Débat
Par James Darbouze [1]
Soumis à AlterPresse le 28 mars 2006
« Je sais que je ne vis pas dans un univers mais dans un multi-vers »
Yves Pierre
Voici venu le temps de l’Androgynie.
Aragon
Maintenant que le féminisme a cessé d’être une exploration de ce que peut être le champ de l’émancipation humaine, maintenant qu’il est devenu une affaire d’institution, que les femmes [haïtiennes] ont leur ministère autant que leurs ONGs [2], maintenant que le 8 mars est devenu un jour de célébration nationale et de grande réjouissance populaire (où ne manquent plus que les bals) où les « bonnes fêtes par ci » « bonnes fêtes par là » et les fleurs fusent de toutes parts en direction des dames, et surtout maintenant que les femmes sont aussi battues par d’autres femmes, il serait peut être intéressant de revenir sur les grandes distinctions et les courants (grands et petits) du féminisme en Haïti. Il s’agit par ces scansions de montrer comment il est difficile de sortir indemne de la logique de la domination, de l’abrutissement, du pouvoir, du patriarcat qui a l’âge du monde. Avec le même refrain, le féminisme se décline aujourd’hui en Haïti selon différentes modalités.
Par ailleurs, même si ce n’est pas cela que nous dit la pensée évangélique aseptisée y compris celle du féminisme dominant actuellement en Haïti, il ne nous est pas donné de nous tenir dans le dévoilement - la vérité - des choses. Il y a autant de manières plurielles d’être que de manières plurielles de voir, d’accoster et d’aborder. Le propre de toute condition humaine [fusse-t-elle celle des femmes] c’est de n’avoir accès aux choses que sous la forme d’esquisses. La vue totale et absolue n’étant possible que pour l’entendement archetypus [en supposant qu’il existe] ou pour ceux - celles de ses adeptes qui communiquent avec lui par fusion. De plus, eu égard au prisme distordant et déformant de l’équation personnelle qui inclut de façon systématique tous nos préjugés, nos stéréotypes, nos idées préconçues dans notre cadre de référence aux gens et aux choses, aux autres voire à nous-mêmes, il est clair que notre positionnement, notre prononciation, notre sentence ne saurait prendre l’allure d’un jugement sans appel ; ne saurait se faire autrement que selon les modalités du point de vue. Suite à ces propos d’ouverture, est-il encore besoin de dire que c’est en toute modestie que ces scansions sont livrées au vent.
I.-
Pour débuter, il y a le féminisme militant qui se décline en plusieurs variantes dont la plus tapageuse, par ces temps d’élections, est le féminisme maniéré des femmes qui veulent être là - fòk fanm yo la. Là où ? Nul ne sait... pour faire quoi ? On le sait encore moins. Sauf qu’on les voit militer pour être partout. Elles réclament l’omniprésence des femmes. Partout des femmes pour participer à la gestion des gens et des choses que l’on croit incapables de se gérer eux-mêmes. Accéder au secret des dieux du pouvoir et, par là , devenir soi-même déesses de l’Olympe contemplant en deçà les pauvrettes et les pauvrets. Mieux : c’est le féminisme onto théologique qui voudrait que l’ « on donne le monde aux femmes »... comme si le monde et tout ce qu’il renferme - tous les gens et les choses qui en font partie - pouvaient faire l’objet d’un don, comme à l’occasion du récit biblique de la genèse du monde. C’est le féminisme de celles qui veulent se voir logées à la même enseigne que les bourreaux. Elles voudraient pouvoir s’asseoir à la même table manger la soupe, déguster le caviar en planifiant la vie des pauvres. De même qu’il y a des hommes supérieurs, il doit être clair pour tous et toutes qu’il y a aussi des femmes supérieures. Entre gens supérieurs, il y a toujours moyens de s’assembler. Allons à l’assemblée... Elles, c’est la crème des femmes. Le haut Etat major de la gent féminine qui, à ce titre, doit avoir sa place à côté de la crème des hommes. La logique (tout à fait incompréhensible je l’admets) c’est que pour mieux contester le système, il faut le faire de l’intérieur et pour cela mieux s’y installer. Discours direct : « Il est inconcevable que les femmes ouvrières soient surexploitées par des patrons. Pour rétablir la situation, nous devons exiger en tant que femme qu’il y ait, dans la société macho qui favorise l’investissement mâle, plus de femmes-entrepreneures en clair, plus de patronnes. Le courage et la plus-value des femmes pauvres doivent cesser de profiter aux hommes, il faut enfin qu’ils commencent à profiter directement aux riches femmes. » Non pas contester les idées de grandeur et de petitesse des hommes et des femmes mais opposer aux grands hommes, la grandeur des femmes. Montrer que certaines femmes aussi sont grandes. Nouveaux harkis (ici on dirait soubreka) du patriarcat, sous couvert de contestation, il ne s’agit pas pour elles de penser la manière dont les pouvoirs et la domination « prennent corps » mais d’aménager un lieu spécifique de pouvoir et de domination en leur nom propre. Au fond, elles ne contestent pas l’Ordre mais revendiquent - à l’intérieur de l’Ordre - les privilèges dus à leur rang de femmes « supérieures ». Au frontispice de l’Ordre inégalitaire, elles voudraient voir leurs patronymes figurer en lettres détachées : Rice, Thatcher, Magloire, Roc, Issa, Merkel etc... passons notre route incognito... laissant de côté les plus célèbres.
