Par Yves Michel Thomas [1]
Soumis à AlterPresse le 30 mars 2006
L’actualité des relations haïtiano-dominicaines est depuis tantôt un an dominée par le refoulement plus ou moins massif, évidemment avec ses « dérapages », d’illégaux haïtiens. Certainement ces reconduites à la frontière ressortent de la souveraineté incontestable de l’Etat dominicain, néanmoins elles enfreignent dans la plupart des cas les engagements pris par les deux Etats relativement aux modalités de rapatriement. Plus inquiétant que les expulsions sont les actes criminels à caractère raciste qui ont causé la mort d’un certain nombre de compatriotes. C’est dans un tel contexte relationnel bilatéral qu’a eu lieu, du 2 au 3 mars 2006, la visite du président élu des scrutins du 7 février dernier, M. René Préval, en République Dominicaine. Sa première sortie à l’étranger, ce qui pourrait être de bonne augure ! Rappelons que MM. Préval et Fernandez n’étaient pas à leur première : ils avaient déjà eu l’occasion de traiter des relations insulaires durant leur précédente présidence, respectivement 1995-2001 et 1996-2000. Néanmoins, par-delà des légitimes émois causés par les refoulements et les attentats contre les Haïtiens, de l’optimisme que pourrait engendrer la visite de M. René Préval en République Dominicaine, il importe nécessairement d’aborder les relations haïtiano-dominicaines en combinant habilement réalisme et volontarisme : la prise en compte de la réalité des rapports entre les deux pays, en plusieurs points défavorables à Haïti, afin d’élaborer une politique volontariste visant à une "entente cordiale" sans sacrifier les intérêts du pays. En effet, il existe plusieurs éléments qui définissent aujourd’hui la réalité de ces relations, nous les appelons les éléments de structuration. Dans cet article nous évoquons trois qui sont, à notre avis et surtout en cette phase de développement des rapports intracaraïbéens, d’importance majeur. Nous entendons : la question de la migration haïtienne qui constitue, à terme, la clé de tout rapport harmonieux, le commerce transfrontalier ; le cadre institutionnel étatique et les acteurs non-étatiques. [2]
1 - La diaspora haïtienne en République Dominicaine
L’immigration haïtienne en terre voisine ne doit empêcher de prendre de la hauteur pour comprendre que, dans l’ordre d’accumulation capitaliste dont la mondialisation ultra-libérale en est la forme concrète actuelle et dans la géopolitique mondiale, les deux plus vieilles républiques caraïbéennes sont logées à la même enseigne : pays périphériques destinés à fournir directement aux entreprises nord-américaines, européennes et japonaises, ou indirectement via leurs sous-traitants locaux, une main-d’œuvre à bon marché ; et deux pays tenus à l’œil bienveillant du Pentagone et du Département d’Etat. [3] D’ailleurs, Dominicains et Haïtiens prennent habituellement des bateaux de fortune en quête de mieux-être matériel sous les cieux états-uniens. Cependant de cette similitude dans les rapports avec le Centre dominant, on ne saurait tirer la conclusion d’une quelconque similarité de la situation intérieure des deux pays notamment au niveau socio-économique. Sur la plupart des points permettant de catégoriser un pays, la République Dominicaine devance Haïti. En 2001, le PNB per capita dominicain était de cinq fois supérieur à celui d’Haïti, l’espérance de vie d’un Dominicain de 67 ans, et 54 celle d’un Haïtien. Dans le dernier classement 2005 effectué par le PNUD sur la base de l’IDH, sur 177 pays, Haïti occupe la 153e place et la République Dominicaine la 95e. Cette relative avance explique largement l’émigration massive haïtienne en terre dominicaine.
Le "péril negro-haïtien" ?
