Par Yanick Guiteau Dandin et Tony Cantave
Soumis à AlterPresse le 7 mars 2006
Nous, signataires de la présente, dès 1996, avions commencé à travailler systématiquement sur le dossier de la décentralisation, dans notre lutte constante pour l’instauration de la démocratie participative en Haïti comme le prescrit la Constitution de 1987. Nous nous sommes opposé/es, d’une part, au vote par la 46ème législature de ce que nous appelions à l’époque « yon bout lwa », la loi du 28 mars 1996 Portant sur « Organisation de la Collectivité Territoriale de Section Communale », en contestant beaucoup d’éléments de ce texte juridique, qui, pour nous, n’allaient aucunement favoriser la réalisation du projet constitutionnel de décentralisation et l’établissement de cette démocratie participative, comme l’histoire l’a prouvé de cette date à nos jours. Nous avions entamé depuis lors tout un travail de sensibilisation dans la société sur la question de la décentralisation en publiant plusieurs écrits y relatifs [1]. D’autre part, nous avions déposé également un document de contre-proposition sur la façon d’initier les travaux à la Chambre pour l’instauration d’une réelle décentralisation. En effet, aucune loi-cadre sur la décentralisation n’a été envisagée avant la publication de cette loi spécifique portant sur une catégorie de Collectivité Territoriale : la Section Communale et sur un des aspects juridiques de cette Collectivité : son organisation.
Aujourd’hui, soit dix (10) ans après, nous lançons un nouveau cri d’alarme à tous les secteurs organisés de la société, à tout citoyen conséquent et à toute citoyenne conséquente pour arrêter la machine infernale de production de décrets mise en marche par ce gouvernement provisoire, de facto mitigé et qui ne s’arrêtera que le 7 février 2006, comme l’a déclaré M. Gérard Latortue.
Nous espérons ne pas prêcher dans le désert comme en 1996 où il y avait très peu d’intellectuels/es ou de militants/es à comprendre l’enjeu de la question de la décentralisation, voire à s’y intéresser
Pendant que l’attention est détournée sur une organisation sans fin des élections, peu de regards sont tournés sur les actes posés par ce gouvernement provisoire, qui a engagé l’avenir du pays par la signature de contrats avec des compagnies étrangères, liquidant notre patrimoine culturel et par l’élaboration d’une série de décrets visant à consolider un Etat moribond et empêcher en quelque sorte la construction d’un autre Etat dans l’esprit d’une re-fondation de la nation, unique porte de sortie à la crise structurelle actuelle.
Le gouvernement Alexandre-Latortue pitoyablement échoué. Il a raté totalement sa mission qui était de conduire à terme une transition démocratique par l’organisation d’élections crédibles et démocratiques, une lutte efficace contre l’impunité et la mise à mort du banditisme organisé, la relance de la croissance économique. Tout le monde peut relever les indices de cet échec : l’insécurité croissante, le désarmement non réalisé, la corruption qui suit son cours, l’impunité patente, l’incapacité d’organiser des élections fiables, et le fiasco du programme du CCI (Cadre de Coopération Intérimaire).
Mais ce qui n’est pas perceptible par tout un chacun dans le bilan de ce gouvernement provisoire dont le mandat est échu depuis le 31 décembre 2005, c’est cette pléiade de décrets promulgués en catimini ou qui sont à l’étude au Conseil des Ministres, à l’insu de tous les secteurs organisés de la société civile et de la population en général, en dehors de toute politique générale connue, et souvent avec des articles contradictoires à des prescrits de la constitution de 1987. Et c’est sur ce corpus de décrets qu’il compte se donner un satisfecit.
A- Décrets déjà promulgués
Concernant l’Administration Publique :
Décret portant organisation de l’administration centrale de l’Etat
Décret portant révision du statut général de la fonction publique
(Pour aller plus vite, vraisemblablement, le Premier Ministre Gérard Latortue a signé personnellement pour 3 Ministres et un (1) Ministre a signé pour deux (2) autres Ministres dans ce dernier décret)
Concernant l’économie :
Décret sur impôt sur le revenu
Arrêté portant règlement général de la Comptabilité Publique
Concernant l’environnement :
Décret sur la gestion de l’environnement
Concernant la condition féminine :
Décret modifiant certaines dispositions du Code Pénal relatives à :
la paternité et la filiation
le plaçage
la dépénalisation partielle de l’avortement
les agressions sexuelles
B- Avant-Projets de Décrets à l’étude
A la fin de 2005, plusieurs autres décrets étaient déjà soumis et/ou devaient l’être pour promulgation avant le 7 février 2006, en même temps que tous les textes d’une nouvelle loi organique des différents Ministères étaient sollicités des titulaires de ces derniers par l’Exécutif !
Concernant le Pouvoir Exécutif :
Avant-Projet de Décret portant organisation et fonctionnement des services centraux de la Présidence
Avant-Projet de Décret portant organisation et fonctionnement des services centraux de la Primature
Concernant la Décentralisation :
Premier module
Les principes de fonctionnement et d’organisation des Collectivités Territoriales haïtiennes
Deuxième module
Projet de décret sur la fonction publique territoriale haïtienne
Avant-projet de décret sur l’organisation et le fonctionnement des communes
Troisième module
Décret sur l’Organisation et le fonctionnement des Sections Communales
Concernant le Pouvoir Judiciaire :
Projet de Décret créant le Conseil Supérieur du pouvoir judiciaire
Projet de Décret sur la détention préventive
Décret sur l’Ecole de la Magistrature
Concernant les Institutions Indépendantes :
Projet de décret portant Organisation et fonctionnement de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA)
Ce sont là les Décrets et Avant-Projets de Décrets dont nous avons eu écho, mais qui sait s’il n’y en a d’autres...