II.-
Il y a le féminisme doctrinal monumentale-ment caillouteux de Son Eminence même ... grand hâbleur tout terrain, grand raconteur d’anecdotes, grand docteur devant l’Eternel et grand collectionneur impénitent d’antiquités de la pensée, le Vénérabile professeur Tournesol (Les aventures de Tintin d’après Hergé). Presbyte comme pas possible. Siffleurs de serpents, il voit très bien [avec grande clarté et grande distinction] tout ce qui s’est passé là bas, très, très loin dans l’histoire. Il connaît toutes les anecdotes dans toutes les histoires anciennes. Il est très au courant des arithmétiques antiques et des problèmes passés - qu’il ne voudrait jamais dépassés - mais il est dans l’incapacité complète de prendre en compte les thématiques nouvelles tant qu’elles n’ont pas été canonisées littérairement par l’institution académique de Berlin et bénies par sa Sainteté le Pape. Il ne voit pas plus loin que dans sa tête, obnubilé qu’il est par le néant considéré comme la richesse de son monde mental. A lui seul, tout un courant. C’est que le Vénérable a de l’allure. Il sait comment s’y prendre. La formule de ce féminisme là : ne jamais critiquer ni dénoncer certaines pratiques dès lors qu’elles sont le fait de femmes. Et la technique veut que l’on essaye toujours de se faire bien voir, toujours se faire complice de l’establishment tout en entreprenant subrepticement d’y apporter sa pierre que l’on peut espérer angulaire. C’est le féminisme qui soutient que quand le pays est délabré, les hommes du pays sont délabrés mais que les femmes sont moins délabrées par le juste fait qu’elles sont des femmes. Sainte femme le vénérable ne jure que par ton nom !
III.-
Il y a le féminisme des Créateurs, des Romanciers, des Poètes etc... celui qui, en toute poésie, en toute harmonie, en toute mélodie confère à la Femme la tâche de faire renaître la vie de la nuit. Celui d’Aragon par exemple qui croit que « la Femme est l’avenir de l’Homme », celui qui connaît le malheur de ... la vie à deux, de la coopération, du vivre ensemble, avec les autres, pour soi et pour les autres ... qui sait qu’il n’y a pas d’amour heureux », pas de cohabitation heureuse mais qui, en lieu et place de la solitude sans concessions, malgré tout, choisit le difficile partenariat ... ou de Gary Victor, le féminisme de la Femme avec un grand f, « de la Femme pour qui, par fidélité, des hommes ont préféré périr sous les foudres de l’Inquisition », de la Femme indescriptible - qui résiste à l’exercice raturant de la description car « La décrire (...) c’est la réduire à la petitesse de nos femmes au quotidien ». Ce féminisme là , c’est celui de Carl Vausier [3] (écrivain à succès) ou de Pirus (porteur de charbons). Eux qui veulent trouver le salut, l’absolution dans la Femme tout en sachant qu’elle n’est ni ange ni démon. Eux qui, à l’occasion, se voudraient eux-mêmes femme. Ce féminisme là , c’est également celui de James Noà« l, de Léo Ferré, de Faubert Bolivar, de Marvin Victor ou de Jean Anouilh par exemple. On pourrait, à ce propos, tout aussi parler d’une poétique ou d’une mystique de la relation quoique Faubert Bolivar s’inscrit lui-même (au lieu d’un féminisme) dans ce qu’il préfère appeler une poétique de l’amour ou une poétique de la chair qui est par essence asexuée.
IV.-
Il y a le féminisme affairiste, petit bourgeois, des femmes qui viennent de loin, qui aspirent à parvenir au plus vite et qui par conséquent ouvrent boutiques. Envers et contre tous et toutes, elles ont juré de devenir « gran fanm ». Puisqu’elles sont convaincues qu’il y aura toujours des petites femmes dans le pays d’Ayiti, elles, elles veulent sortir du lot. Celui là - on pourrait aussi l’appeler féminisme arriviste - ne mérite certainement pas que l’on s’y éternise.
On pourrait mentionner au passage le féminisme pathologique : celui qui voudrait que la guerre soit totale pour qu’elle ne se termine que par l’anéantissement de l’adversaire mâle. C’est celui des traumatisé-e-s... qui, dans le monde de demain, ne voudraient voir que l’universel et l’uniforme féminin ... il est pathologique car il débouche sur une aporie... autant que le précédent, il ne mérite pas non plus que l’on s’y éternise.