A combien chiffrer les Haïtiens et leurs descendants en République Dominicaine ? Les estimations les plus fiables donnent environ 500 000 personnes. Le Ministère des Haïtiens Vivant à l’Etranger évalue à 350 000 le nombre de ressortissants haïtiens en terre voisine. Cependant, dans la partie orientale de l’île, la migration haïtienne n’est pas une simple affaire statistique. Elle est également, et surtout, perçue à travers le prisme d’un nationalisme passionnel aux relents paranoïaques. En effet, la présence haïtienne à Santo Domingo a toujours été présentée par les nationalistes radicaux anti-haïtiens non comme un phénomène classique de migration - à l’instar de la présence dominicaine en Espagne, à Puerto Rico ou aux Etats-Unis d’Amérique du Nord - mais comme une invasion en douce de la République Dominicaine par les Haïtiens qui, selon eux, n’ont jamais renoncé à la doctrine de sécurité louverturienne d’unification de l’île. Ainsi donc, cette présence met la dominicanidad en danger. Certes, il n’y a plus d’antihaïtianisme d’Etat sur les rives de l’Ozama, toutefois les survivances des années de politique officielle anti-haïtienne et la manipulation politicienne de la présence haïtienne maintiennent l’antihaïtianisme à l’état latent.
Le signe le plus patent de cet antihaïtianisme latent fut l’alliance électorale de 1996 : le Front Patriotique. Formé du PLD de Juan Bosch et le PRSC de Joaquàn Balaguer - deux adversaires historiques : le premier avait, un temps, flirté avec le marxisme latino-américain, le second avait été l’héritier spirituel de Trujillo - cette alliance contre le PRD de Peña Gomez, d’origine haïtienne, en ballottage favorable lors du premier tour des présidentielles, permit à Leonel Fernandez d’accéder une première fois à la présidence en 1996. Cette idée du "péril haïtien" qui permet, dans une certaine mesure, de comprendre et situer les actes racistes contre les compatriotes installés à l’Est de la frontière, fait notamment recette en raison de l’immigration irrégulière haïtienne.
Le précarité du statut des Haïtiens en République Dominicaine
La présence haïtienne en terre voisine est ancienne. En mars 1936, dans le cadre du protocole d’accord de révision de la ligne délimitation frontalière de 1929 entre les deux pays, des territoires placés sous souveraineté dominicaine étaient largement peuplés d’Haïtiens [4]. C’est pour dire que la présence de personnes d’ascendance haïtienne ne résulte pas uniquement du phénomène migratoire. Ces deux Etats qui ont résolu leur différend frontalier depuis les années 1920, n’ont jamais pu signer un accord sur les flux migratoires. Ainsi, les expulsions constituent le seul instrument de la politique de contrôle migratoire de la République Dominicaine [5]. La nationalité des descendants d’Haïtiens en République Dominicaine pose également un autre problème. Au regard de l’article 11 de la Constitution dominicaine, qui consacre le jus soli (droit du sol), ils sont Dominicains, cependant les autorités dominicaines refusent d’appliquer l’esprit et la lettre de la loi-mère à leur égard. Le gouvernement de M. Fernandez avait élaboré entre 1999 et 2000 deux projets de loi sur la migration pour résoudre cette question lors de son précédent mandat [6]. Finalement c’est à la fin de la présidence de son successeur, M. Hipólito Mejàa, que la loi de migration (ley nËš285-04) a été adoptée par le Congrès dominicain en août 2004. Cette loi est critiquée par beaucoup d’associations et de personnalités dominicaines. D’ailleurs quinze (15) organisations de la société civile dominicaine avaient introduit auprès de la Cour Suprême dominicaine un recours en inconstitutionnalité de onze (11) articles, principalement l’article 36 qui classe dans la catégorie « personnes de transit » tous les étrangers en situation irrégulière, ce qui les exclut automatiquement de la jouissance du jus soli.. [7] Parallèlement, quatorze (14) sénateurs dominicains avaient, en novembre 2005, proposé l’adoption du jus sanguini à la place du jus soli. Toutes ces initiatives visent l’exclusion légale des descendants de migrants haïtiens de la nationalité dominicaine. En considérant la réalité des relations haïtiano-dominicaines, nous tendons à penser qu’une bonne résolution de ce problème sera davantage politique que juridique, et n’est pensable que dans le cadre d’un accord migratoire global entre les deux Etats dans la mesure où pour l’Etat national dominicain, tenant compte de la porosité de la frontière, appliquer le droit du sol pour les descendants d’illégaux haïtiens revient à ouvrir la boîte de Pandore. Il faut le rappeler, aucun des deux Etats n’est en mesure d’exercer un contrôle efficace sur les flux de passage à la frontière.
