dimanche à Kigali a bénéficié de la collaboration de trois acteurs Haïtiens notamment Mireille Metellus (L’Homme sur les Quais de Raoul Peck et Le Goût des Jeunes Filles de Dany Laférrière), Luck Mervil ( Le Goût des Jeunes Filles) et Fayolle Jean qui résume à travers son personnage Victor dans le film, tout le drame du génocide en une phrase : « Vous croyiez que nous étions des animaux, maintenant vous savez que nous sommes des êtres humains »...
Nancy Roc, Montréal, le 13 avril 2006