V.-
Et puis, il y a le féminisme antisexiste [théorique et militant] des membres du « Groupe d’Etudes et de Recherches sur les Identités liées aux Genres en Haïti ». Féminisme antisexiste dans la mesure où l’anti sexisme n’est pas un anti féminisme au sens primaire. Même s’il s’agit, par ailleurs, d’un humanisme donc d’un anti féminisme théorique. Ici, la perspective est libertaire, anti autoritaire et émancipatrice. Elle ne fige pas les gens dans des déterminations originelles supposément naturelles. Aux gens, la liberté de choisir ... mais choisir c’est surtout savoir ce que l’on choisit. Ou mieux choisir en connaissance au moins de cause sinon en connaissance de cause et d’effets. Il y a des choix expérimentaux. Auquel cas le choix a une valeur probatoire, démonstrative. Justement dans ce cas, le choix est toujours expérimental jamais final. Et va pour toutes les subjectivations hybrides, tous les travestissements, imprévus par l’Ordre. Va pour les formes bizarres, les hylès queers : transgenres, transexuels, travestis et autres inclassables. Cette personne que tu vois là et que l’on croit une femme n’en est pas une. Il en est de même de celle-ci qui est tenu pour un homme. Très loin de l’être !!! Il n’y a plus ni juif ni grec, ni homme ni femme. Et nous voici en plein monde du « Chaos », le monde ouvert de toutes les possibilités, de toutes les potentialités. Et voici l’ordre et ses agents désarmés. Vive la vie !!! Comme on peut le voir, la cible de ce féminisme là , c’est l’Ordre. L’Ordre dans tous ses états, avec toutes ses impostures. L’Ordre et ses agents de quelques horizons d’où ils émergent. Pour ce féminisme, autant que l’homme, la femme n’existe pas. Ils ne sont que des constructions - des fictions - sociales élaborées par l’Ordre et ses agents, implémentées afin de faciliter sa reproduction. Il s’agit de sortir de ces nomenclatures binaires (faussement antagoniques) qui ont pour but de favoriser la pérennité de l’Ordre. Pour cela, identifier les foyers névralgiques où le tout se noue et les éclater, les assauter. Les exploser et les ramener à la contingence de leur exposition.
VI.-
Mais de tous ces féminismes là , le plus cohérent et le plus conséquent, le plus consistant c’est le féminisme anonyme - qui ne se nomme pas - « silencieux », celui « du vent d’en bas », des femmes malerèz qui apportent l’Espoir. Celui qui monte des ghettos, des boucs, des lieux puants où les politiquement correctes ne peuvent rien voir. C’est le féminisme des petites marchandes, des paysannes comme Nawont, des lessiveuses, des ouvrières comme Alourdes [4], de toutes ces femmes pauvres qui, sans avoir jamais lu Kollontai, Zetkine, De Beauvoir, Guillaumin, Claude Matthieu, Wolf, Badinter, Butler, Gilligan etc... forcent le respect et l’admiration ... en brassant la vie au jour le jour, envers et contre tous et toutes ... en résistant face au système et à l’ordre qui s’arrangent pour les voir crever et face à ses supplétifs - supplétives qui voudraient les soumettre, les mettre au pas ... en essayant de dessiner, chaque jour avec dignité, à partir de leur vie « malheureuse [5] » sur le tableau noir du malheur le visage du bonheur. Le jour va venir- et il vient déjà - où ce féminisme - envers et contre toutes et tous - va tonner.
Mars 2006.
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Petite Bibliographie :
Parité politique et construction démocratique en Haïti, Les recommandations aux partis, Fanm yo la, Editions Fanm yo la, Port-au-Prince, 2004.
Le diable dans un thé à la citronnelle, Gary Victor, Editions Vents d’ailleurs, Paris, 2005.
Le cercle des époux fidèles, Gary Victor, Imprimeur II, Port-au-Prince, 2002.
Poèmes à double tranchant suivi de Seul le baiser pour muselière, James Noà« l, Editions Farandole, Port-au-Prince, 2005
Mes Corps, Kerline Devise, Editions Rivarticollection, 2005.
La culotte, Jean Anouilh, Gallimard, 2002.
La voix des Travailleurs, Mensuel révolutionnaire internationaliste édité par l’OTR, Organisation des Travailleurs Révolutionnaires, # 159, février 2006.
[1] Militant, enseigne la philosophie
[2] Pendant qu’en contre partie, par une sorte de paradoxe irréductible, elles sont aujourd’hui, tout aussi impunément, battues ou violentées par des femmes violentes que par des hommes violents.
[3] Gary Victor, Le Cercle des Epoux fidèles, Imprimeur II ... Du même auteur également, Le diable dans un thé à la citronnelle
[4] Voir le récit poignant de la vie [et du décès] d’une femme de 44 ans, « tour à tour ouvrière et petite marchande », qui a passé 26 ans de dur labeur sur la zone industrielle (Antillan Canning SA) pour enfin mourir dans l’anonymat, la honte et la misère crasseuse le 1er février 2006. Alourdes est passée de survie à Trépas, La voix des Travailleurs, No 159, février 2006, pp. 10-11.
[5] Dans la sagesse populaire vaudoue haïtienne, il y a une chanson qui tente une réappropriation positive du malheur. Elle dit que le malheur n’est pas un défaut. Waya waya malere pa defo.