Main-d’œuvre haïtienne en République Dominicaine et accumulation capitaliste
L’immigration haïtienne est aujourd’hui comme hier fondamentalement une immigration de travail, [8] toutefois la main-d’œuvre haïtienne actuelle en République Dominicaine n’est pas pour autant celle des années 60-80. Avec la crise de l’industrie sucrière et la restructuration économique opérée dans les années 1980, le secteur sucrier a connu un grand recul. Cette main-d’œuvre a logiquement suivi cette évolution. Elle est aujourd’hui à dominante plutôt urbaine et se concentre dans le secteur agricole non sucrier et la construction. D’après un recensement réalisé en avril 2001, par la Secrétairerie d’Etat du Travail de la République Dominicaine, la main-d’œuvre haïtienne représenterait 27% des salariés du secteur des bâtiments et travaux publics (BTP). [9] Cette main-d’œuvre qui est accusée de tous les maux du marché du travail dominicain joue un rôle non négligeable dans l’économie dominicaine. Des entrepreneurs estiment que les Haïtiens acceptent plus facilement les emplois peu valorisants ; selon la même source, ils représentent 50% des manouvriers et 8% des électriciens dans la construction. Quant aux salaires il existe un important écart entre la rémunération d’un ouvrier dominicain et celle d’un haïtien pour le même poste : le salaire mensuel d’un manouvrier Dominicain est de 6178 pesos contre 3257 pour l’Haïtien, soit un écart relatif de 89,6%. Donc, la main-d’oeuvre haïtienne contribue à rendre certains secteurs plus compétitifs par le mécanisme des bas salaires. Une régularisation des Haïtiens aurait pu permettre d’éviter ce dumping salarial et social, puisque les Haïtiens auraient été en meilleure position de négociation de leur force de travail [10]. On est donc en situation de surexploitation capitaliste, et non d’esclavage. N’en déplaise à certaines Organisations Non Gouvernementales humanitaires ! La précarité statutaire de cette main-d’œuvre contribue donc à rendre compétitive l’insertion de la République Dominicaine dans l’accumulation capitaliste à l’échelle mondiale, pour reprendre le titre d’un ouvrage majeur de l’économiste marxiste égyptien Samir Amin. En outre, l’illégalité de la main-d’œuvre haïtienne permet aux entreprises d’échapper aux cotisations sociales patronales, accroissant ainsi le taux de profit du capital. De cette façon peut se comprendre la réticence de certains patrons à un refoulement massif des Haïtiens du territoire voisin.
En résumé, une régularisation des migrants haïtiens ne fera pas forcément l’affaire du milieu patronal, pas plus, paradoxalement, des nationalistes radicaux dominicains qui auraient interprété toute régularisation comme une faiblesse du gouvernement à l’égard de l’ennemi haïtien. Rappelons que pour ceux-ci la présence haïtienne ne résulte pas d’un simple phénomène migratoire, mais d’une invasion en douce mettant en péril la dominicanité. Il y a une connivence implicite de certains capitalistes avec les nationalistes chauvins en faveur du maintien de la main-d’œuvre haïtienne dans cette précarité. Pour l’Etat haïtien, tel qu’il est : anti-national et anti-populaire, l’émigration vers la République Dominicaine est aussi une soupape de sûreté permettant de se décharger d’un poids social.