Il est bien évident que la population féminine du pays peut bien se réjouir de ces conquêtes juridiques conduites par les militantes féministes après étude et consultation menées depuis l’existence de la 46ème Législature ; certes, les écologistes peuvent également applaudir l’élaboration d’un Décret sur la gestion de l’environnement ; de même, certains contribuables peuvent aussi jubiler avec la promulgation du Décret portant su l’impôt sur le revenu. Mais, ce qu’il faut comprendre, par-delà les petites conquêtes ponctuelles, c’est que ces décisions qui se prennent à coup de décrets marquent fondamentalement une régression par rapport au mouvement revendicatif du peuple haïtien pour la participation qui a conduit à ce que contient de plus positif la Constitution de 1987 : la préoccupation de faire participer la population à toutes les grandes décisions nationales, au lieu de la traditionnelle tendance d’une minorité à décider pour tout un peuple.
Ainsi donc, accepter ces conquêtes ponctuelles c’est aussi accepter le principe de légiférer par décret adopté par un gouvernement provisoire à tous les niveaux et dans tous les domaines pour maquiller les défaillances structurelles de l’Etat. Alors qu’il est clair que ce qui mérite d’être réalisé dans ce pays c’est un changement global, profond, avec la participation de toutes et de tous.
Cette démarche de diriger un pays par décrets constitue l’apanage de toutes les dictatures. Pratique courante sous le gouvernement des Duvalier, reprise par le gouvernement d’Aristide, c’est aussi l’approche consacrée par le gouvernement provisoire Alexandre/Latortue, sans que personne ne s’en rende compte, sans que quiconque ne proteste. La quête de satisfaction personnelle du Premier Ministre Latortue et de pouvoir personnel du Président Alexandre semble bien être à la base de cette approche. La tentation de pouvoir personnel du « Président » est manifeste par sa volonté de retourner à la présidence de la Cour de Cassation officialisée par l’Arrêté de nomination des juges à la Cour de Cassation. Elle est encore plus évidente dans le projet de Décret sur le Conseil Supérieur du pouvoir judiciaire selon lequel, M. Boniface Alexandre, déjà Président de la Cour de Cassation (auto-consacré par l’Arrêté sus-mentionné), sera aussi Président de ce Conseil. Ces décrets semblent être conçus pour configurer un autre type de pouvoir personnel, cette fois-ci au niveau du judiciaire, étant donné que cette entreprise au niveau du pouvoir exécutif paraît plus difficile dans la conjoncture.
Ceux et celles qui encouragent l’Exécutif à accoucher ces différents textes de décret ou d’avant-projets et de projets de décrets et à concocter ce « dialogue national sous la houlette d’un chancelier-prélat », sont-ils conscients qu’ils /elles sont en train de torpiller, vicier toutes les solutions possibles à cette grave crise que traverse le pays.
Qui, dans la Société Civile organisée et sur la scène politique, va enfin provoquer ce ralliement urgent et nécessaire pour faire comprendre au grand public que cette pléiade de décrets, de commissions, cet acharnement à réaliser des élections non crédibles, ce dialogue national téléguidé, ne constitueront en rien des réponses sérieuses au drame que nous vivons ?
Tel un véhicule en panne, cet appareil d’Etat ne peut plus être réparé à coup de décrets, d’élections à l’avance contestées ou toute autre démarche commandée de l’étranger, il faut changer le véhicule inutilisable . L’incapacité du Conseil Electoral Provisoire - la onzième de la série - à réaliser des élections crédibles est indubitablement l’expression de l’effondrement de cet Etat. Il importe de façon urgente que la Société Civile dans son ensemble se réveille pour contrecarrer cette pratique de recours systématique à des décrets comme méthode de gouvernement. Ce glissement pernicieux ne fait que consolider les pratiques dictatoriales. Il est impératif de redoubler de vigilance, car l’ensemble de la société, de même que les gouvernements à venir risquent d’avoir les poings et mains liés par ces décrets promulgués en catimini.
Pour sortir de cette impasse, il faut construire un leadership politico-social capable de stimuler une dynamique interne de mobilisation sociale générale en vue de créer un environnement favorable à la création de mécanismes de participation devant permettre une définition collective de nouvelles orientations à donner à ce pays et la mise en place de structures transitoires permettant de remédier à cet effondrement de l’Etat et de déclencher une dynamique de construction d’un nouvel Etat pour récupérer notre souveraineté.
Tony Cantave, Professeur à l’Université d’Etat d’Haïti
Yanick Guiteau Dandin, Membre Kolektif Solidarite, Idantite ak Libète (KSIL)
[1] KEAEP/Mouvement Alternatif Solèy Leve : La 46ème Législature et les Collectivités Territoriales, juillet 1996
- GRIEAL : Tony Cantave, Yanick Guiteau Dandin, Alann Fils-Aimé, Kout je sou lwa 4 avril 1996 (1ère édition)
- HSI : Tony Cantave, Des principes-clès pour l’élaboration d’une loi-cadre sur les Collectivités Territoriales suivi d’une
annexe : PROJET DE LOI-CADRE voté au Sénat de la République le 11 juillet 1996, in Etat de Droit, Décentralisation,
vol. IV 1996
- « Le Nouvelliste », Tony Cantave : le Projet Constitutionnel de Décentralisation : Une co-administration et une co-gestion de
la République, # 37297, mardi 20 décembre 2005
Tony Cantave et Robert Denizé : Problématique de la décentralisation en Haïti ou Pourquoi décentraliser ?, Rencontre, No. 15, 16 décembre 2002