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Michèle Montas : "Prend-t-on encore une fois les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages ?"

Declaration de la journaliste Michèle Montas, diffusée sur les ondes de plusieurs stations de radio a Port au Prince, a l’occasion du troisième anniversaire de l’assassinat de son mari, le Directeur de Radio Haiti Inter, Jean L. Dominique.

3 avril 2003

Je suis Michèle Montas, veuve de Jean Dominique, Directeur à l’Information à Radio Haïti.

Il y a trois ans, aujourd’hui, le 3 avril 2000, le journaliste Jean Léopold Dominique, devenu le symbole de la défense des libertés de penser et de dire dans notre pays meurtri, était assassiné dans la cour de sa station, Radio Haïti. Ce jour là , Jean Claude Louissaint était aussi abattu par des tueurs stipendiés dans un attentat soigneusement planifié et exécuté.

Aujourd’hui, je suis forcée de marquer ce 3ème anniversaire sur les ondes de station sœurs, a un moment ou Radio Haïti demeure silencieuse pour raison évidente de sécurité. Nous avions éteint nos antennes, il y plus d’un mois devant l’accumulation de menaces qui avaient suivi l’attentat de la Noà« l et l’assassinat de Maxime Séïde, pour protéger des vies. Ces vies sont encore plus menacées aujourd’hui car ceux qui ont planifié ces meurtres, ceux qui ont payé pour l’attentat de la Noà« l, presque trois ans après, sont toujours libres de frapper n’importe où, n’importe quand, en toute impunité. Les assassins sont dans la ville, encouragés et protégés aujourd’hui par le manteau d’une ordonnance indigne.

Aujourd’hui, on veut nous faire croire qu’un homme de main, avec la complicité présumée de 5 individus, fournissant voitures et armes auraient tué le 3 avril, sans motifs apparents. L’ordonnance, dite de clôture, du juge Bernard St Vil et le réquisitoire, dit définitif, du Commissaire du gouvernement, ne répondent à aucune des questions qui se posent depuis trois ans : Qui a payé pour tuer Jean Dominique, comment expliquer les embûches et les obstacles dressés le long de cette instruction, longue, difficile et dangereuse ? Qui protége aujourd’hui les commanditaires du meurtre de Jean Dominique ?

Trois morts de notre coté, au moins trois du côté des présumés tueurs et trois juges d’instruction plus tard, nous en sommes presqu’ à la case de départ puisque les six individus désignés sont en prison depuis plus de deux ans. On veut nous faire croire aussi, peut être, que se sont les mêmes individus de leurs cellules du Pénitencier national, qui auraient planifié l’attentat de la Noà« l, contre ma personne et qui a coûté la vie à Maxime Séïde. Cet attentat, soulignons le, n’a jamais été élucidé ni par le Commissaire du gouvernement, ni par la police judiciaire.

L’ordonnance sur les assassinats du 3 avril ne tente pas d’expliquer les multiples péripéties publiques qui ont entouré ce cas : de la mort étrange et de la disparition du cadavre d’un suspect présumé, alors incarcéré, au lynchage spectaculaire d’un second suspect extirpé d’un commissariat où il était en garde a vu, fait inexistant pour le juge instructeur. L’ordonnance mentionne en passant un autre suspect, lui aussi mort en détention sans aucune explication ou poursuite. Des informations du domaine public : mandats d’arrestation lancés et non exécutés, tentatives d’intimidation de magistrats, déclarations publiques de certains témoins, ou suspects, actions en justice en cascade d’un inculpé, refus du Sénat de lever l’immunité d’un parlementaire, tergiversation de l’exécutif sur le renouvellement du mandat d’un juge, ou décision de ce juge de prendre l’exil, ne trouvent dans cette ordonnance aucunes explications.

Alors que le magistrat instructeur St Vil avait souligné le travail remarquable accompli par son prédécesseur : interrogatoires, confrontations d’inculpés et de temoins, des pans entiers de l’instruction menée par les juges Fleury et Gassant semblent avoir disparus sans laisser en tous cas de traces apparentes dans l’ordonnance. Même certaines inculpations établies quelques semaines plus tôt par le magistrat instructeur St Vil lui-même ont disparu de cette ordonnance, sans justification. L’ordonnance évoque comme obstacle majeur a l’instruction, l’absence de l’ex commissaire Mario Andresol qui aurait des informations à fournir. Signalons que Mario Andresol était en avril 2000 responsable de la police judiciaire et il est étonnant que les résultats de l’enquête menée à l’époque par un autre absent, l’inspecteur Jeannot François, ne soit pas inclus dans les plus de 300 pages de documents remis à l’instruction.

Et c’est sur cette ordonnance que le Commissaire du gouvernement, chargé de poursuivre au nom de la société les assassins du journaliste, mais en même temps fonctionnaire de l’exécutif, joue l’incroyable rôle de Ponce Pilate. Et c’est avec cette ordonnance que le Commissaire, Josué Pierre Louis veut la tenue d’un procès ce mois ci, aux assises criminelles. Aujourd’hui c’est contre cette ordonnance là que nous interjetons formellement appel devant la justice haïtienne

Jean Dominique, un homme au courage et aux convictions affirmées ne mérite ni l’excès d’honneur ni l’indignité d’un procès sans justice. Prend-t-on encore une fois les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages ?

On me soulignera certes qu’il s’agit ici d’actes du judiciaire, que les pouvoirs sont indépendants.

Mais au-delà des carences de notre système judiciaire, la portée politique d’une telle ordonnance ne peut pas échapper aux responsables de ce pays. Réduire le cas Jean Dominique à l’inculpation de quelques tueurs à gages est une lourde responsabilité car l’assassinat du journaliste, devenue une cause célèbre, est aujourd’hui à l’échelon international l’étalon de mesure des réalités démocratiques haïtienne. L’ordonnance sur les assassinats du 3 avril a été accueillie avec indignation dans la presse internationale. Pour les journalistes haïtiens, le long déni de justice et l’impunité autour de l’assassinat de Jean Dominique laisse béante la porte des agressions de plus en plus fréquentes contre les médias et les travailleurs de la presse.

Nous nous attendions certes à certaines accommodations politiciennes à un assassinat éminemment politique. Mais pour certains qui en 1987 et en 1990 avaient cru à certains idéaux de justice, de participation et de transparence, le cas Jean Dominique, emblématique d’un combat démocratique interne, long et douloureux aurait pu être l’occasion d’actes politiques de courage et de vision, permettant entr’autre au parti au pouvoir de racheter de regrettables erreurs et de réaffirmer enfin les valeurs qui lui avaient valu sa popularité. L’enjeu politique est lourd. Il est d’une actualité brûlante.