2 - Le commerce haïtiano-dominicain
Des échanges essentiellement transfrontaliers en défaveur d’Haïti
Selon une enquête dominicaine datant de 2001, la quasi-totalité des travailleurs haïtiens sont entrés en République Dominicaine via la frontière terrestre, dont 47% l’ont traversée à pied. Cette frontière constitue le principal, pour ne pas dire l’unique, point de passage des migrants haïtiens vers la partie orientale de l’île. Cependant, il n’y a pas que les hommes et les femmes à emprunter cette voie de circulation. Le commerce entre les deux pays est effectué presque exclusivement par la frontière terrestre. Par les postes frontaliers de Dajabón/Ouanaminthe et de Jimanà/Malpasse s’effectuent 91% des échanges commerciaux. En ajoutant Pedernales/Anse à Pitre et Elàas Piña/Belladère on obtient 96% du commerce haïtiano-dominicain. Le seul point de passage Jimanà/Malpasse en représente 61%. [11] Ces transactions transfrontalières constituent un champ d’activités complexes : opérations formelles, informelles - échappant pour diverses raisons aux services statistiques - et illégales. Nous ne sommes ici en mesure d’évoquer que les opérations commerciales formelles. [12] Ce commerce transfrontalier qui tournait autour de quatre millions de dollars en 1977 a connu un décollage avec les sanctions économiques et commerciales (1991 - 1994) suite au coup d’Etat sanglant de septembre 1991, pour exploser au cours de ces dix dernières années. En 1996, les exportations dominicaines - secteur national et zones franches - vers Haïti qui s’élevaient à 25 millions de dollars américains, atteignirent plus de 127 millions en 2003. Si elles avaient enregistré un recul en 2004 (US $ 75,4 millions), la crue de 2005 a été probablement de qualité supérieure comparativement à celle de 2003. [13] Notons que cet accroissement des échanges s’est surtout opéré en défaveur d’Haïti, en 2003 Haïti a importé pour plus de 127 millions de dollars de produits dominicains, tandis qu’elle en a exporté pour près de deux (2) millions. Cependant, les exportations d’Haïti avaient connu un bond en 2004 passant à plus de neuf (9) millions de dollars. [14]
Ce sont des échanges en dehors de tout accord commercial bilatéral, avec des tarifs douaniers variant d’un côté à l’autre de la frontière. Deux accords commerciaux avaient été signés en 1979 et 1985 entre les présidents dominicains et haïtiens MM. Antonio Guzman puis Jorge Blanco et Jean Claude Duvalier, cependant ils n’avaient jamais été ratifiés. [15] A l’heure actuelle, compte tenu du niveau élevé des transactions entre les deux pays, il est de l’intérêt des deux parties, particulièrement d’Haïti, de conclure un accord commercial pour encadrer les échanges entre les deux pays. Cependant, selon le Centre d’Investigation Economique des Antilles de la Pontifica Universidad Católica Madre y Maestra l’ouverture unilatérale du marché haïtien décidée en 1995, qui a eu comme conséquence une réduction de 20% des tarifs douaniers relativement à ceux en vigueur en République Dominicaine, constitue l’un des handicaps à une telle démarche.
Haïti : un débouché privilégié pour le secteur national dominicain
Selon le rapport 2002-2003 du Centre d’Exportation et d’Investissement de la République Dominicaine, Haïti est le troisième pays importateur (3,1% des exportations totales : secteur national 12% ; zones franches 0,48% [16]) de produits dominicains après les Etats-Unis et Puerto Rico, mais recevant surtout des produits provenant du secteur national. Tandis qu’elle occupait pour ce dernier secteur la troisième place en 2003, elle a, en 2005, devancé l’Etat américain associé des Antilles pour se hisser à la seconde. Haïti importe essentiellement de la République Dominicaine des produits agroalimentaires (œufs, farine de blé, pâtes alimentaires, riz, hareng, légumes, bananes, vin, soupe en sachets, jus en poudre, biscuits etc.) et des matériaux de construction (barre d’acier, plaques de zinc, ciment). Beaucoup de spécialistes et chercheurs s’accordent pour dire que le succès de nombre de produits dominicains en Haïti est dû au fait que notre marché est très peu exigeant et très ouvert. Les tarifs douaniers d’Haïti sont les moins élevés de la région caraïbéenne. A regarder de plus près, les principaux produits nationaux dominicains vendus en Haïti proviennent de la filière agroalimentaire et principalement des segments moindrement transnationalisés, moindrement insérés dans les circuits des échanges mondiaux : œufs, pâtes alimentaires, vin et autres. Ainsi donc Haïti constitue un important débouché commercial pour le secteur exportateur national dominicain. Quant aux exportations formelles haïtiennes vers la République Dominicaine, davantage constituées de produits importés de pays tiers, il en est en revanche beaucoup plus difficile d’avoir des détails plus ou moins précis ; nous relevons toutefois des résidus de papier et de carton, des articles de friperie (vêtements usagers, pèpè) et autres.
En somme quand on parle d’échanges commerciaux transfrontaliers on évoque essentiellement les exportations dominicaines. Ces échanges ont néanmoins permis une nouvelle conception de la frontière de plus en plus perçue comme une zone d’interaction. En effet, la frontière haïtiano-dominicaine a été pendant longtemps considérée, surtout du côté dominicain, comme une ligne de démarcation entre deux Etats en situation de rivalité latente. Une telle approche privilégiait certainement la sécurité dans une optique strictement militaire et la défense de la souveraineté nationale. Dans l’idéologie trujilliste, c’était plus largement les limites de la civilisation chrétienne et blanche, caractéristique de la dominicanité. L’objectif de Trujillo en lançant la Corte en 1937 était de blanchir la zone frontalière dominicaine, parer à son haïtianisation. Aussi cette frontière a-t-elle été pendant longtemps une sorte de zone militaire. [17] Toutefois, on ne saurait attribuer cette évolution aux seules activités commerciales.
3 - Le cadre institutionnel
Cadre étatique multilatéral et bilatéral
Le rapprochement haïtiano-dominicain s’est opéré dans un environnement continental caractérisé par la constitution d’ensembles politico-économiques sous-régionaux : ALENA, MERCOSUR, Communauté Andine, CARICOM etc. Mais c’est la participation conjointe, à partir de décembre 1989, des deux pays aux accords ACP/CEE dite Convention de Lomé IV - aujourd’hui, depuis 2001, Accords de Cotonou - qui a offert pour la première fois un cadre multilatéral d’action concertée ; cadre d’action plus institutionnalisé depuis 1992 avec l’établissement du Cariforum qui regroupe les pays caraïbéens signataires des accords de Lomé. Aussi, les deux pays se doivent-ils d’élaborer des projets communs dans la mesure où l’Union européenne (UE), de loin le premier bailleur de fonds des Caraïbes, encourage des relations pacifiques et stables entre les pays par l’intégration régionale multidimensionnelle - commerce, protection environnementale et prévention des catastrophes naturelles, infrastructures de transport, enseignement supérieur et autres - susceptible de favoriser le développement économique et social des pays de la sous-région. Relativement au cas précis de l’île d’Haïti/Quisqueya, l’UE considère le développement et le renforcement des relations transfrontalières comme une priorité. Cette approche européenne semble s’imposer comme le paradigme de la politique de coopération entre les pays du Nord et la région.
Néanmoins osons soutenir que la nécessité d’avoir un cadre plus stable pour faciliter les relations entre les deux voisins de l’île est apparue aux dirigeants dès la fin des années 1970. En effet, en mai 1979, les gouvernements de MM. Jean Claude Duvalier et d’Antonio Guzman avaient décidé de mettre sur pied une Commission Mixte de Coopération pour, entre autres, déterminer les secteurs prioritaires pour l’élaboration et l’exécution de programmes spécifiques de coopération bilatérale. Cette commission qui n’avait pas réellement fonctionné a été réactivée en 1996 par MM. Préval et Fernandez avant de retomber dans son inactivité. Lors de sa récente visite à Santo Domingo, le président élu haïtien et l’actuel président dominicain se sont entendus pour réactiver, une nouvelle fois, la dite commission. Cependant, cette réactivation ne saurait donner de véritables résultats sans une volonté partagée, au plus niveau des pouvoirs politiques des deux pays, de se pencher sur les multiples problèmes relatifs aux relations bilatérales : migration, commerce et autres. Autrement, il revient aux instances dirigeantes haïtiennes, en ce qui nous concerne, d’élaborer une politique relationnelle claire et volontariste à l’égard du voisin insulaire. L’Etat haïtien, à notre avis, doit être l’acteur central dans les rapports internationaux d’Haïti et plus spécifiquement des rapports haïtiano-dominicains ; ce qui n’équivaut nullement à réserver exclusivement ce champ à l’acteur étatique. Ce serait s’enfermer dans une conception traditionnelle, voire archaïque, des relations internationales ! Des acteurs non-étatiques existent et interviennent dans ce champ, et il est nécessaire d’en tenir compte. Ils peuvent contribuer à un rapprochement entre les deux Etats, et surtout des deux peuples.
Les acteurs non-étatiques
Il y a des acteurs économiques : investisseurs, entreprises, commerçants et autres. Des capitalistes haïtiens investissent en République Dominicaine et vice-versa ; des entreprises dominicaines de travaux publics exécutent des contrats en Haïti ; des commerçants, petits et grands, s’adonnent à des échanges transfrontaliers, formels et informels, de plus en plus considérables ; des exploitants agricoles dominicains ont de plus en plus besoin de la main-d’œuvre saisonnière haïtienne. Certains de ces acteurs entretiennent déjà des rapports formalisés. L’Association des Industries d’Haïti (Ad’IH) a noué des accords avec l’Association des Zones franches de la République Dominicaine, il en est de même entre la Chambre de Commerce et de l’Industrie d’Haïti (CCIH) et la Chambre de Commerce et de Production de Santo Domingo. Des liens existent également entre certaines banques de l’île. Ces acteurs peuvent influencer d’une façon ou d’une autre les relations entre les deux pays. Des ONG haïtiennes et dominicaines des droits humains sont notamment très actives sur les dossiers de violation des droits des migrants haïtiens. En ce sens l’action du GARR (Groupe d’Appui aux Réfugiés et Rapatriés) est à encourager ; on aurait même parfois l’impression que cette organisation est davantage intéressée au sort des migrants haïtiens que l’Etat. Des militants politiques progressistes et syndicalistes, ce n’est pas une nouveauté d’ailleurs, des deux pays sont en contacts permanents. Lors du dernier grand conflit social dans la zone franche de Ouanaminthe, particulièrement dans l’usine de la CODEVI (Compagnie de Développement Industriel), succursale du groupe industriel dominicain Grupo M, les syndicalistes de la SOKOWA (Sendika Ouvriye Kodevi Wanament) avaient bénéficié de l’appui de syndicalistes dominicains travaillant dans les usines du même groupe en République Dominicaine. C’est une dynamique à renforcer et à encourager, il n’y pas lieu de laisser aux classes dominantes des deux pays le monopole de l’action dans le champ des relations bilatérales.
Finalement, tous ces acteurs et d’autres jouent, ou peuvent jouer, un rôle non négligeable dans les rapports insulaires. Ils peuvent créer une dynamique de rapprochement dans les deux sociétés et en finir avec les préjugés d’un côté comme de l’autre. Cependant, nous pensons que les autorités étatiques - puisque l’Etat-nation est la forme d’autonomisation des formations sociales jusque-là admise depuis les Traités de Westphalie de 1648 et, ce, en dépit des rétrécissements de la sphère de la souveraineté étatique - doivent jouer pleinement leur rôle légitime de locomotive. L’élaboration d’une politique visant à harmoniser durablement les relations internationales haïtiano-dominicaines est un droit régalien des autorités politiques constituées ; elle sera nécessairement obligée de tenir compte de multiples facteurs, -des forces profondes - économiques, sociaux, historiques, culturels. Nous ne croyons pas, qu’à court ou moyen terme, le capital aussi bien que l’internationalisme prolétarien ou humanitaire, annihileraient les affinités, voire les passions nationales. L’histoire a son cours parallèlement aux sommations idéologiques ! Le problème haïtien, disons-le crûment, en République Dominicaine est un problème d’Haïti qui a en grande partie sa solution en Haïti. Des paysans dénudés traversent la frontière parce que les paysans sont, depuis deux cents ans, les oubliés de l’histoire d’Haïti. Le peu de souci de l’Etat haïtien - y compris de nos touristes petits-bourgeois - pour le sort des migrants haïtiens qui sont majoritairement issus des classes populaires, renvoie à la nature fondamentale de cet Etat. Ne postule-t-on pas que la politique extérieure d’un pays est le reflet, plus ou moins fidèle, de la conduite des affaires intérieures !
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[1] Ancien élève de l’Ecole normale supérieure (Haïti)
Titulaire d’un DEA - Master recherche- d’Histoire
Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine
Université Paris III Sorbonne Nouvelle
[2] Volontairement nous n’aborderons pas l’aspect militaire : les FAd’H telles qu’elles existaient avant sa dissolution ne faisaient pas le poids face à la deuxième armée des Caraïbes. Ce déséquilibre date des années 1930 avec Trujillo. D’ailleurs avant de penser à doter le pays d’une veritable armée, il faudrait au prime abord définir une doctrine de sécurité, la menace à la sécurité nationale d’un pays n’est pas nécessairement d’ordre militaire.
[3] En 2003, 77,5% des exportations dominicaines provenaient des zones franches. En 2004, plus de 80% des exportations des deux pays étaient destinés au marché américain. Sur le plan politique, rappelons-nous de l’intervention américaine en République Dominicaine en 1965, de l’envoi de soldats dominicains aux côtés des troupes américaines en Irak, des interventions américaines en Haïti en 1994 et 2004.
[4] Frank Moya Pons : Las tres fronteras : Introducción a la frontera dominico-haitiana pp. 17-32 in La cuestión haitiana en Santo Domingo coed. FLACSO y University of Miami, 1992.
[5] Il existe entre les deux Etats un Protocole d’Entente sur les Mécanismes de Rapatriement signé à Santo Domingo le 2 décembre 1999.
[6] Rubén SILIE : Aspectos y variables de las relaciones entre República Dominicana y Haití in Revista Futuros, vol. III, nËš 9, 2005, http://www.revistafuturos.info
[7] Ce recours fut rejeté le 14 décembre 2005.
[8] Les étudiants haïtiens seraient actuellement de l’ordre de 10 000 dans les universités et écoles supérieures dominicaines.
[9] Centro de Investigación Económica de las Antillas (CENANTILLAS) : Relaciones Comerciales entre República Dominicana y Haití in Carta Económica, Año VI, nËš 2, junio 2003, pp 1-14.
[10] Rappelons qu’aucun des deux Etats n’est signataire de la Convention internationale sur la Protection des Droits des Travailleurs Migrants.
[11] Voir Haroldo DILLA, Philip OXHORN et alii : Oportunidades y obstáculos para el desarollo local en la frontera haitiano-dominicana : el caso de Dajabón, pp. 32-33, doc. PDF.
[12] Les échanges informels atteindraient 100 millions de dollars en 1997. Voir Carta Económica, déjà citée, p. 7.
[13] Pour les 8 premiers mois de 2005, les exportations du seul secteur national s’élevaient à 78, 87 millions de dollars. Elles étaient de 111, 8 pour toute l’année 2003.
[14] Les facteurs explicatifs de cette progression durant une année de crise politique et de contraction de l’activité économique restent une interrogation : est-elle due à un dynamisme exportateur d’Haïti, à une régularisation des produits autrefois de contrebande, donc un meilleur déploiement des services douaniers dominicains sur la frontière... ?
[15] Voir Carta Económica, déjà citée, p. 7.
[16] Voir CEI-RD : Informe se las Exportaciones de la República Dominicana Enero-Diciembre 2002-2003
[17] La création de la Direction Générale du Développement Frontalier par l’ex-président Hipólito Mejàa en août 2000 témoigne de cette nouvelle conception de la frontière. Actuellement, de nombreux sont les organismes internationaux qui exécutent des projets binationaux dans la zone frontalière.